390sĂ©ances, 180 films : lâintĂ©gralitĂ© de la programmation a Ă©tĂ© dĂ©voilĂ©e et la billetterie est ouverte. PrĂ©sentation avec extraits, ce jeudi Ă 17 h
SĂ©rie de Steve Boyum 1 saison TerminĂ©e 1 h 25 min 12 juillet 2004Diffuseur Hallmark ChannelGenres Fantastique, Mini-sĂ©rie, Action, AventureCasting acteurs principaux Patrick Swayze, Alison Doody, Roy Marsden, John Standing, Gavin Hood, Sidede Onyulo, Ian Roberts, Nick BorainePays d'origine Ătats-Unis, Allemagne, Afrique du SudGroupe Allan QuatermainCasting complet et fiche techniqueAllan Quartermain est engagĂ© par une anglaise de bonne famille, Elizabeth Andersen, pour l'aider Ă retrouver son pĂšre, explorateur perdu en Afrique. Ce dernier a Ă©tĂ© aperçu pour la derniĂšre fois prĂšs d'un site mythique dont Allan veut percer le ma progressionS1 E1Partie 1 S1 E2Partie 2 Dernier Ă©pisode diffusĂ© S1 E2Configurer ma progression Un film TV clichĂ© Ă tendance raciste. Un dĂ©but nanardesque, des pĂ©ripĂ©ties trĂšs lĂ©gĂšrement captivantes, et une fin convenue sans aucune Ă©motion.
Cefilm se composerait de dix Ă©pisodes : Le livre des ancĂȘtres. L'arrestation. L'instruction. La poursuite. La page dĂ©chirĂ©e. L'enlĂšvement. A server turn. La pieuvre. RĂ©vĂ©lation. Le retour: Quelques mots sur Rouletabille chez les bohĂ©miens -1922: On ne trouve au sujet de ce film que quelques rĂ©sumĂ©s dont le plus complet semble ĂȘtre
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Oberland , Lac des Quatre-Cantons , Saint- GoTHARD, Lacs Italiens. . III. Bale, Le Nord de la Suisse, les Grisons 25 » 9 » 5 » 5 » II. Gruide^ DiamanĂŻ ^raa&eo Alx- les-Balns, Mar- lioz et leurs environs... 2 Biarritz 2 Boulogne, Berck, Calais, Dunkerque. 2 Bretagne 3 DauphinĂ© et Savoie . . 6 Dieppe et ie TrĂ©port Ault. â Gayeux-sur-Mer. Belgique 5 Espagne et Portugal.. 5 Hollande et bords du Rhin 5 â Le Crotoy. â Saint- ValĂ©ry-sur-Somme Environs de Paris... France /i Mont-Dore le et les eaux m i nĂ©rales d'Auvergne La Bour- boule. â ChĂąlelguyon. â Royat. â Saint-Nectaire. â Saint-Alyre 2 2 » 2 50 Italie et Sicile 6 Londres et les principales villes d'Angleterre 6 Rome et ses environs 6 ! Normandie 3 » Paris 5 » Paris, en anglais 5 » PyrĂ©nĂ©es 5 » Stations d'hiver de la MĂ©diterranĂ©e 3 50 Vichy et ses environs 2 » Vosges, Alsace et Lor- raine 5 » Suisse 4 Tyrol , BaviĂšre, Au- triche-Hongrie 6 III. G^utde^ el Gai^ĂŻe^ poui^ le^ Yopageui^^ PAR DIVERS AUTEURS Guides Besson Ăvian-les-Bains 2 Debriges E. Les Alpes du DauphinĂ©. Brochure petit in-8, avec 20 gravures » Cartes Carte de France, dressĂ©e sous la direction de M. Vivien de Saint-Martin, Ă l'Ă©chelle de 1/1,250,000, indiquant le relief du sol, les voies de communication, les chemins de fer, les routes et canaux, les divisions administratives, etc., 4 feuilles gravĂ©es sur cuivre 15 La mĂȘme, collĂ©e sur toile et pliĂ©e dans un Ă©tui. . 20 Carte des environs de Paris 3 Carte des environs de Paris est. 1 Carte des environs de Paris ouest. 1 Carte des environs de Rouen 2 Carte de la forĂȘt de Fontainebleau. 2 Carte des plages de Normandie, de Cabourg Ă Yport 3 Ces 6 derniĂšres cartes ont extraites de la Carte de France au 1,100,000 dressĂ©e par le service vicinal, sous la direction de M. Antlioine, IngĂ©nieur. Eliot sont mises eu vente collĂ©es ou cartonnĂ©es. 50 ; Carte de l'AlgĂ©rie, dressĂ©e Ă l'Ă©chelle de 1/1 ,000,000 par le commandant Niox, d'aprĂšs les documents publiĂ©s par le Ministre de la Guerre, et des travaux inĂ©dits. 1 feuille 2 Carte des PyrĂ©nĂ©es centrales, avec les grands massifs du versant espagnol, par Fr. Schrader. 3 feuilles sont en vente , au prix de 3 francs chacune, cartonnĂ©e Feuille 2. â Posets â Monts-Maudits. â 3. â Val d'Aran. â 5. â Cotiella â Tnrbon. Carte de la Suisse, dressĂ©e par M. Vivien de Saint-Martin, donnant l'altitude des prin- cipaux passages et sommets. CartonnĂ©e 6 Carte de la presqu'Ăźle des Balkans. 1 feuille 1 Carte de la Syrie, dressĂ©e sous la direction de MM. E. Rey et Ghauvet, par M. Tiiuillier, dessinateur-gĂ©ographe, 2 feuilles collĂ©es sur toile, se vendant sĂ©parĂ©ment, chacune 10 I. Carte du nord d» la Syrie E. Rey; ^ feuille de 9^ cent, de hauteur sur 64 cent, de largeur. II. Carte de la PaleĂȘtine et du Liban E. Rey et Chauvet; comprenant en outre les rĂ©gions situĂ©es Ă l'est de l'Anti-Llban, du Jourdain et de la mer Morte. \ feuille de dehauteur surTĂŽo. delarg. ^ ft> ISIlyv©ll[l© ©art© d© Fran©© Au 1/100,000, dressĂ©e par le Service vicinal Par ordre du Ministre de l'IntĂ©rieur Celle carie formera environ 600 feuilles de 28 centimĂštres sur 38. Un tableau d'assemblage, tenu graluilement Ă la disposilion de ceux _qui en feront la demande, indique l'Ă©tal acluel d'avancement ds la carte. 331 feuilles sont publiĂ©es au mois dç juin 1888. â Chaque feuille , imprimĂ©e en 5 couleurs, se vend isolĂ©ment 75 centimes, ou pliĂ©e dans un emboĂźtage, 1 franc. g;^$^!' SupplĂ©ment Ă la REVUE DES DEUX MONDES. â I"-" Juillet 1888. WsSk^© % i^lsĂ©s'i Paris illustrĂ© 15 » Environs de Paris " 50 j On vend sĂ©parĂ©ment ^ niisEAU DE i.'ouEST, 3 fr. ; rĂ©seau DU NOBD , 3 l'r. ; rĂ©seau de 2 fl'. ," RĂSEAU DE l'est. 1 IV. M RĂSEAU d' 1 iV. 50. Jura et Alpes françaises, l-l » On vend sĂ©parĂ©ment SAVOIE, 7 fr. 50; daupiiinĂ© et 7 fr. 50. Franche-ComtĂ©, Jura 7 50 Provence 7 50 Corse 5 » Auvergne et Centre 7 50 La Loire 7 50 De la Loire Ă la Gironde. 7 50 PyrĂ©nĂ©es.. 1- » Gascogne ei Languedoc. 7 50 CĂ©vennes 7 50 Bretagne "50 Normandie 7 .50 On rend sĂ©parĂ©nK'nt partie du havre au trĂ©poiit, lIVE DROITE DE SEINE. 5 fr. â 2" partie DE IIONFLEUR AU MO\T- , RIVE CAUCIIE UE SEINE, 5 fr. Nord 9 » Champagne et Ardennes 7 50 Vosges 7 50 Guides diveks France, par Rien ^nn sous presse De Paris Ă Lyon 5 » De LyonĂ ia MĂ©diterranĂ©e 5 » DeParisĂ iaMĂ©diterranĂ©e 9 » De Paris Ă Bordeaux A 50 AlgĂ©rie, TunisiOfiTanger 12 » A 50 c. Angers. âArles. â Avignon.â Blois. â Caen. â Cannes. â Chartres. â GĂ©rardmer. â Iles anglaises. â Le Havre. â Le Mans. â Menton. â Nancy. â Nantes. â Nice. â Nimes. â PlombiĂšres. â Reims. â Rouen. â Saint- Malo-Dinard. â Tours. â Vichy. MoNOGiĂźAPiiiics A 1 fr. Arcachon. â Bordeaux. â Lyon. â Marseille. â La Haye- SchĂ©veningue. â Trouville. 1888. â Librairie Haehelle el C.'". loulevarl Suinl-Cleriuain, 79, Paris. LA TRESSE BLONDE PREMIERE PARTIE . . . Ici commençait le premier fragment des mĂ©moires du professeur Victor Rameau I. Ce fut le 26 dĂ©cembre 1865, le lendemain du jour de NoĂ«l, que je donnai lecture, Ă l'AcadĂ©mie de mĂ©decine, de mon Essai sur les simulations de la double-vue chez les anciens et chez les mo- dernes. De ce travail, je ne veux rien dire, sinon que je le croyais des- tinĂ© Ă procurer quelque rĂ©putation Ă son auteur et un peu de gloire Ă mon pays. Je ne fus point déçu dans mon espĂ©rance, et mes doctes saillies amusĂšrent l'illustre assemblĂ©e, tout en l'Ă©difiant. DĂšs les premiĂšres phrases, je me sentis comme enveloppĂ© par les sym- pathies de mes auditeurs. BientĂŽt ma dissertation explicative sur les fureurs sacrĂ©es des prophĂštes d'IsraĂ«l, les ravissemens d'un saint François d'Assise et les neuf degrĂ©s ascendans vers l'amour sĂ©ra- phique, me valut des murmures flatteurs, suivis du plus profond si- lence. Mais quand j'en arrivai Ă mes conclusions, mon succĂšs, j'ose 6 REVUE DES DEUX MONDES. l'affirmer, devint un vĂ©ritable triomphe. A peine eus-je, en souriant, prononcĂ© les mots de magnĂ©tisme animal, » que de petits ricane- mens moqueurs firent aussitĂŽt chorus Ă mes Ă©pigrammes ; et les Bieti, trĂšs bien rĂ©sonnaient dans la salle, tandis que je rĂ©prouvais les farces criminelles » d'un Mesmer, et dĂ©plorais les candides rĂȘveries » d'un Faria ou d'un PuysĂ©gur. Enfin, lorsque dans ma pĂ©roraison j'en vins Ă rĂ©clamer de M. le prĂ©fet de police une mise en surveillance effective, continue, sĂ©vĂšre et moralisante de tous les magnĂ©tiseurs, fascinateurs, hypniĂątres, mĂ©diums et autres char- latans, d'unanimes bravos me prouvĂšrent que la conscience de l'Aca- dĂ©mie parlait, en ce jour, Ă l'unisson de la mienne. C'Ă©tait pour moi une fort belle victoire. La tĂȘte en feu, mais le cĆur Ă©panoui, je quittai la salle de la rue des Saints-PĂšres et, des- cendant vers les quais, je me mis Ă marcher au hasard j'avais besoin de rafraĂźchir la fiĂšvre de mon cerveau. La nuit tombait, une nuit de dĂ©cembre neigeuse, et sous les morsures de la bise, les passans fuyaient, s'enfonçant dans le brouillard. Parvenu aux premiĂšres maisons de la rue du Bac, je m'arrĂȘtai devant la boutique d'un petit libraire et j'entrai pour lire les journaux du soir. Une seule gazette Ă©tait dĂ©jĂ en vente une feuille lĂ©gitimiste, disparue depuis, le CroisĂ©, trĂšs royaliste, trĂšs catholique, mĂȘme quelque peu littĂ©raire. Je l'achetai... Peut-ĂȘtre faisait-elle mention de la sĂ©ance acadĂ©mique; peut-ĂȘtre aussi de mon humble per- sonne?.. Non, rien encore! Des articles banals sur les menus Ă©vĂ©nemens da jour; quelques injures rĂ©troactives Ă l'adresse du hideux Voltaire ; l'analyse raisonnĂ©e des derniers miracles accom- plis par la soutane du curĂ© d'Ars,.. mais de l'AcadĂ©mie de mĂ©de- cine, du magnĂ©tisme animal » et de son adversaire M. Victor Rameau, il n'Ă©tait aucunement question. J'allais froisser et rejeter au loin cette prose insipide, quand tout Ă coup je tressaillis mes yeux venaient d'apercevoir la note suivante Une douloureuse nouvelle. â Nous apprenons la mort de M. Claude-Charles Le Erigent, marquis de MaurĂ©ac, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant-gĂ©nĂ©ral des armĂ©es du roi, ancien colonel aux armĂ©es catholiques de Bretagne et d'Anjou, etc., dĂ©cĂ©dĂ© en son hĂŽtel de la rue Saint-Dominique, aprĂšs une longue et cruelle maladie. Tous ceux qui ont conservĂ© dans leur Ăąme le culte sacrĂ© de l'honneur voudront rendre les devoirs suprĂȘmes Ă ce vaillant, qui fut jadis un champion de son Dieu et un chevalier de son roi. HĂ©las ! les hĂ©ros de cette taille se font rares... Dieu nous aide! » Je connaissais un peu M. le marquis de MaurĂ©ac, ayant Ă©tĂ© au collĂšge le camarade de son fils, devenu l'un de mes plus chers amis. C'Ă©tait un grand vieillard octogĂ©naire, de tournure hautaine. lA TRESSE BLONDE. 7 au visage superbe encore ; l'hĂ©ritier d'une antique famille du par- lement de Bretagne, â bonne noblesse, mais de robe. Durant plu- sieurs gĂ©nĂ©rations, les Prigent de MaurĂ©ac avaient occupĂ©, de par la paulctte, une des quatre charges de prĂ©sident aux enquĂȘtes, presque toujours ordonnĂ©s pour tenir la Tournelle, » â honneur redoutable que justifiaient d'ailleurs des travaux successifs sur les Ă©dits criminels, par suite une connaissance hĂ©rĂ©ditaire des Ăąmes scĂ©lĂ©rates et une pratique familiale de la question selon l'usage de Rennes, » c'est-Ă -dire de la torture par brĂčlement des pieds et des jambes. demeurant, des robins. Mais lui, M. Charles de MaurĂ©ac, avait Ă©tĂ© un soldat, soldat glorieux ; et l'on pouvait dire que la fortune de sa maison Ă©tait l'Ćuvre mĂȘme de son Ă©pĂ©e. Royaliste ardent, il s'Ă©tait battu ferme et dur pour son prince et pour son Dieu pendant l'Ă©migration, surtout aux derniers jours de l'empire. Le gouvernement de la restauration l'avait comblĂ© de ses faveurs. Reconnu colonel en 1815, il devenait bientĂŽt aprĂšs marĂ©- chal de camp et lieutenant aux gardes-du-corps. Bien vu de M"^ la duchesse d'AngoulĂȘme, choyĂ© par Monsieur, frĂšre du roi, il s'Ă©tait alors mĂȘlĂ© activement Ă toutes les petites conspirations du pavillon de Marsan contre le ChĂąteau, tenant le duc Decazes pour un sans- culotte, et traitant volontiers Louis XVIII de premier jacobin du royaume. » Aussi l'avĂšnement de Charles X avait-il fait coup sur coup de cet homme si bien pensant un lieutenant-gĂ©nĂ©ral et un marquis. Entre deux faveurs, M. de MaurĂ©ac s'Ă©tait mariĂ©, et mariĂ© fort noblement. Il avait reçu sa femme des mains de M^'' de QuĂ©len lui-mĂȘme une jeune personne trĂšs douce, trĂšs pieuse, un peu su- jette aux extases, trĂšs riche aussi. Soldat de la France, c'est-Ă - dire soldat de Dieu, s'Ă©tait Ă©criĂ© le prĂ©lat en donnant la bĂ©nĂ©diction nuptiale, la main de Celui qui rĂ©compense est Ă©tendue sur vous ! L'Ăternel dĂ©jĂ contemple avec amour toute une lignĂ©e de preux Ă naĂźtre ; car les mĂ©rites du pĂšre le suivent jusque dans ses enfans. » Un jour pourtant le malheur s'Ă©tait brusquement abattu sur cet heureux de la terre. Jeune encore, le lieutenant- gĂ©nĂ©ral de MaurĂ©ac avait Ă©tĂ© frappĂ© d'apoplexie subite, en pleiri bal, un soir de NoĂ«l, et il n'avait recouvrĂ© connaissance que paralysĂ© pour jan>ais. BientĂŽt la mort entrait dans sa maison, et pen- dant vingt ans elle avait sĂ©vi sans pitiĂ©. Tour Ă tour le marquis dut prendre le deuil de sa femme, d'une jeune fille et de deux fils, tuĂ©s dans les rangs des carlistes, Ă la mĂȘme heure, dans le mĂȘme combat. La fm de ces jeunes gens, capitaines aux guĂ©rillas de Cabrera, avait Ă©tĂ© lamentable surpris avec leurs partisans par les troupes de Marie-Christine, ils avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s vifs dans une chapelle oĂč ils s'Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. Aujourd'hui, de toute la superbe lignĂ©e prĂ©dite, il ne restait debout que le dernier enfant, officier de 8 REVUE DES DEUX MONDES. marine, en ce moment bien loin de France, au milieu des riziĂšres de la Cochinchine, dans les fanges empestĂ©es du MĂ©kong, â mon cher ami RenĂ© de MaurĂ©ac, une Ăąme douce, faible et belle dans le corps maladif d'un nĂ©vrosĂ©, rongĂ© par l'anĂ©mie, Ă©puisĂ© par ses longues croisiĂšres au pays du soleil, de la fiĂšvre et du dĂ©lire... HĂ©las! combien de temps avait-il encore Ă vivre, celui-lĂ ! Et tandis que la mort emplissait de funĂ©railles cette maison de MaurĂ©ac, la frappant sans merci dans ses plus chĂšres espĂ©rances, elle semblait, comme Ă plaisir, en Ă©pargner le chef. Le marquis avait pu atteindre sa quatre-vingt-sixiĂšme annĂ©e, â plus de cinq fois ce grand espace d'existence humaine » dont parle Tacite; mais depuis bien longtemps, vieillard attardĂ© dans la vie, M. de MaurĂ©ac n'Ă©tait qu'un lamentable cadavre. ParalysĂ© mainte- nant de tous ses membres, incapable du moindre mouvement, ayant perdu jusqu'Ă l'usage de la parole, il n'avait plus de vivant en lui que la pensĂ©e. Et cette pensĂ©e s'Ă©chappait de ce corps inerte par deux yeux noirs, qui brillaient, tantĂŽt dĂ©solĂ©s et mouillĂ©s de larmes, tantĂŽt sinistres et chargĂ©s de haine il y avait du dĂ©sespoir et aussi du blasphĂšme dans ce regard... En vĂ©ritĂ©, qu'Ă©tait-il donc tombĂ© de cette main Ă©tendue sur le soldat de la France et de Dieu? » Mes relations intimes avec RenĂ© m'imposaient un devoir de politesse. Je me dirigeai vers l'hĂŽtel de MaurĂ©ac pour inscrire mon nom chez le concierge. Or, pendant que je m'acheminais vers la rue Saint-Dominique, les souvenirs du passĂ© se levaient en foule devant moi. Je revoyais nettement le vieux marquis; je me rappelai tous les dĂ©tails de ma prĂ©sentation Ă cet Ă©trange malade. Ce soir-lĂ , un soir d'hiver, j'avais dĂźnĂ© Ă l'hĂŽtel de MaurĂ©ac en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec RenĂ©. Durant tout le repas, mon ami ne m'avait parlĂ© que de son pĂšre; et avec quelle respectueuse tendresse! Quel en- thousiasme dans sa voix, tandis qu'il me racontait la vie passĂ©e de l'ancien chef de partisans, les audaces de ses prouesses et les tĂ©mĂ©ritĂ©s de ses coups de main! Le dĂźner achevĂ©, il m'avait in- troduit dans la chambre du malade, et pour la premiĂšre fois je m'Ă©tais trouvĂ© en prĂ©sence du glorieux soldat. J'aperçus un vieil- lard affaissĂ© dans un fauteuil, tout blĂȘme, tout chenu, tout cassĂ©, et qui, de ses yeux mornes, regardait fixement les tisons flambant dans la cheminĂ©e. PrĂšs de lui, un domestique sommeillait sur une chaise. â Mon pĂšre, dit RenĂ©, je vous prĂ©sente M. Victor Rameau, cet ami de collĂšge dont je vous ai parlĂ© bien souvent. M. de MaurĂ©ac leva son regard sur moi^ m'examina et me sourit avec une bienveillance un peu hautaine. Pendant ce temps, RenĂ©, allant et venant, avait ouvert un journal posĂ© sur la table et encore pliĂ© dans sa bande. LA TRESSE BLONDE. 9 â Oh ! cher pĂšre, fit-il tout Ă coup, voici qui doit vous intĂ©- resser un article sur les armĂ©es de la Bretagne et du Maine, sur vos anciens compagnons d'armes et leurs hauts faits de guerre ! â Les combats des gĂ©ans ! dis-je Ă mon tour, en saluant le mar- quis. Mais la flamme de ses yeux s'Ă©tait dĂ©jĂ Ă©teinte, et le sourire de ses lĂšvres venait de se contracter en une grimace. â Victor! poursuivit RenĂ©, puisque Dieu a voulu te doter d'une voix sonore et rĂ©pandre sur toi les dons de l'Ă©loquence,., assieds- toi Ă cette table, mon ami, et fais-nous lecture de cette chronique. Il alla se placer prĂšs de son pĂšre, posant doucement ses mains sur les deux mains inertes. J'ouvris le journal et commençai de lire. L'article n'Ă©tait qu'un long dithyrambe en l'honneur de la chouan- nerie de l'an vu, une louange enthousiaste des FrottĂ© et des Gadoudal. â Bah! bah! s'Ă©cria RenĂ© en m'interrompant, gloires surfaites!.. Leur M. de FrottĂ© n'a jamais valu Sans-Pareil, et, certes, ce n'est pas Gadoudal qui eĂ»t osĂ© enlever Y Albatros!., ]N 'est-il pas vrai, mon pĂšre? Une plainte aiguĂ«, un cri d'oiseau de proie, lui rĂ©pondit le vieux marquis, ce paralytique clouĂ© sur son fauteuil, s'Ă©tait dressĂ© tout debout. Et il riait, d'un rire sauvage, insensĂ©, effrayant. Mais brus- quement il retomba, s'eflondrant sur lui-mĂȘme ; je le crus mort. BientĂŽt pourtant il revenait Ă la vie, pour s'ensevelir de nouveau dans le silence et contempler d'un Ćil stupide la flamme et les cen- dres de son foyer. Depuis cette soirĂ©e, j'en fis la remarque, mon ami ne m'avait plus jamais parlĂ© de son pĂšre. La porte cochĂšre de l'hĂŽtel Ă©tait entre -baillĂ©e ; j'entrai. Dans la cour, malgrĂ© les froidures de la nuit maintenant profonde, un homme se promenait nu-tĂȘte et fumant un cigare. Je m'approchai et reconnus un de mes Ă©lĂšves, le jeune docteur Cordier, qui, depuis plusieurs annĂ©es, habitait prĂšs de M. de MaurĂ©ac, mĂ©decin attachĂ© Ă sa personne. Il vint Ă moi, et, avec de grands gestes â Ah! mon cher maĂźtre, s'Ă©cria-t-il, quelle fin bizarre et quelle mort curieuse!.. C'est le retour de son fils qui l'a tuĂ©! â Gomment?.. M. RenĂ© est de retour? â Il est de retour. Hier, dans la nuit, vers une heure, comme j'allais me retirer, M. RenĂ© de MaurĂ©ac est entrĂ© subitement dans la chambre de son pĂšre. Personne ne l'attendait. Il s'est dirigĂ© vers le marquis, lui a saisi les mains et, se tenant debout, l'a regardĂ© sans prononcer une parole. Le vieillard, Ă son tour, a relevĂ© les yeux et allongĂ© la tĂȘte vers son fils. Et longtemps, trĂšs longtemps, 10 REVUE DES DEUX MONDES. ils se sont ainsi regardĂ©s, face Ă face, en silence. Tout Ă coup, de la rue, sont montĂ©s des cris et des chants ; une bande d'Ă©tudians qui faisaient rĂ©veillon passait sous nos fenĂȘtres. Alors, â oh ! cher maĂźtre, c'est incroyable et pourtant c'est absolument vrai, â alors le para- lytique a redressĂ© le front et de ses lĂšvres, muettes depuis tant d'annĂ©es, est sorti un mot NoĂ«l! » a-t-il dit. â Oui, NoĂ«ll.. mon pĂšre; NoĂ«l! » a rĂ©pliquĂ© M. RenĂ© d'une voix frĂ©missante... Et, soudain, le vieillard s'est levĂ©; il a fait trois pas en avant, et, lan- çant un Ă©clat de rire France et honneur! » a-t-il criĂ©. Puis il est retombĂ© lourdement Ă terre;., il Ă©tait mort!.. Ătrange, n'est-il pas vrai? bien Ă©trange ! â Certes!.. Et que dit, que fait M. RenĂ© de MaurĂ©ac? â Ohl vous devriez aller le voir. Il m'inquiĂšte. Depuis vingt- quatre heures, il s'est enfermĂ© prĂšs du corps de son pĂšre, refusant toute nourriture, n'ayant pris aucun repos!.. Oui, il m'inquiĂšte! ajouta le jeune M. Gordier, qui d'un geste expressif se toucha le front. J'entrai dans l'hĂŽtel, dĂ©sireux d'aller serrer la main de mon ami et de lui apporter quelques consolations. Je montai le grand esca- lier de pierre et pĂ©nĂ©trai dans le salon complĂštement obscur. A l'autre extrĂ©mitĂ© de cette piĂšce, j'entrevis une porte close sous la- quelle se rĂ©pandait une mince traĂźnĂ©e de lumiĂšre. C'Ă©tait lĂ , derriĂšre cette porte, que se trouvait la chambre du marquis. Je me dirigeai de ce cĂŽtĂ©, et j'allais frapper pour annoncer ma venue, quand je m'ar- rĂȘtai tout saisi... Quelqu'un parlait dans cette chambre; â mĂȘme, on eĂ»t dit qu'on rĂ©pondait c'Ă©tait comme un bruit de conversa- tion, un dialogue. â Non, oh! non, murmurait une voix suppliante, celle de RenĂ©,., vous vous ĂȘtes calomniĂ©, mon pĂšre!.. Par pitiĂ©, arrachez-moi ce doute,., Ă©pargnez -moi cette Ă©preuve! Je heurtai doucement aussitĂŽt la voix se tut, et un silence pro- fond se fit dans la chambre. Je frappai plus fort pas de rĂ©ponse. Je tentai d'ouvrir la porte elle rĂ©sista, fermĂ©e au verrou. Alors, trĂšs Ă©mu, j'Ă©coutai. La voix s'Ă©leva de nouveau, non plus, cette fois, sup- pliante, mais irritĂ©e et vibrant d'indignation â Oh!., oh! criait-elle,., c'est horrible, monsieur ! c'est infĂąme!., infĂąme!., oui, infĂąme! Que se passa-t-il en moi?.. J'ai honte de l'avouer; mais la peur me saisit, et, m' enfuyant du salon, je sortis Ă la hĂąte. II. Le lendemain de ce jour furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă Saint-Thomas-d'Aquin les obsĂšques du marquis de MaurĂ©ac ; cĂ©rĂ©monie fort simple et de LA TRESSE BLONDE. 11 bon goĂ»t, â un monsieur du faubourg Saint-Germain ne pouvant s'en aller vers Dieu dans le vaniteux appareil usitĂ© Ă la GhaussĂ©e- d'Ăntin. Peu de monde; mais un monde trĂšs noble, trĂšs pieux, trĂšs Ă©difiant ; mĂȘme pour donner l'absoute, un prĂ©lat Ă petit col romain, Ă©vĂȘque in partibus et camĂ©rier du pape. Aucun cortĂšge de troupes aux funĂ©railles de ce lieutenant-gĂ©nĂ©ral, â pour Ă©viter, sans doute, d'ombrager son cercueil des plis de ce drapeau trico- lore tant exĂ©crĂ© par lui et tant combattu pieuse attention d'un fils. J'Ă©tais en retard, trop longtemps retenu chez moi par le soin im- pĂ©rieux de la correction de mes Ă©preuves ; mon mĂ©moire sur les Simulations de la double-vue devait en efiet paraĂźtre, sous peu de jours, dans une de nos gazettes mĂ©dicales. Quand j'arrivai de- vant le porche de l'Ă©glise, la messe Ă©tait terminĂ©e et le convoi funĂšbre se remettait en marclie. La petite place Gribeauval regor- geait de curieux et les voitures de deuil Ă©taient dĂ©jĂ pleines. OĂč me caser? De guerre lasse, j'allais abandonner la partie et m'en retourner, dĂ©solĂ© d'ailleurs, Ă mon travail, lorsque j'entendis pro- noncer mon nom â Cher docteur!., bon monsieur Rameau!.. Ici... une place pour vous! En mĂȘme temps se montrait Ă la portiĂšre d'une voiture de deuil le visage de M. Gorentin Le Barze. J'obĂ©is Ă son invitation et montai prĂšs de lui. Je connaissais fort peu M. Gorentin Le Barze, bien qu'il m'eĂ»t appelĂ© son cher docteur » et son u bon M. Rameau. » Je le sa- vais trĂšs liĂ© avec mon camarade MaurĂ©ac et pĂšre d'une assez jolie fille, W^ Marie-ThĂ©rĂšse ; mĂȘme, RenĂ© m'avait naguĂšre fait confi- dence de certains projets de mariage doucement caressĂ©s, et j'avais cru deviner qu'un profond amour se cachait, mystĂ©rieux, au fond du cĆur de mon ami. Habitant la Bretagne, oĂč il possĂ©dait de vastes domaines, ce M. Le Barze passait pour riche Ă millions ; au reste, homme du meilleur monde et fort Ă©rudit, un peu naĂŻf cependant et sentant parfois sa province. Geltisant, voire celtomane, il s'oc- cupait d'archĂ©ologie druidique et s'abandonnait Ă la passion du dol- men et du menhir. En outre, poĂšte, poĂšte spiritualiste et chrĂ©tien. 11 m'envoyait, d'ordinaire, chacune de ses Ćuvres, profanes ou sa- crĂ©es tantĂŽt deux gros volumes, dissertation sur deux crĂąnes dĂ©- couverts sous un galgal, â un par volume, â tantĂŽt encore une petite plaquette finement reliĂ©e, vers bretons et vers français chan- tant les mĂ©rites de saint GornĂ©ly, guĂ©risseur des bĆufs et patron de la ville de Garnac. Enfin, candidat politique et membre du con- seil-gĂ©nĂ©ral de son dĂ©partement, M. Gorentin Le Barze Ă©tait un ar- dent lĂ©gitimiste, se posant volontiers en monsieur de la vieille roche, blasonnant son papier Ă lettres, et trĂšs fier de cet article Le 12 RE7UE DES DECX MONDES. qui prĂ©cĂ©dait son nom, un article disjoint et nobiliaire. Au demeu- rant, un excellent homme. Il n'Ă©tait pas seul dans la voiture. Devant lui s'Ă©tait installĂ©e une autre personne dont la figure ne m'Ă©tait pas inconnue. OĂč l'avais-je donc rencontrĂ©e dĂ©jĂ ?.. C'Ă©tait un homme d'une cinquantaine d'an- nĂ©es, de haute taille, Ă la face entiĂšrement rasĂ©e, aux yeux noirs s' enfonçant sous d'Ă©pais sourcils, aux longs cheveux grisons rejetĂ©s en arriĂšre. Une redingote de clergyman et une cravate blanche complĂ©taient l'ensemble du personnage. En me voyant monter, il s'inclina et me sourit amicalement ; je lui rendis son salut. Et nous allions lentement, sur le pavĂ© fangeux, sous la neige tombant par flocons, dans la grande rumeur affairĂ©e de la ville. A chaque tournant de rue, j'apercevais la tĂȘte du convoi, et, marchant tout seul derriĂšre le char, front nu et courbĂ© sous la douleur, le pauvre M. RenĂ© de MaurĂ©ac. Comme il me parut changĂ©! La pĂąleur de son visage et l'expression de son dĂ©sespoir me serrĂšrent le cĆur d'une immense compassion. Je le montrai du doigt Ă mon voisin, M. Le Barze. â Oui, me dit-il tristement, un modĂšle de piĂ©tĂ© filiale !.. Mais aussi, s'Ă©cria-t-il avec emphase, quelle perte pour lui, quel incom- mensurable deuil! Vous autres, messieurs de Paris, vous ignorez ce que fut en son temps, aux grands jours de nos gĂ©ans, le colonel Le Prigent de MaurĂ©ac un hĂ©ros d'HomĂšre ! Ah ! nos paysans la connaissent, son histoire, et nos landes retentissent encore du bruit de ses exploits ! On le chante toujours lĂ -bas, aux pays de Vannes et d'Auray. Sur lui que de ballades et de complaintes 1 J'ai moi-mĂȘme apportĂ© mon humble contingent Ă ces hymnes de gloire et consacrĂ© quelques vers Ă ce vaillant. L'homme assis en face de nous tira de sa poche un portefeuille, prit un crayon et se mit Ă Ă©crire. â Charles de MaurĂ©ac, poursuivit M. Le Barze, fut un preux des vieux Ăąges. A seize ans, il combat Ă Quiberon ; bientĂŽt compagnon de Cadoudal, son ami et son conseiller, il veut sa part de tous les dangers comme de toutes les gloires ; Ă trente ans, il est colonel, colonel pour le roi ; et lorsque enfin Bonaparte a lassĂ© la clĂ©mence de Dieu, dĂšs 1813, l'affaire de l'Albatros... â Ahl ah!., votre M. de MaurĂ©ac fut un chouan! interrompit d'une voix de basse- taille le personnage qui prenait des notes,., un homme de sang et de rapines ! Sa rĂ©demption sera pĂ©nible. Il aura fort besoin de nos priĂšres. â Connaissez-vous ce monsieur? me demanda Ă l'oreille mon voisin devenu tout rouge. Je hochai la tĂȘte pour rĂ©pondre non. Impassible, l'mdividu aux longs cheveux continuait d'Ă©crire. LA TRESSE BLONDE. 13 â Vous ĂȘtes journaliste? lui demandai-je... Sans doute un re- porter chargĂ© du compte-rendu de la cĂ©rĂ©monie funĂšbre? Il se mit Ă rire â Non, monsieur, non ; je ne subis pas cette Ă©preuve. Tout autre est ma mission... Oui, ma mission I dĂ©clama-t-il, s' emplissant la bouche de ce grand mot... Je tiens des archives il fit une pause, â les archives de la Mort. M, Le Barze se tourna vers moi, tout effarĂ©. Il ne comprenait pas ; moi non plus, d'ailleurs. â Oui, messieurs, ajouta l'inconnu archiviste de la Mort ! J'assiste d'ordinaire aux obsĂšques de tout trĂ©passĂ© de marque ; j'Ă©coute les jugemens rendus sur le dĂ©funt; je recueille l'Ă©loge ou le blĂąme ; j'Ă©tablis mon dossier du Bien et du Mal. Il servira plus tard Ă mes successeurs en mission pour dĂ©couvrir certaines Ăąmes perdues dans la foule des rĂ©incarnĂ©s. Il ferma son portefeuille, le remit dans sa poche, et, toujours trĂšs souriant â Ainsi donc, messieurs, nous disons feu le marquis de Mau- rĂ©ac, homme de rapines et de sang, ouvrier de guerres civiles, traĂźtre Ă son pays!.. Ehl eh! la rĂ©incarnation de la pauvre Ăąme sera dure... Peut-ĂȘtre ce beau colonel devra-t-il, quelque jour, porter le mousquet du simple soldat et tomber sous les balles du Prussien ou de l'Anglais, ses bons amis d'autrefois... Amenl Un embarras de voitures venait d'arrĂȘter le cortĂšge ; le macabre personnage ouvrit la portiĂšre, et s'Ă©lança dans la rue. â Qu'est-ce que cela ? me demanda M. Le Barze stupĂ©fait. Je haussai les Ă©paules â Paris est si plein de fous ! rĂ©pondis-je. â Un fou sinistre, cher docteur ! J'approuvai la remarque, et un profond silence s'Ă©tablit entre nous. Au cimetiĂšre, une bien autre surprise m'Ă©tait rĂ©servĂ©e M. Go- rentin Le Barze prononça un discours. Parlant au nom de la patrie bretonne, » il salua d'un adieu plein de larmes la dĂ©pouille du mar- quis de MaurĂ©ac. Un superbe morceau oratoire, ma foi, en belle prose de poĂšte ; un dithyrambe oĂč l'affliction s'exprimait savam- ment par tous les tropes connus de la rhĂ©torique. La pĂ©roraison surtout, en forme de prosopopĂ©e, remua l'auditoire Repose doucement, Ăąme bienheureuse; et nous tes amis, nous ta famille l'orateur adressa un coup d'oeil affectueux Ă RenĂ©, nous voulons vivre dans la contemplation de tes vertus; que dis-je?.. dans la certitude de ton immortalitĂ© prĂšs de Dieu!.. Oui, ta vie fut un modĂšle et ta mort un enseignement; pour m'ex- ih REVUE DES DEC! MONDESt primer comme le poĂšte, ton dernier soupir fut un soupir illustre !.. NoĂ«l!.. France et Honneur I » as- tu rĂ©pĂ©tĂ© â cri trois fois su- blime d'un soldat, d'un Français, d'un chrĂ©tien!.. France et Hon- neur I Oh! messieurs... m A ce moment, RenĂ© de MaurĂ©ac, qui, la tĂȘte courbĂ©e, immobile et muet, semblait abĂźmĂ© dans la douleur, se redressa d'un sursaut â Assez! par pitiĂ©, assez! bĂ©gaya-t-il; et, d'un geste brutal, il arracha le discours. Une pĂ©nible Ă©motion s'empara de nous tous ; on s'inclina, au plus vite, devant ce dĂ©sespoir un peu intempĂ©rant ; puis chacun s'en re- tourna, qui Ă ses affaires et qui Ă ses plaisirs. III. J'avais regagnĂ© la porte des boulevards extĂ©rieurs, quand j'en- tendis dans le brouillard des pas prĂ©cipitĂ©s; on courait aprĂšs moi. Presque aussitĂŽt, quelqu'un me touchait Ă l'Ă©paule c'Ă©tait RenĂ©. â Je te cherchais, me dit-il... Viens, j'ai Ă te parler. Un coupĂ© l'attendait ; et, vingt minutes plus tard, nous entrions dans la maison de la rue Saint-Dominique. Me prĂ©cĂ©dant alors, il monta l'escalier et s'arrĂȘta dans le salon. Un feu ardent ronflait dans la cheminĂ©e, et une lampe, allumĂ©e dĂ©jĂ , Ă©clairait de lueurs discrĂštes la vaste et sombre piĂšce. Une vĂ©ritable glaciĂšre, ce grand salon de l'hĂŽtel de MaurĂ©ac, inha- bitĂ© depuis longtemps, suintant l'humiditĂ© et tout empuanti par de fades odeurs de renfermĂ©. De style Louis XVI, il Ă©tait entiĂšrement lambrissĂ© de panneaux sculptĂ©s et peints en blanc. Les meubles qui le garnissaient dataient des premiers jours de la restauration fau- teuils et chaises en Ă©toffe de satin rouge brochĂ© d'argent, canapĂ©s " avec des appliques de cuivre dorĂ©, tabourets Ă la grecque. PrĂšs de la cheminĂ©e et sous la clartĂ© de la vieille lampe Garcel, une large table Ă tĂȘtes de sphinx Ă©tait couverte de papiers cartes de visite, lettres ou journaux. Autour du salon et suspendue le long des pan- neaux, je remarquai toute une galerie de tableaux de famille ces messieurs Le Prigent de MaurĂ©ac, prĂ©sidens aux enquĂȘtes, portant perruque Ă trois marteaux, toge Ă©carlate, hermine mouchetĂ©e, et trĂšs dignes, allongeant une main sur leur mortier de velours ga- lonnĂ© d'or. A droite de la cheminĂ©e, j'aperçus Ă©galement le portrait de la mĂšre de mon ami RenĂ©, une jeune dame de trente ans, brune, sĂšche, assez laide ; tournure insignifiante. Mais Ă gauche et lui fai- sant pendant, une toile remarquable, signĂ©e Prudhon le mar quis. Assis dans un fauteuil et vĂȘtu Ă la mode des beaux de 1815 LA TRESSE BLONDE. 15 la haute cravate de mousseline, la polonaise Ă brandebourgs, la cu- lotte gris perle et les bottes Ă la Souwarow, M. Charles de MaurĂ©ac montrait en souriant sa pĂąle et superbe figure, qu'Ă©clairaient deux grands yeux noirs. J'allai me placer devant ce portrait et le contem- plai pendant quelques instans. â Que fais-tu? me demanda RenĂ© d'une voix brusque. Viens donc, cher ami, et laisse-moi cela ! De la main il me dĂ©signa un canapĂ© prĂšs du feu et vint s'asseoir Ă cĂŽtĂ© de moi. â Victor, me dit-il aprĂšs un court silence, les journaux de ce matin sont remplis de ton nom ; je te fĂ©licite de ton succĂšs d'hier. â Mon succĂšs?.. J'avais compris cependant. â Ainsi donc, poursuivit RenĂ©, tu ne crois pas, toi, aux phĂ©no- mĂšnes de la double-vue ! â Parbleu !.. Tu liras mon mĂ©moire; on l'imprime en ce mo- ment. 11 se rapprocha de moi, et me regardant bien en face â Tu n'y crois pas, Victor?.. â Non, certes !.. J'ai formulĂ© cet adage Double-vue, charla- tanisme impudent ou dĂ©rangement cĂ©rĂ©bral I » â Et tu es sĂ»r de ce que tu avances,., absolument sĂ»r? â SĂ»r?.. Un philosophe a dit Quelle certitude ne peut ĂȘtre touchĂ©e par le doute ? 11 se leva et se mit Ă marcher avec agitation ; bientĂŽt pourtant il s'asseyait de nouveau. Il prit sur la table un paquet de lettres et de cartes et commença de les dĂ©pouiller, tout en causant â Que d'amis, bon Dieu! que d'amis! Non, jamais je ne me serais cru autant choyĂ©!.. Ah! une lettre du ministĂšre de la ma- rine! Il rompit le cachet et parcourut des yeux la missive â VoilĂ qui va bien! dit-il. On accepte ma dĂ©mission. â Ta dĂ©mission ! â Oui, mon cher. Je suis las de courir le monde ; d'ailleurs, mon sĂ©jour en France est dĂ©sormais nĂ©cessaire. â Ta dĂ©mission,., Ă ton Ăąge? â Mon Ăąge?.. Trente-cinq ans bien comptĂ©s, Victor, et j'ai la fatigue de tant de choses!.. Fatigue des vomi los-neg ras de l'Ă©qua- teur et du scorbut des pĂŽles; des danses de bayadĂšres et des bai- sers de nĂ©gresses... 11 me saisit le bras, et le serrant avec force â ... MĂȘme, lassitude des voluptĂ©s que procure l'opium I Je tressautai tout Ă©bahi 16 RETDE DES DEUX MONDES. â L'opium?.. Tu ne commets pas, je suppose, un pareil sui- cide ! RenĂ© me lĂącha le bras et reprit l'examen de sa correspondance â Ah! bon Dieu! s'Ă©cria-t-il tout Ă coup, que me veut celui- lĂ ?.. Regarde. L'objet qu'il me tendit Ă©tait un large carton glacĂ© et gaufrĂ©, pa- reil Ă une rĂ©clame de commerce contenant raison sociale, indi- cation des marchandises et adresse du marchand. Cet Ă©trange prospectus Ă©tait ainsi rĂ©digĂ© OCCULTISME. â SPIRITUALISME. â TISION DE l'iNFINI. ELIAS. CĂ©lĂšbre les mystĂšres de l'Ăternel- Maintenant ; â met en rapport l'humanitĂ© terrestre avec les Esprits et PĂ©resprits de l'Ă©ther ; â adoucit et abrĂšge les Ă©preuves ; â rĂ©vĂšle le grand secret de Vie et de Mort. O Mort dĂ©truite Ă jamais ! O Mort, oĂč est ta victoire? O Mort y oĂč est ton aiguillon? A Paris, 24, rue Rousselet, â au 3 Ă©tage. Visible chaque soir. â Eh bien! dis-je en rendant la carte; c'est le sieur Elias, un farceur trop connu! 11 a dĂ©traquĂ© bien des cervelles, et, rĂ©cem- ment encore, on a dĂ» lui administrer six mois de prison. â Que faisait-il? interrogea RenĂ©, dont l'Ćil brilla soudain. â Des jongleries dangereuses!.. Il Ă©voquait les spectres et rap- pelait sur terre les Ăąmes des trĂ©passĂ©s... Un charlatan et un mau- vais drĂŽle ! â Allons donc !.. Et il se trouvait des imbĂ©ciles pour se prĂȘter Ă un pareil jeu ? â Mon cher, feu Salomon a dit fort bien Le nombre des sots est infini... » Ce genre d'imbĂ©ciles s'appelle Million. RenĂ© saisit le prospectus, le froissa, le cassa et le jeta dans la cheminĂ©e. Le carton rebondit contre l'un des chenets et s'en alla tomber de cĂŽtĂ©, sur la cendre. â Oui, certes, un tel misĂ©rable, s'Ă©cria MaurĂ©ac, mĂ©riterait le bagne Ă perpĂ©tuitĂ© ! De nouveau, il se leva et reprit le cours de sa marche enfiĂ©vrĂ©e. Par instans il s'arrĂȘtait, et abaissait le regard vers la circulaire d'Elias qui scintillait sous les clartĂ©s de la flamme. LA TRESSE BLONDE. 17 Un domestique entra, nous apportant des journaux du soir. RenĂ© s'en empara, et les parcourut rapidement Ah! fit-il en souriant, le discours de M. Le Barze!.. prononcĂ© Ă trois heures et imprimĂ© dĂšs midi! Parlez-moi des poĂštes pour bien connaĂźtre le prix de la gloire ! Je fus un peu choquĂ© de ce ton persifleur et de cet air plaisantin Ă propos d'un aussi douloureux sujet. Quel excellent homme, M. Le Barze! rĂ©pondis-je... On m'a dit que sa fille Ă©tait charmante. TJne faible rougeur se rĂ©pandit sur le visage de RenĂ© Oui, charmante! murmura-t-il. Pauvre Marie-ThĂ©rĂšse!.. Jolie, distinguĂ©e, instruite, â charmante, en effet. Que de fois je l'ai re- vue pendant les longues insomnies de ma vie d'aventures!., et surtout, fit-il en baissant la voix, durant mes terribles nuits de Cochinchine! Absente, et toujours si prĂ©sente! â Eh bien ! que ne l'Ă©pouses-tu ? â Moi? â Oui, toi, M. RenĂ© de MaurĂ©ac... Son pĂšre dĂ©sire cette alliance, et elle aussi, je crois. â Elle aussi, je le sais. 11 se renversa tout alangui dans un fauteuil, et fermant les yeux, joignant les mains â Oh! la noble et douce compagne que j'aurais en elle! Quel beau jour serait celui de telles Ă©pousailles !.. ChĂšre bien-aimĂ©e ; je la vois dĂ©jĂ s'agenouillant Ă l'autel; je... Un craquement de la boiserie coupa net sa phrase et remplit le salon d'une plainte Ă©trange, douloureuse, toute pareille Ă un sanglot. â Quel est ce bruit? demanda RenĂ©, qui vivement redressa la tĂȘte. Je ne pus m'empĂȘcher de sourire ; â Trop de nerfs, mon pauvre ami! Ce salon est restĂ© long- temps inhabitĂ© ; la chaleur a fait dilater ses panneaux, et quelque boiserie a craquĂ©... YoilĂ tout! Un court silence suivit mon expUcation. â Oui, reprit MaurĂ©ac s'abandonnant derechef Ă ses pensĂ©es, je quitterais Paris ; je vendrais cet hĂŽtel et m'en irais dans sa chĂšre Bretagne... LĂ , fuyant le monde, bien loin de la foule imbĂ©cile, j'abriterais mon bonheur entre ses bras. Ah! le bonheur, le grand bonheur enfin trouvĂ© dans le grand oubli ! . . Pour la seconde fois, le craquement se fit entendre, plus prolongĂ© et plus lamentable encore. MaurĂ©ac se leva et courut Ă l'endroit d'oĂč venait le bruit. TOME LXXXVIII. â 1888. 2 IS REVUE DES DEUX MONDES. Je ne m'abusais pas sous l'action de la chaleur, les vieilles boise- ries du salon avaient jouĂ©. Un Ă©cartement s'Ă©tait produit Ă la jointure d'un panneau, contre la cheminĂ©e, presque sous le portrait du marquis de MaurĂ©ac. Ce panneau avait dĂ» former autreibis un pla- card; mais depuis longtemps, sans doute, il Ă©tait condamnĂ©, car je vis qu'on l'avait clouĂ© avec soin. RenĂ© sonna â Vite, un marteau et un ciseau Ă froid ! BientĂŽt il se mettait Ă la besogne, faisant sauter un Ă un les clous rongĂ©s par la rouille. Le placard s'ouvrit. RenĂ© plongea son bras dans les profondeurs de la cachette, tĂątonna un moment, et sou- dain, poussant un cri, retira un objet qu'il apporta sur la table. C'Ă©tait un mignon petit coffret, ouvrage du premier empire ; une cassette de bois d'acajou, relevĂ©e d'ornemens de cuivre dorĂ© des Amours s'enlaçant dans une guirlande de roses. La clĂ© ne se trou- vait pas Ă la serrure ; une pesĂ©e violente du ciseau arracha le cou- vercle. Alors, me penchant sur cet Ă©crin, voici ce que j'aperçus Dans la boĂźte capitonnĂ©e de satin rouge, un coussin de velours noir, et, reposant sur le coussin, une longue tresse de cheveux blonds. Lui aussi, RenĂ© de MaurĂ©ac avait vu, et il Ă©tait devenu tout pĂąle. â Dieu!., mon Dieu! balbutia-t-il avec Ă©garement... C'Ă©tait donc vrai ! Il s'empara de la tresse, la plia soigneusement et la mit dans la poche de sa redingote; puis il rejeta le coffret dans sa cachette. â C'Ă©tait donc vrai ! murmura-t-il de nouveau. 11 alla se placer en face du portrait de son pĂšre, et pendant quel- ques minutes le regarda en silence. Tout Ă coup, je le vis se diriger vers la cheminĂ©e, se courber sur les cendres et saisir une carte que la flamme n'avait pas encore consumĂ©e. â Elias,., fit-il Ă voix haute,.. rĂ©vĂšle le secret de la Vie et de la Mort. » Celte fois, il dĂ©chira le prospectus et en dispersa les morceaux dans le foyer. La pendule sonna cinq heures. â Viens, me dit-il subitement; j'ai la lĂȘte en feu,., je voudrais prendre l'air... Sortons. IV. La neige ne tombait plus, mais la bise hivernale nous mordait au visage, et nous marchions sur le pavĂ© fangeux, coupant l'humide opacitĂ© du brouillard. â OĂč allons-nous? demandai-je. LA TRESSE BLONDE. 19 â Droit devant nous,., au hasard. RenĂ© appuya son bras sur le mien, et, m'entraĂźnant, descendit la rue Saint-Dominique. Parvenu au coin de la rue Bellechasse, il parut hĂ©siter ; bientĂŽt, cependant, il tournait Ă gauche et s'enfon- çait dans la morne solitude du quartier de Babylone. Parfois il s'ar- rĂȘtai et respirait Ă pleins poumons â Oh! l'hiver, disait-il, l'Ăąpre froidure,., quelle voluptĂ© ! Quand un malheureux tel que moi s'est, pendant deux annĂ©es, tordu sous la fournaise du soleil de l'Indo-Ghine, comme il aime un ciel neigeux et une terre glacĂ©e le grand gel de dĂ©cembre ! â Un affreux climat, ces pays d'Indo-Ghine? â Atroce!.. Le jour, les insolations; la nuit, les tortures de l'in- somnie!.. Ah! l'absence de sommeil, les sinistres pensĂ©es, les regrets de ce que l'on aime, les doutes, les soupçons!.. Alors, oh! alors... Il s'arrĂȘta et, dĂ©gageant son bras â C'est ici! me dit-il. Nous nous trouvions dans une ruelle Ă©troite, bordĂ©e de hautes murailles, oĂč, de leur clartĂ© rougeĂątre, quelques rĂ©verbĂšres espacĂ©s piquaient Ă grand'peine les tĂ©nĂšbres. â Voici bien la rue Rousselet, continua MaurĂ©ac, et voilĂ le numĂ©ro 24. Pour un marin qui n'a jamais sondĂ© les profondeurs de Paris, cette petite exploration n'est pas mauvaise... Ose donc nier la double-vue ! La maison qu'il me dĂ©signait Ă©tait une bĂątisse Ă cinq Ă©tages, d'as- sez pauvre apparence. La porte en Ă©tait ouverte. â Ah çà ! m'Ă©criai-je, tu ne vas pas chez cet homme, je suppose? Sans me rĂ©pondre, MaurĂ©ac entra. Ăbahi, mĂȘme inquiet, je me consultai pendant un instant, puis j'entrai Ă mon tour. De sa loge, le concierge, un vĂ©ritable gniaf, qui ressemelait de vieilles savates, nous interpella â Que demandez-vous?.. Elias?.. Il ne vous recevra pas au- jourd'hui. RenĂ© passa outre et je le suivis. A l'extrĂ©mitĂ© d'un Ă©troit couloir s'Ă©levait, en serpentant, un escalier de bois aux marches pou- dreuses RenĂ© monta. Des Ă©tages supĂ©rieurs nous arrivait un bruit Ă©trange, toute l'harmonie discordante d'un concert oĂč le son de l'orgue se fĂ»t mariĂ© tantĂŽt Ă des chants joyeux, tantĂŽt Ă des gĂ©missemens. Parvenu au paUer de l'entresol, j'apostrophai mon compagnon â Voyons,., ce n'est pas sĂ©rieux! Tu ne fais pas visite Ă ce char- latan ! Il inclina la tĂȘte en silence. â Est-ce bien le jour d'une telle folie, RenĂ© ? 20 REVUE DES DEDX MONDES. â C'est le jour, dit-il simplement, et il continua de monter. Je m'Ă©tais arrĂȘtĂ©, hĂ©sitant Ă poursuivre l'aventure j'Ă©prouvai quelque honte. Toutefois, mon doute ne dura qu'un instant la curiositĂ© l'emportait sur mes scrupules. Moi aussi, je dĂ©sirais con- naĂźtre ce trop fameux Elias et surprendre le secret de ses impos- tures!.. Je gravis l'escalier quatre Ă quatre et rejoignis MaurĂ©ac. Au troisiĂšme Ă©tage, nous fĂźmes halte. A la clartĂ© fumeuse d'un quinquet, je vis une porte peinte en blanc sur laquelle se dĂ©- tachaient en rouge des signes hiĂ©ratiques un serpent enroulĂ© formant un omĂ©ga, et, dans cette circonfĂ©rence, l'image de l'Isis Ă©gyptienne. Une chaĂźne de fer, terminĂ©e par un petit sphinx de cuivre, Ă©tait le cordon de sonnette. RenĂ© la tira violemment aus- sitĂŽt les hymnes cessĂšrent. Il attendit quelque temps , puis derechef secoua la chaĂźne. Enfin, une clĂ© grinça dans la serrure, et l'un des battans de la porte fut timidement entre-bĂąillĂ©. La tĂȘte d'une vieille femme s'allongea vers nous, et des yeux mĂ©fians nous examinĂšrent â Que dĂ©sirez-vous, messieurs? â Elias. â 11 est absent. â Je l'attendrai, riposta MaurĂ©ac, et, poussant la vieille, il pĂ©- nĂ©tra dans l'antichambre. La femme voulut nous barrer le passage â N'entrez pas, criait-elle, le prĂȘtre cĂ©lĂšbre un mystĂšre; n'en- trez pas ! Mais au mĂȘme instant une autre voix se fit entendre â Qu'ils entrent!.. Et vous, que le bras de l'Ăternel-Mainte- nant » a conduits jusqu'ici, Ăąmes assoifĂ©es du Vrai, accourez sans crainte 1 V. Un homme venait brusquement d'apparaĂźtre, et j'avais reconnu ce personnage entrevu, le matin, aux obsĂšques du lieutenant-gĂ©- nĂ©ral c'Ă©tait Elias. Il s'inclina, mais avec une politesse un peu hautaine. â Eh quoi ! dit-il, le professeur Victor Rameau parmi nous !.. La Science daignerait-elle interroger la Foi ?. . Il salua ensuite M. de MaurĂ©ac, tout en l'observant avec uhĂš at- tention curieuse; et bientĂŽt RenĂ© dĂ©tournait les yeux, tandis qu'jilias rĂ©primait un sourire. â Vous, monsieur le marquis, lui dit-il alors, soyez aussi le bien- venu... Je vous attendais. Et il nous fit passer dans une autre salle. LA TRESSE BLONDE. 21 â Vous excuserez , messieurs , ce mĂ©chant accueil , reprit-il quand on se fut assis; mais vous m'avez surpris en plein culte. J'initiais une nĂ©ophyte Ă nos mystĂšres une pauvre Ăąme qui subit sa rĂ©incarnation douloureuse ; misĂ©rable pĂ©cheresse que je m'ef- force d'arracher au pĂ©chĂ© ! Il avait dĂ©bitĂ© ces phrases insensĂ©es avec une assurance de thau- maturge tout Ă fait risible ; il continua â D'ailleurs, ma bonne vieille servante vit dans une terreur sa- crĂ©e de la police. Elle est bien tyrannique, la police de M. Louis Bonaparte, et ses acolytes, MM. Boittelle et PiĂ©tri, me semblent d'assez pauvres philosophes. INe m'ont-ils pas jetĂ© en prison parmi les escrocs et les voleurs!.. On prĂ©tendait m'abaisser on m'a grandi. Ciim infirmor, iunc potens su?n... Saint Paul en a vu bien d'autres ! Elias fit une pause, tenant toujours son regard fixĂ© sur RenĂ© de MaurĂ©ac. â Au surplus, poursuivit-il, que m'importent leurs maisons cen- trales!.. J'ai bien Ă©tĂ© condamnĂ© Ă mort!.. Oh! ne vous effrayez pas, â condamnĂ© Ă mort pour crime politique. Vous voyez en moi un vieil insurgĂ© un de nos rĂ©voltĂ©s contre l'infamie sociale. En juin 18A8, on me ramassa, trouĂ© de balles, derriĂšre les barricades du faubourg Saint- Antoine. J'avais eu faim, messieurs, et j'espĂ©rais trouver du pain au bout de mon fusil illusion de bon jeune homme ! Ma peine fut toutefois commuĂ©e on se montra clĂ©ment. On se contenta de m' envoyer pourrir dans les silos de Lambessa; nous Ă©tions soixante dĂ©portĂ©s dans mon escouade;., plus de quarante s'en allĂšrent colo- niser le cimetiĂšre. Enfin on me gracia... Ohl comme j'ai dĂ©testĂ© alors !.. Quel fiel sur mes lĂšvres et quel venin dans mon cĆur ! Il se tut un moment; la sueur baignait son front, et sa bouche grimaçait en un rictus sauvage. Vite, cependant, il recouvra posses- sion de lui-mĂȘme, et sa voix devint trĂšs douce, toute pĂ©nĂ©trante â Mais aujourd'hui ces rages de porte-guenilles, ces haines de va-nu-pieds sont bien sorties de mon Ăąme... A prĂ©sent, je crois ; je sais maintenant ! Oui, je sais le grand mystĂšre de la vie mortelle, le secret de l'injustice apparente de Dieu, la cause premiĂšre de la pauvretĂ© comme de la fortune. Toute richesse n'est qu'une Ă©preuve; toute misĂšre qu'une expiation. Sans la loi redoutable de la faim, qui de nous voudrait subir le travail; et sans le travail, comment 1 homme pourrait-il s'Ă©lever au dessus de la brute? D'incarnation en incar- nation, l'ĂȘtre humain se purifie sous la douleur et par la souffrance ; ainsi, de creuset en creuset s'affine un mĂ©tal prĂ©cieux... Oui, oui, misĂ©rables les riches, et trop fortunĂ©s les pauvres, â car eux ils sont plus prĂšs de la libĂ©ration suprĂȘme!.. Ah! messieurs, quand brillera le jour bĂ©ni, le jour prochain du triomphe de nos idĂ©es, 22 REVDE DES DEDX MONDES. quelle harmonie, quel amour, quelle fraternitĂ© entre les hommes ! Ose donc, mauvais riche, dĂ©nier Ă Lazare sa part de ton festin, â toi qui te sais condamnĂ© Ă mendier Ă ton tour les miettes de sa table!.. En vĂ©ritĂ©, je vous le dis nous seuls pouvons guĂ©rir le grand cancer social I L'illuminĂ© se leva et se mit Ă marcher dans la salle, s'exal- tant et trĂšs convaincu. Mais, brusquement, il s'arrĂȘta devant RenĂ©, et s'adressant Ă lui â D'autres aussi, monsieur de MaurĂ©ac, doivent accourir Ă nous ceux qui soulFrent et dont, seuls, nous avons le secret de sĂ©cher les pleurs. NaguĂšre, la voix dont parle le prophĂšte se faisait entendre, lamentable le sanglot de Rachel appelant en vain ses enfans. Mais Rachel peut dĂ©sormais sourire parmi ses larmes; car ceux-lĂ qui n'Ă©taient plus sont encore I Que de mĂšres viennent ici, chaque jour, retrouver les bien-aimĂ©s qu'elles croyaient perdus, recevoir leurs baisers, frissonner sous leurs caresses!.. Et l'on nous persĂ©cute, nous, qui pouvons donner de telles consolations aux cĆurs dĂ©ses- pĂ©rĂ©s et transformer le blasphĂšme en une extase de bonheur ! . . Soudain, il interrompit son homĂ©lie mystique, et, sous le pon- tife, apparut le charlatan. Un tremblement convulsif agita son corps, sa voix devint rauque et ses yeux roulĂšrent terrifiĂ©s â Ah! Dieu, s'Ă©cria-t-il;.. qu'est donc ceci? Dieu!.. Des esprits voltigent, autour de nous... Je les sens, je les entends, je les vois... Une communication va se faire!.. Ătre formidable, qu'exiges-tu de moi? Alors chancelant et tout pareil Ă un homme ivre, Elias se dirigea vers une des portes de la chambre, en poussa les deux battans et, d'un geste théùtral, nous invitant Ă entrer â Messieurs, l'Ăternel-Maintenant commande!.. Que vos yeux fermĂ©s s'ouvrent donc Ă sa lumiĂšre!., qu'ils voient! YĂŻ. La piĂšce oĂč nous venions d'entrer Ă©tait un salon aux meubles prĂ©tentieux chaises et fauteuils de chĂȘne sculptĂ©; du vieux-neuf, de la camelote gothique. Sur la cheminĂ©e, dĂ©corĂ©e comme un autel, se dressait une statuette d'Isis, entre deux brĂ»le-parfums de style grĂ©co-directoire et d'horribles candĂ©labres Ă gaz. Ils Ă©taient allumĂ©s, et leur clartĂ© fumeuse vacillait dans la demi-obscuritĂ© de la chambre. Je me retournai Elias n'Ă©tait plus avec nous. RenĂ© de MaurĂ©ac cependant s'Ă©tait lourdement affaissĂ© dans un fauteuil. Une bizarre somnolence commençait Ă le gagner. Ses yeux, toutefois, demeuraient ouverts, et ses prunelles dilatĂ©es re- gardaient fixement devant elles. LA TRESSE BLOADE. 2j â Vois donc... lĂ -bas, contre la muraille, me dit-il tout Ă coup... Est-ce assez ridicule? Da doigt il me montrait divers tableaux dont les cadres dorĂ©s miroitaient sous le feu du gaz. J'allai voir ce qu'il m'indiquait... C'Ă©tait fort ridicule en effet. Dans ces cadres et sous verre s'Ă©talaient de nombreux textes imprimĂ©s sur vĂ©lin et quelques dessins d'une fantaisie vraiment monstrueuse. Pour la plupart, les textes avaient Ă©tĂ© empruntĂ©s Ă l'Ćuvre thĂ©ur- gique des alexandrins. Ici, le demi-chrĂ©tien OrigĂšne; lĂ , les demi- paĂŻans du nĂ©o -platonisme, un Porphyre, un Jamblique, un Proclus et autres adeptes de la MĂ©tensomatose, » â la rĂ©incarnation des ĂȘtres. Certains auteurs modernes Ă©taient citĂ©s Ă©galement Sweden- borg, M. Henri Martin, et surtout le prophĂšte Jean Reynaud, ce doux et naĂŻf rĂȘveur, un exilĂ© du ciel sur la terre. Ces divers thĂ©osophes affirmaient leur foi robuste en l'ascension progressive de la crĂ©ature animĂ©e, depuis l'informe cellule organique jusqu'Ă l'homme, vers le grand Bien, le grand Beau, le grand Vrai, le Tout infini et fini, l'Impersonnel Ă la PersonnalitĂ© radiante, le toujours PrĂ©sent dans le passĂ© et l'avenir, â vers l'Ăternel -Maintenant. Plus Ă©tranges encore Ă©taient les images qui couvraient la muraille. A cĂŽtĂ© de l'hypothĂšse, la preuve, â et quelle preuve !.. des portraits d'Ăąmes errantes et de pĂ©resprits en peine I Une notice, le plus souvent sinistre, disait le nom et la destinĂ©e de ces vagabonds de l'espace. D'abord, le dessin d'un palais oĂč tous les styles, la coupole du marabout comme la rocaille du vide-bouteilles, se mariaient en un assemblage surprenant. La main d'un mĂ©dium avait Ă©crit et signĂ© au-dessous Maison de la planĂšte Mars, habitacle d'une Ăąme heu- reuse, â Victorien S. fecit. » â A cĂŽtĂ© de son palais, l'Ăąme heu- reuse elle-mĂȘme une façon de forme humaine, revĂȘtue d'une longue robe flottante, un corps sans fm surmontĂ© d'une tĂȘte Ă©norme Ă la face glabre et aux yeux de bĆuf, un crĂąne hydrocĂ©phale Ă cri- niĂšre de poĂšte romantique. Au-dessous du portrait, cette autre lĂ©- gende Ame affranchie de la terre. PremiĂšre migration sidĂ©rale Ătape vers Dieu. V. S. vidit. » D'autres dessins donnaient les traits postmortels de certaines crĂ©atures condamnĂ©es Ă la rĂ©incarnation expiatoire ; chacune, avec son nom , portant un numĂ©ro d'ordre d'apparition. Il y avait des pĂ©cheurs, des pĂ©cheresses surtout. Parmi ceux-lĂ , nombre de gens de marque un NĂ©ron, un Louis XV, un M. de Robespierre, â NapolĂ©on 1 Sa lĂ©gende Ă©tait effroyable N° X. NapolĂ©on Bonaparte. Esprit gonflĂ© d'orgueil. Se refuse Ă subir sa rĂ©incarnation parmi les humbles. Depuis un demi-siĂšcle tournoie dans l'espace, jouet des vents et des tempĂȘtes, poussĂ© du midi au septentrion, et ramenĂ© des glaces de la BĂ©rĂ©sina aux sables 24 RKVDK DJBS DEDX MONOES, de l'Egypte. Quand, flagellĂ© par la bise, il traverse un de ses champs de bataille, chaque brin d'herbe nĂ© d'une poussiĂšre humaine se dresse contre lui et crie vers Dieu. » Les pĂ©cheresses non plus ne manquaient pas Ă la collection des reines et des favorites royales, des courtisanes et des filles de théùtre. N° XXVII. Comtesse du Barry. â L'Ă©chafaud de la place de la RĂ©volution ne l'a pas suffisamment purifiĂ©e. Se cramponnait Ă la vie et n'a pas compris la mort. Un second baptĂȘme de sang lui est nĂ©cessaire, » Enfin, au milieu d'un confus amas de draperies, j'entrevis une ignoble figure de gnome, une face de juif hirsute, au nez crochu et au menton en galoche, â apparition fantastique et grimaçante ; puis, au-dessous de l'image, ces mots l'Iscariote. â OrigĂšne a priĂ©, Swedenborg a suppliĂ© cette Ăąme elle-mĂȘme ira vers la lu- miĂšre. Le Juste n'est pas l'Implacable. » En cet instant, un lĂ©ger bruit me fit retourner la tĂȘte Elias Ă©tait devant moi. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, un bras appuyĂ© sur l'Ă©paule d'une jeune fille habillĂ©e de blanc; sans doute, l'Ăąme rĂ©incarnĂ©e, » la nĂ©ophyte qu'il initiait Ă ses mys- tĂšres au moment de notre arrivĂ©e. Elle paraissait ĂągĂ©e de vingt ans Ă peine, IrĂȘle et petite, assez mignonne, bien que franchement laide et d'une laideur vulgaire une bouche trop large et un nez de gri- sette. Mais de grands yeux noirs trĂšs brillans et d'admirables che- veux blonds donnaient, par leur contraste, une expression bizarre Ă son visage ; et ces cheveux dĂ©nouĂ©s tombaient, par larges ondu- lations, le long de ses Ă©paules. La figure de la femme Ă©tait d'ailleurs fardĂ©e de blanc, et le bord de ses paupiĂšres crayonnĂ© de bistre lui faisait un regard Ă©norme. Elle s'Ă©tait campĂ©e devant nous, sans aucun embarras, et nous dĂ©visageait effrontĂ©ment; RenĂ© surtout paraissait captiver son attention. Au dehors, l'orgue-harmonium commença de jouer en sourdine, alternant avec des voix d'en- fans ; sa mĂ©lodie nous parvenait trĂšs suave et comme lointaine. Un geste d'Elias interrompit ces chants â Voici la voyante! nous dit-il d'un ton solennel,., une voyante, messieurs, telle qu'en mon long sacerdoce je n'en ai pas ren- contrĂ©e de semblable ! Jamais aucun mĂ©dium n'Ă©gala sa puissante luciditĂ© ! TantĂŽt, elle se dĂ©double et, retraversant la mort, peut vivre Ă nouveau une de ses vies antĂ©rieures. TantĂŽt, on l'anĂ©antit tout entiĂšre. Alors, elle cesse d'ĂȘtre elle-mĂȘme ; l'esprit d'un autre vient habiter en son corps, et son Ăąme fait place Ă l'Ăąme Ă©voquĂ©e!.. Anne-Yvonne, mademoiselle Gallo, asseyez- vous ici ! Elias Ă©tendit les mains sur les Ă©paules du sujet, appuya forte- ment, et, rapprochant son visage de celui de la femme LA TRESSE BLONDE. 25 â D"ors ! lui dit-il. La femme laissa tomber son front en arriĂšre, exhalant un profond soupir elle dormait. De nouveau, l'orgue fit entendre ses harmo- nies, coupĂ©es, dĂšs les premiĂšres notes, par le magnĂ©tiseur. â La voyante est prĂȘte... Monsieur le marquis de MaurĂ©ac, que lui voulez-vous demander? Je regardai RenĂ© ; il Ă©tait fort pĂąle. La tĂȘte allongĂ©e vers la fille aux cheveux d'or, il la contemplait d'un Ćil hagard et comme fas- cinĂ©. A cet appel, il se leva, fit un pas vers le prophĂšte, s'arrĂȘta, parut hĂ©siter, et lui remit enfin un objet qu'il Ă©treignait Ă pleines mains je reconnus la tresse blonde. â Monsieur de MaurĂ©ac dĂ©sire apprendre sans doute quels ont Ă©tĂ© ces cheveux? poursuivit Elias... Il va le savoir! DĂ©ployant alors la tresse, il la promena sur le front du sujet, sur ses yeux, sur ses lĂšvres, pour la dĂ©poser et l'attacher prĂšs du cĆur. â Anne-Yvonne, fit- il d'une voix impĂ©rieuse,., il faut que tu voies!.. Je commande! Un frisson courut par les membres de la jeune fille endormie, dont la poitrine se souleva, haletante. â Vois ! ordonna de nouveau Elias ;. . je commande ! AussitĂŽt elle se dressa debout. Son visage, tout Ă l'heure d'une laideur triviale, s'Ă©tait transfigurĂ© maintenant, cette fille Ă©tait vrai- ment belle. Une joie immense, un bonheur indicible, illuminaient la vulgaritĂ© de ses traits. Sa bouche souriait avec amour, son Ćil rayonnait par longs regards de passion. Elle marcha vers M. de MaurĂ©ac, les bras ouverts, dans le ravissement d'une extase â Le bien- aimĂ©! murmura-t-elle. â Anne-Yvonne, reprit Elias, dĂ©cris-nous ce que tu vois! Une violente Ă©motion contracta la face de la somnambule; sa respiration devint plus saccadĂ©e, plus sifflante encore ; d'un geste frileux, elle ramena ses bras croisĂ©s contre sa poitrine, et toute grelottante â Quel froid et que de neige! Comme le flot dĂ©ferle, lamen- table, sur la grĂšve on croirait entendre un sanglot!.. De la riviĂšre monte une sourde rumeur le grand murmure des glaçons ; et, lĂ - bas, lĂ -bas, derriĂšre la noirceur efi"rayante du bois de sapins, le ponton battu par la vague pousse des gĂ©missemens. L'Ă©pouvantable nuit!.. HĂątons-nous; hĂątons-nous!.. Ah!., le son d'une cloche,., la cloche de NoĂ«l ! NoĂ«l ! c'est le bon et joyeux NoĂ«l aujourd'hui. Oh ! quel pĂ©chĂ© de m'enfuir ainsi loin de l'Ă©glise!.. Et le pauvre enfant qui est malade... si malade, le cher et doux petit! Oh!., oh!., oh!.. Mais non! mĂȘme avant lui, le bien-aimĂ©! Elle s'agenouilla lentement devant RenĂ© de MaurĂ©ac, et lui pre- 26 REVUE DES DEDX MONDES. nant les mains, y dĂ©posa un long et passionnĂ© baiser. Soudain elle se rejeta violemment en arriĂšre, une clameur aiguĂ« sortit de sa bouche â MisĂ©rable!.. Et, de toute sa hauteur» elle tomba sur le plancher. Alors se joua devant moi une effroyable scĂšne, un drame d'agonie et de mort. La femme se dĂ©battait comme dans une Ă©treinte, se tordait comme sous une brĂ»lure. Des larmes coulaient de ses yeux ; elle joignait des mains suppliantes ; ses harlemens sauvages emplissaient le si- lence de la nuit. Peu Ă peu cependant, les cris devinrent plus faibles et les convulsions moins rapprochĂ©es; le rĂąle s'Ă©trangla dans sa gorge; j'entendis un douloureux soupir; enfin tout cessa. â Elle est morte, dit le thaumaturge, qui se pencha sur le corps... Le marquis de MaurĂ©ac sait-il ce qu'il voulait savoir? RenĂ©, tout blĂȘme, ne jeta qu'un seul mot â Charlatan! Sous le choc de cette injure, Elias se redressa â Ainsi, dit-il froidement, vous n'avez plus rien Ă demander, puisque vous insultez maintenant? Il fit une courte pause, et, devenu trĂšs solennel â Marquis de MaurĂ©ac, un crime a dĂ» jadis ĂȘtre commis contre cette Ăąme. â Imposteur ! rĂ©pliqua RenĂ©. â Marquis de MaurĂ©ac, s'Ă©cria le prophĂšte d'une voix tonnante, sur votre blason j'ai aperçu du sang ! Un Ă©clat de rire furieux lui rĂ©pondit. Elias marcha vers RenĂ© celui-ci se leva. Allongeant la tĂȘte, les yeux hagards, la bouche ouverte, le buste projetĂ© en avant, il se mit Ă reculer pas Ă pas pas Ă pas l'autre le suivit. C'Ă©tait vraiment terrible Ă voir. On eĂ»t dit d'une bĂȘte fĂ©roce se dĂ©menant sous le regard du dompteur. Enfin, les poings du prophĂšte s'abattirent lourdement sur Mau- rĂ©ac il tomba, terrassĂ©, Ă deux genoux. Au dehors, tout se taisait plus d'orgue aux hymnes alternĂ©es; plus de voix chantant des cantiques. Elias rompit le lugubre si- lence ; il se parlait Ă lui-mĂȘme, semblant adresser quelque oraison jaculatoire Ă un ĂȘtre invisible et nĂ©anmoins planant au-dessus de nous â 0 toi, disait-il, qui voulus crĂ©er le riche pour l'Ă©preuve et le pauvre pour l'expiation,., faut-il t'obĂ©ir? Oserai-je obliger cette con- science rebelle Ă faire le bien?.. Oui, je t'entends,., tu m'ordonnes d'appliquer ta loi sainte... Je me soumets 1 Il y avait dans le discours et lĂ© geste de cet homme toute la mise en scĂšne d'un comĂ©dien; il y avait aussi tout le fanatisme d'un sec- taire. LA TRESSE BLONDE. 27 â Marquis de MaurĂ©ac, reprit-il, tes yeux ont dĂ©sirĂ© voir et ils ont vu,., ton cĆur a souhaitĂ© connaĂźtre; il doit savoir Ă prĂ©sent. â HĂ©las 1 â Ăcoute donc, cher fils, Ă©coute et comprends!.. Moa Dieu, rĂternel-Maintenant, t'a poussĂ© jusqu'ici pour te contraindre au de- voir» Un lien mystĂ©rieux t'unit dans le passĂ© des Ăąges Ă cette rĂ©in- carnĂ©e qui tout Ă l'heure se tordait expirante devant toi. Pauvre crĂ©ature, de nouveau elle court Ă sa perdition son cĆur est si dĂ©- bile, si misĂ©rable sa conscience ! Sauve-la, mon fils, en te sauvant toi-mĂȘme... Dans cette existence d'aventures et de tentations qui est la sienne, elle doit fatalement succomber prĂ©serve-la de sa chute ; donne-toi tout entier Ă cette Ćuvre de rĂ©demption. Elle est seule ici-bas sois donc sa famille, deviens son honneur. Toi et elle; elle et toi, â tant que tu vivras tes jours de passage sur la terre!.. Peut-ĂȘtre les prĂ©jugĂ©s du monde te condamneront; peut-ĂȘtre aussi te rĂ©prouvera la morale selon les hommes... Qu'importe! Mais lui, l'Ăternel-GrĂ©ateur, te sourira parce que tu auras gardĂ© pour son amour une de ses crĂ©atures. 11 saisit les mains de RenĂ©, qui tout aussitĂŽt fut agitĂ© d'un long tressaillement â Marquis de MaurĂ©ac, continua le prophĂšte, je commande!.. Tu vois cette femme, de son nom d'aujourd'hui Anne-Yvonne Gallo?.. Je veux qu'elle devienne ton Ă©preuve terrestre, comme tu dois ĂȘtre, â toi, â sa rĂ©demption ; -que tu souffres par elle, comme elle par toi!.. Tu vas la suivre pas Ă pas dans sa vie. Tu ressen- tiras pour elle toutes les dĂ©sespĂ©rances de la passion dĂ©daignĂ©e, toutes les Ăąpres tortures des dĂ©sirs inassouvis. Tu l'aimeras, tu l'aimeras, â repoussĂ© sans pitiĂ© par elle,., jusqu'au jour, mon fils, oĂč vaincu dans ton orgueil familial, mais vainqueur de cet orgueil mĂȘme, tu la choisiras pour compagne, pour Ă©pouse; oĂč devant tous, tu lui donneras ton nom! â tĂ©moignant ainsi et proclamant que Dieu l'a faite ton Ă©gale, marquis, de par les lois de l'enfantement, de la maladie et de la mort! Se courbant ensuite vers la femme toujours inanimĂ©e, il lui posa un doigt sur le front. A l'instant, celle-ci souleva la tĂȘte, puis le buste, et se mit debout, pareille Ă un automate sous le jeu d'un mouvement. â Et toi, lui dit le thaumaturge, pauvre crĂ©ature que m'adressa la pitiĂ© de mon Dieu, j'ignore si je pourrai longtemps encore veiller sur ta faiblesse ; car je ne sais point, hĂ©las ! ce que demain me prĂ©pare la malignitĂ© des hommes. Mais, dĂšs aujourd'hui, ma fille, je te veux prĂ©server de toi-mĂȘme... Tu vois celui-ci il est riche, il est noble,., il va chercher sans doute Ă t'induire en tentation tu le repousseras. Tu fuiras devant ses poursuites ; tu auras le dĂ©- 28 REVDE DES DEDX MONDES. goĂ»t de ses dĂ©sirs, la terreur de son amour. Si tes bras s'ouvrent pour lui, ce ne sera qu'en tremblant et dans la chambre nuptiale... Alors, mais seulement alors, redevenue toi-mĂȘme, tu pourras agir selon ton vouloir, ou selon ta mission. J'ai dit I Elias se tut durant quelques secondes, les observant l'un et l'autre. Et soudain la colĂšre lui empourpra la face ; une fois encore, sa voix rĂ©sonna dans le silence, mais vibrante, impĂ©rieuse, pleine d'inflexions menaçantes â Oh! j'entends, s'Ă©cria-t-il, oui, j'entends la rĂ©volte qui dĂ©jĂ gronde en vos cĆurs!.. Eh bien! je vais mater toute rĂ©bellion... Esclaves de ma volontĂ©, il faut que vous croyiez ĂȘtre libres,., que tu penses, toi, librement obĂ©ir aux impulsions de ton amour et de ta conscience; toi, aux rĂ©pulsions de ta chair et de ton honneur!.. Donc, je vous enlĂšve la mĂ©moire. Je vous dĂ©fends, â comprenez bien, â je vous dĂ©fends mĂȘme de vous souvenir de moi. . . J'exige que vous oubliiez jusqu'Ă mon nom!,. Allez, et que tout s'accomplisse! A ces mots, le bruit Ă©clatant d'un gong retentit brusquement; brusquement les lumiĂšres s'Ă©teignirent, et je demeurai plongĂ© dans une obscuritĂ© profonde. Pendant d'assez longs instans, je tĂą- tonnai dans ces tĂ©nĂšbres, cherchant une issue; en mĂȘme temps, j'ap- pelais RenĂ©, mais il ne me rĂ©pondait pas. Enfin, une porte s'ouvrit, et la vieille servante du prophĂšte se montra sur le seuil, un flam- beau Ă la main. â Le mystĂšre est terminĂ©, me dit-elle; Ă prĂ©sent, monsieur, il faut vous retirer. Je regardai autour de moi plus d'Elias, ni de voyante ; » point de MaurĂ©ac non plus. J'Ă©tais seul, absolument seul, dans la chambre. â Eh bien 1 oĂč donc est mon ami? demandai-je fort Ă©tonnĂ©. â Votre ami? rĂ©pliqua la vieille,., il est parti dĂ©jĂ . â Parti 1 â Oui, monsieur; sans doute par la porte rĂ©servĂ©e Ă l'offi- ciant. Et, du doigt, elle me dĂ©signait une tapisserie que je n'avais point aperçue et qui masquait une ouverture pratiquĂ©e dans la muraille. â HĂątez-vous ! continua la femme ; il ne doit pas ĂȘtre bien loin et vous pourrez encore le rejoindre. Je m'Ă©lançai vers l'escalier. Dans la rue, aux clartĂ©s de la neige, j'entrevis une ombre qui fuyait en courant c'Ă©tait bien RenĂ© ; il semblait poursuivre une voiture qui s'Ă©loignait rapidement. Je l'ap- pelai; mais, lui, pressa le pas, et bientĂŽt il disparaissait, s'enton- çant dans le brouillard de cette nuit de dĂ©cembre. LA TRESSE BLONDE. 29 YII. Or, la soir de ce jour, je fus le tĂ©moin, â j'allais dire le hĂ©ros, â d'une aventure, banale en elle-mĂȘme, mais qui plus tard devait m'amener Ă faire d'Ă©tranges suppositions. RentrĂ© dans mon appartement de la rue du Bac, furieux contre le sans-gĂȘne de M. RenĂ©, je trouvai, m'attendant en mon cabinet, une lettre, et, dans cette lettre, un billet de spectacle. C'Ă©tait un envoi gracieux de mon confrĂšre le docteur Lantz, mĂ©decin de cinq Ă six théùtres parisiens, spĂ©cialiste pour les maladies du larynx, la Providence de tous les sopranos ou contraltes en mal de gorge ; sa- vant un peu superficiel et bien excellent homme. Il m'adressait son propre fauteuil pour la troisiĂšme reprĂ©sentation d'une piĂšce nou- velle une BĂ©vue de fin d'annĂ©e, la grande vogue du jour, » au dire de certains journaux, â PĂ©kin Ă Paris, La soirĂ©e Ă©tait fort avancĂ©e; toutefois, Ă©nervĂ© par les funĂšbres Ă©motions de ce jour et dĂ©sireux de me distraire, je dĂźnai prompte- ment et m'habillai. J'ai, d'ailleurs, toujours aimĂ© les petites calem- bredaines dramatiques ; vaudevilles, opĂ©rettes ou parades. J'estime qu'elles fatiguent peu le cerveau et qu'elles sont la prĂ©paration d'un bon sommeil. Celle-lĂ se jouait sur une scĂšne bĂątie bien loin de mon cher faubourg Saint-Germain, aux Folies-Comiques, lĂ -bas, dans les parages turbulens du boulevard du Temple. Il Ă©tait plus de neuf heures quand j'arrivai devant la façade du théùtre brillam- ment illuminĂ©e. â DĂ©pĂȘchez-vous, me dit l'ouvreuse ; le second acte est dĂ©jĂ com- mencĂ©... Premier fauteuil, Ă gauche en entrant, prĂšs de l'or- chestre. Et la dame au bonnet rose ajouta â Vous ĂȘtes, monsieur, Ă cĂŽtĂ© des auteurs. J'allai prendre ma place, discrĂštement et sans bruit ; en effet, le deuxiĂšme acte venait de commencer. Ma longue habitude de la synthĂšse et de l'analyse me permit de reconstruire rapidement l'exposition de cette Ćuvre dramatique. Le prĂ©texte Ă flons-flons choisi par les auteurs Ă©tait notre glorieuse et rĂ©cente expĂ©dition de Chine. A l'acte prĂ©cĂ©dent, un mandarin, M. PĂ©kin quelle invention! avait dĂ» tomber amoureux d'une can- tiniĂšre de zouaves, personnification audacieuse de mon pays, l'avait enlevĂ©e, et, conquis lui aussi par sa conquĂȘte, s'en Ă©tait allĂ© vers Paris s'initier Ă la civilisation dans les Ă©blouissemens de la Ville- LumiĂšre. Tout d'abord le Mentor en jupons avait conduit son TĂ©lĂ©- 30 REVUE DES DEUX MONDES. maque au bal Mabille. C'Ă©tait ce lieu de dĂ©lices que j'avais sous les yeux, avec sa forĂȘt de palmiers de zinc et ses girandoles de noix de coco. Dans la salle, l'orchestre faisait rage, et derriĂšre la rampe frĂ©tillait une bacchanale Ă©chevelĂ©e. Des danseuses en crinolines Ă©courtĂ©es se dĂ©hanchaient, levaient la jambe, exhibaient toutes les beautĂ©s du cancan, â cette danse nationale de la France, ont tou- jours prĂ©tendu les Allemands. PrĂšs de moi, les auteurs se tenaient immobiles un monsieur trĂšs vieux, septuagĂ©naire Ă cheveux blancs et Ă lunettes, un monsieur trĂšs jeune, ayant encore sur les joues le tendre duvet de la vingtiĂšme annĂ©e. SileniĂźieux, ils savouraient les dĂ©licatesses littĂ©raires de leur Ćuvre. Cependant, cette premiĂšre scĂšne, habile prĂ©paration Ă l'arrivĂ©e du mandarin, venait de s'achever. Choristes, danseuses et figurans s'Ă©taient groupĂ©s Ă droite et Ă gauche du théùtre la grande porte du fond s'ouvrit, et le hĂ©ros de la piĂšce, M. PĂ©kin, apparut au der- nier plan. Mais presque aussitĂŽt une hĂ©sitation se produisit parmi les acteurs, et le chef d'orchestre demeura l'archet en l'air quel- qu'un avait manquĂ© son entrĂ©e. L'auteur septuagĂ©naire s'agita dans son fauteuil, et se penchant vers l'auteur ĂągĂ© de vingt ans â Allons, encore un cheveu ! » lui dit-il ; voilĂ le Bal Mabille qui est en retard 1 Le jeune monsieur laissa tomber son monocle et riposta â La petite Mignon-ChĂ©rie?.. Tu sais, bon papa, qu'on ne peut jamais compter sur elle... Une mazette 1 C'est toi qui nous l'as im- posĂ©e. Bon papa rĂ©pondit â Il faut encourager la jeunesse. Elle a sans doute trop rĂ©veil- lonnĂ© Ă la NoĂ«l... La voici ! Le bras du chef d'orchestre s'abaissa, et la musique reprit son rigodon le Bal Mabille, M'^"" Mignon-ChĂ©rie, entrait en scĂšne. Je braquai ma lorgnette sur cette nouvelle Ă©toile, et j'aperçus une pe- tite femme maigrelette, en jupes trĂšs courtes, un bonnet de Folie sur la tĂȘte. Mais aussitĂŽt je fis un haut-le-corps stupĂ©fait, j'avais reconnu la nĂ©ophyte d'Elias, l'Ăąme rĂ©incarnĂ©e, la voyante, l'expia- tricel.. Ătait-ce possible?.. De quelle farce carnavalesque avais-je donc Ă©tĂ© la dupe?.. Et je haussai les Ă©paules, confus de mon Ă©mo- tion un peu crĂ©dule de tout Ă l'heure. Les flons-flons avaient recommencĂ©. Le Bal Mabille donnait la bienvenue au noble Ă©tranger ; » Paris saluait PĂ©kin en couplets de facture. â Pourvu, mon Dieu I grommela l'auteur septuagĂ©naire, qu'elle les fasse porter, » ces couplets-lĂ I LA. TRE?SE BLONDE. 31 â Un des clous de la piĂšce ! murmura l'auteur juvĂ©nile. â Un petit fredon, jeune homme, qui doit faire son tour de France ! D'une voix fausse et blanche, M"'^ Mignon-ChĂ©rie nasillait Je suis l'attrait de la grand'ville, C'est moi le joyeux Bal Mabille... Elle s'arrĂȘta brusquement, roula des yeux effarĂ©s, et son regard demeura fixĂ© sur un des coins de la salle. Il y eut un moment de surprise. Au parterre, dĂ©jĂ l'on murmurait Oh ! oh!., elle ne sait pas son rĂŽle!.. » La jeune actrice fit un effort visible pour re- prendre possession d'elle-mĂȘme ... Monsieur le Chinois. . . Elle s'interrompit encore. ... Le Cochinchinois... lui criait le souffleur. Nouveau silence du Bal Mabille ; nouveaux rires moqueurs de la salle. PrĂšs de moi, l'auteur Ă cheveux blancs courbait le front jusque sur le pommeau de sa canne ; l'autre, le jouvenceau, tenait tĂȘte Ă l'orage; impassible, trĂšs beau... Enfin, toute bouleversĂ©e et bal- butiant d'une façon inintelligible, M"* Mignon-ChĂ©rie acheva son fameux couplet, â un couplet dans le grand style, alors fort Ă la mode, du Roi barbu,., bu qui s avance . . . Monsieur le Chinois, O vous que le plaisir amĂšne, Entrez dans mon do,., mon dodo,., mon domaine. Une bordĂ©e de sifflets partit des hautes galeries le paradis n'Ă©tait pas content... Et voilĂ que, poussant une clameur d'Ă©pou- vante, agitant les bras, se rejetant en arriĂšre, la pauvre fille s'abattit sur le plancher. AussitĂŽt le rideau tomba ; et peu aprĂšs le rĂ©gisseur, un joli mon- sieur cravatĂ© de blanc et portant Ă son habit la rosette du Nicham, se montrait derriĂšre la rampe â Mesdames et messieurs, notre camarade, M'^^ Mignon-ChĂ©rie, vient de se trouver mal... On demande un mĂ©decin. 32 REVUE DES DEUX MONDES. Il se tournait de mon cĂŽtĂ©, vers la stalle qu'aurait dĂ» occuper le docteur Lantz. Un instant plus tard, j'Ă©tais dans les coulisses. Sur la scĂšne rĂ©gnait une confusion vraiment comique. On avait relevĂ© M"^ Mignon-ChĂ©rie pour la dĂ©poser dans un fauteuil. Je m'approchai d'elle. La syncope Ă©tait complĂšte; mĂȘme, je constatai une contracture de tous les membres, â un cas bizarre de cata- lepsie. Je prescrivis en hĂąte quelques remĂšdes. Les camarades en- touraient la malade, et le directeur, un petit juif barbu, M. David Hertzog, arpentait furieusement les planches â Une recette de quatre mille francs I hurlait-il ;.. et il va falloir rendre l'argent !.. Non, non ! qu'on la porte dans sa loge et conti- nuons ! Mais le rĂ©gisseur dĂ©corĂ© du Nicham, qui suivait le maĂźtre, cha- peau bas, rĂ©pondait â Impossible, monsieur le directeur !.. elle est de la premiĂšre du trois et de la cinquiĂšme du quatre. â Des coupures et un raccord ! â Impossible!., impossible 1 Qui nous fera les imitations de MĂ©- lingue et chantera le rondeau de la VĂ©mis aux navets ? â Tout l'attrait de la piĂšce ! Et M. le directeur reprenait sa marche enfiĂ©vrĂ©e. Cependant un mieux sensible venait de se produire chez la malade. Elle rouvrit les yeux et, allongeant un bras vers la salle â LĂ !., lĂ !.. bĂ©gaya-t-elle... Il est lĂ !.. Le petit juif David Hertzog courut vers le trou du rideau â Qui... lĂ ? demanda-t-il, et quoi... lĂ ? M"^ Mignon-ChĂ©rie se redressa faiblement, et, d'une voix Ă©tran- glĂ©e, toujours sous l'Ă©treinte de l'Ă©pouvante.. â LĂ !.. au fond du théùtre !.. dans une baignoire,., l'homme ! M. David Hertzog appela son rĂ©gisseur â Monsieur Guzman ! toi qui ne connais pas d'obstacles, va donc voir quel est le bonhomme qui fait si peur Ă cette enfant. Puis il ajouta â Toutes les mĂȘmes, ces petites !.. On se brouille avec son bel ami et l'on redoute les coups... de dĂ©sespoir! â A propos, Hertzog ! demanda un courriĂ©riste » de journal, joli monsieur frisĂ©, Ă figure insolente,., quel nom porte sa com- mandite ? â SociĂ©tĂ© anonyme, seigneur Arlequin I Un rire joyeux salua cette joyeusetĂ© directoriale ; elle-mĂȘme, la jeune femme se mit Ă ricaner. Elle semblait tout Ă fait guĂ©rie Ă prĂ©sent, M" Mignon ; car, se levant et s'approchant de l'imprĂ©sa- rio fils d'IsraĂ«l LA TRESSE BLONDE. 33 â Ni... ni, c'est fini! Messeigneurs, en avant la musique ! Le rĂ©gisseur dĂ©corĂ© du Nichana, ce beau M. Guzman, Ă©tait de retour â Je n'ai rien remarquĂ©, dit-il. Toutes les baignoires sont pleines, sauf une, â le sept. Un monsieur y est entrĂ© pendant le second acte ; il vient de partir. â Au rideau ! cria M. Hertzog en agitant une cloche... Docteur, recevez nos remercĂźmens. Moi, durant tout ce brouhaha, je n'avais point cessĂ© d'examiner la malade. Je commençais Ă douter de ma mĂ©moire. En vĂ©ritĂ©, il me semblait bien la reconnaĂźtre, mais si vaguement! Non, ce n'Ă©tait ni la tournure ni l'expression du visage de la somnambule entrevue tout Ă l'heure... Et pourtant, ce regard, cette laideur provocante, surtout, â oui, surtout, â ces cheveux blonds?.. TrĂšs anxieux, je voulus en avoir le cĆur net. Je me penchai sur l'Ă©paule de l'actrice, et, d'une voix insinuante â J'ai dĂ©jĂ eu le plaisir de vous apercevoir, mademoiselle? Elle se retourna et me toisa, surprise, mĂȘme impertinente â Moi, monsieur?.. OĂč ça? â Aujourd'hui, rue Rousselet chez Elias, le prophĂšte Elias. La jeune femme jeta un Ă©clat de rire, et, avec un geste trivial â Rue Rousselet?.. Elias?.. Un prophĂšte?.. Connais pas!.. Gom- ment dites-vous?.. Elias!.. Oh! lĂ ! lĂ ! en voilĂ un nom ! Et derechef le rire la gagna... Fort bien ! j'Ă©tais fixĂ©; une res- semblance incertaine m'avait pour un moment induit en erreur; mais, d'elle-mĂȘme, l'illusion venait de se dissiper. Je regagnai ma place, et la Revue se termina sans encombre. M" Mignon reparut Ă la premiĂšre du trois » et Ă la cinquiĂšme du quatre; » elle imita M. MĂ©lingue et chanta les gloires de la VĂ©nus aux navets. Ce fut pour cette enfant une revanche Ă©clatante, un succĂšs vĂ©ritable, un triomphe. Le parterre trĂ©pignant lui fit bisser plusieurs couplets; les messieurs Ă gardĂ©nia allongĂšrent leurs mains gantĂ©es et l'applaudirent Ă quatre doigts ; dans une loge d'avant-scĂšne, des demoiselles eurent la convulsion du rire, et un prince moldave envoya des bouquets avec sa carte de visite... La piĂšce, d'ailleurs, Ă©tait absolument inepte. Cette nuit-lĂ , je dormis sans mauvais rĂȘves. Le lendemain, je recevais une triste nouvelle. Mon frĂšre, consul en Egypte, Ă©tait malade et se trouvait en danger de mort il m'ap- pelait Ă cris dĂ©sespĂ©rĂ©s. Fort Ă©mu, je me hĂątai de partir le jour mĂȘme, et, Ă sept heures du soir, le train express m'emportait vers TOME Lxxxvin. â 1888. 3 3 A REVUE DES DEUX MONDES. Marseille. Je quittais Paris sans avoir pu rendre visite Ă mon ami, M. de MaurĂ©ac. DEUXIEME FRAGMENT. VIII. Mon voyage se prolongea plus que de raison, et je demeurai ab- sent durant prĂšs de sept mois. J'eus le bonheur de rendre mon frĂšre Ă la santĂ© ; mais sa convalescence fut lente, et, pendant bien des nuits, je dus m'installer Ă son chevet. Enfin, quand tout danger eut dis- paru, je m'abandonnai sans contrainte Ă l'Ă©tude et Ă la contempla- tion de cette merveilleuse Egypte. Je remontai le Nil jusqu'Ă la seconde cataracte, fouillant les hypogĂ©es, maniant les momies, et je rapportai une joyeuse collection de ces petits bons dieux en usage chez les anciens hommes. De retour Ă Paris, dans la derniĂšre semaine de juillet, je m'en- fermai chez moi. J'avais hĂąte de reprendre l'impression de mon travail, cet Essai sur les simulations de la double-vue, interrompu depuis si longtemps. Ce livre, d'ailleurs, s'Ă©tait considĂ©rablement accru dans ma pensĂ©e ; le plan s'en Ă©tait modifiĂ© et le cadre Ă©largi la brochure primitive allait maintenant former deux gros vo- lumes. Mes conclusions, toutefois, restaient plus que jamais les mĂȘmes guerre aux charlatans, mĂ©pris au charlatanisme ! Fran- çais, je voulais Ă©crire un livre pour la France, cette terre nour- riciĂšre du bon sens et de l'imagination pondĂ©rĂ©e. Certes, un pareil ouvrage devait m'ouvrir le chemin de l'Institut. DĂšs les premiers jours de mon arrivĂ©e, j'avais Ă©tĂ© soulever le marteau Ă la porte de l'hĂŽtel de la rue Saint-Dominique. LĂ , M. Baptiste, un concierge modĂšle, m'avait appris l'absence de RenĂ© â OĂč est-il?.. » Et ce discret M. Baptiste de rĂ©pondre avec un geste vague â M. le marquis est en voyage. » J'habitais donc, depuis une quinzaine dĂ©jĂ , ma rĂ©clusion volontaire, en la seule compagnie de mes Ă©preuves, quand un matin la poste me remit une lettre portant le timbre de la ville d'Auray Morbihan cette lettre m'Ă©tait adressĂ©e par MaurĂ©ac Mon cher camarade, m'Ă©erivait-il , notre sieur Baptiste, â comme eĂ»t dit un roi de France, â m'apprend ton retour Ă Paris tu reviendrais d'Egypte, paraĂźt-il!.. Ainsi, tu as pu t' arracher aux sĂ©ductions des femmes-momies et aux embrassemens des divinitĂ©s Ă tĂȘte de chien ! Jamais, j'en fais l'aveu, je ne t'aurais supposĂ© un tel courage !.. Mais trĂȘve de balivernes! et parlons de choses sĂ©rieuses. LA TRESSE BLONDE. Se Je me marie. J'Ă©pouse la plus adorable des jeunes filles, une femme de grand cĆur et de haute intelligence, aimante et bonne. Tu l'as dĂ©jĂ nommĂ©e, n'est-ce pas? c'est M"^ Le Barze. Je suis heu- reux, profondĂ©ment heureux ! Huit jours encore me sĂ©parent de l'instant bĂ©ni oĂč la bien-aimĂ©e sera tout Ă moi huit jours,., hĂ©las! pour mon impatience, l'Ă©ternitĂ© entiĂšre ! Ah! que de fois je me prends Ă dire avec un poĂšte ce poĂšte s'appelle M. Corentin Le Barze et il est mon beau-pĂšre! RapiditĂ© des jours, que tu me parais lente! Oui, je suis heureux, car j'aime et me sens aimĂ©... Mais toi» Victor, ne veux-tu point aussi prendre part Ă mon bonheur, â toi, mon plus vieil ami, toi, mon cher camarade ? Sans aucun doute !.. D'ailleurs, ta fuite prĂ©cipitĂ©e en Egypte, sans m'adresser mĂȘme tes adieux, mĂ©rite un chĂątiment, une expiation, selon la doctrine des prĂȘtres d'Isis ! Donc, Ă la rĂ©ception de la prĂ©sente, tu prendras le train de Bretagne ; arrivĂ© Ă la station d'Auray, tu descendras de voiture ; sur le quai de la gare on t'enlĂšve, et, de grĂ© ou de force, on t'em- mĂšne au chĂąteau de BruyĂšre, propriĂ©tĂ© de M. Corentin Le Barze. LĂ , on te sĂ©questre, et, dans huit jours, tu comparois par-devant M. le maire, comme tĂ©moin de mariage du sieur RenĂ© de MaurĂ©ac, ton compagnon d'enfance... Viens! viens! Post-scriptum, â De grandes rĂ©jouissances archĂ©ologiques vont avoir lieu Ă BruyĂšre avant, pendant et aprĂšs les Ă©pousailles. On fouillera des galgals, on violera des sĂ©pultures, on dĂ©couvrira des crĂąnes, â dolichocĂ©phales peut-ĂȘtre!.. Encore une fois, viens 1 » Mon premier mouvement, en recevant cette lettre, ne fut point assurĂ©ment le bon je pestai contre l'importun qui prĂ©tendait m'ar- racher Ă mon travail... Malheureux livre, si souvent interrompu, quand, hĂ©las! pourrais-tu paraĂźtre?.. La rĂ©flexion vint tĂŽt calmer cet accĂšs de mĂ©chante humeur. Oui, je devais partir; tout m'en faisait une obligation. Il ne m'Ă©tait pas loisible, aprĂšs ma fuite en Egypte, » comme disait RenĂ©, de me dĂ©rober Ă sa demande si affectueuse; c'eĂ»t Ă©tĂ© me brouiller Ă jamais avec lui. Au surplus, l'annonce des rĂ©jouissances archĂ©ologiques » Ă©tait bien pour adoucir l'ennui d'une telle corvĂ©e. Quoi ! on allait fouiller des gal- gals, exhumer des crĂąnes, â dolichocĂ©phales peut-ĂȘtre !. . J'ai tou- jours aimĂ© si passionnĂ©ment l'anthropologie! â Et je me liĂątai d'en- voyer une dĂ©pĂȘche annonçant ma venue prochaine. Deux jours plus tard, au matin, je montai en wagon ; j'arrivai Ă Nantes dans la soirĂ©e, et bientĂŽt la locomotive m'emportait sur le 36 REVUE DES DEnX MONDES. chemin de Vannes, Auray et Quimper... Oh! les sauvages tristesses des paysages du Morbihan! les vastes landes hĂ©rissĂ©es d'ajoncs; la fougeraie verte diaprĂ©e de jaune, â friches dĂ©solĂ©es d'oĂč les granits Ă©mergent, pareils Ă des rĂ©cifs sur un ocĂ©an au repos!.. Et tout en contemplant, au clair de lune, les ondoiemens de ces plaines tourmentĂ©es, je composais une prĂ©face. Mais peu Ă peu la mono- tonie du spectacle, les bercemens de la voiture, peut-ĂȘtre aussi la cadence de mes phrases, me jetĂšrent en langueur ; je fermai les yeux et m'assoupis. A l'arrĂȘt de Vannes, je fus tirĂ© de ce demi-sommeil. Sur le quai de la gare, une bande de jeunes officiers riait, parlait bruyamment et faisait du scandale. L'un d'eux ouvrit la portiĂšre de mon wagon, et appelant un de ses camarades â Henri!., compartimenta peu prĂšs vide,., un seul voyageur, et un monsieur,., tu pourras fumer Ă l'aise. Puis, prenant des notes de fausset aigu, imitant un soprano de femme Entre dans ton do,., ton dodo,., ton domaine, Mon beau capitaine! â Quelle ineptie! s'Ă©cria toute la bande. â Et quels cabotins ! ajouta une grosse voix, joyeuse et sonore. En mĂȘme temps, un monsieur dĂ©corĂ© de la LĂ©gion d'honneur montait dans ma voiture. â Au revoir et Ă bientĂŽt ! lui dirent ses amis. 11 les salua d'un geste familier, pendant que le train se remettait en marche... C'Ă©tait un homme d'une trentaine d'annĂ©es, courtaud et trapu, dĂ©jĂ un peu gros, Ă la figure laide et brĂ»lĂ©e par le soleil, mais trĂšs Ă©nergique ses cheveux coupĂ©s ras et sa moustache taillĂ©e en brosse dĂ©nonçaient un officier. Il se carra dans un coin du wagon, allongea ses bottes sur la banquette, puis tirant un cigare de son Ă©tui, sans m'adresser un mot de politesse, commença de fumer. Et tandis qu'il emplissait l'Ă©troit compartiment des odeurs de sa nico- tine, ce monsieur chantonnait. BontĂ© divine! je les reconnaissais tous, ces fredons, ces ponts-neufs, ces faridondaines â les hor- reurs musicales et littĂ©raires entendues aux Folies-Comiques! ., Oui, l'auteur septuagĂ©naire, le bon papa, » avait Ă©tĂ© prophĂšte la poĂ©sie &Ăi\PĂ©kin Ă Paris faisait son tour de France; en ce moment, l'Ă©pidĂ©mie devait sĂ©vir Ă Vannes ! Une demi-heure aprĂšs, le train s'arrĂȘtait en gare ; j'Ă©tais arrivĂ© Ă Auray. M. de MaurĂ©ac m'attendait sur le dĂ©barcadĂšre, et je tombai dans ses bras. LA TRESSE BLONDE. IX. â Ahl mĂ©chant homme, disait-il, tout en me pressant les mains,. âș Ăąme volage, cĆur oublieux, enfin je te tiens ! â Salut, monsieur de MaurĂ©ac! fĂźt derriĂšre nous une voix de^ basse-taille. Je me retournai et aperçus mon fumeur mĂ©lomane. â C'est vous, Henri? dit sĂšchement RenĂ©, qui aussitĂŽt nous prĂ©- senta l'un Ă l'autre â Mon cher Victor, le capitaine Le Barze, mon futur beau-frĂšre... M. le professeur Rameau, le meilleur de mes amis. â Ah! ah! le voilĂ donc, ce fameux M. Rameau dont le mar- quis de MaurĂ©ac nous parle si souvent! s'Ă©cria d'un ton jovial le capitaine Le Barze. EnchantĂ© de votre visite! Nous avons, je crois,, voyagĂ© tout Ă l'heure ensemble. J'aurais dĂ» deviner votre nom.. Un savant I cela se reconnaĂźt de loin, et j'en ai pratiquĂ© un qui vous ressemblait fort; un professeur aussi, M. Durand .. oh! un. vrai savant, dĂ©corĂ© du ruban violet, le tire-bottes, » comme nous l'appelons au rĂ©giment. Il habitait Souk-Ahras,prĂšsdeGuelmay quand j'Ă©tais lieutenant au 3 zouaves... Ah ! le brave homme! Je dĂ©clarai au capitaine que j'ignorais jusqu'Ă l'existence de son M. Durand, et que d'ailleurs je n'avais jamais visitĂ© Souk-Ahras. â Bah!.. Tant pis, monsieur Rameau!., Un assez vilain trou, mais une bonne petite garnison. Moi, je vous parle d'il y a dix ans. En ce temps-lĂ , on pouvait encore s'y amuser un brin rosser le juif, brimer les mercanti et bazarder lescaboulots oĂč l'on avait des dettes. Mais aujourd'hui... macach! Quinze jours d'arrĂȘt, si vous osez seu- lement donner une chiquenaude Ă un huissier!.. A Paris, ils appel- lent cela coloniser ! â Victor, me dit RenĂ©, confie-moi ton billet de bagages ; je vais faire porter ta malle dans la calĂšche. Pendant ce temps, mon beau- frĂšre te racontera ses aventures de garnison; cela peut ĂȘtre long! Il avait prononcĂ© ces quelques mots d'un ton de persiflage et sur une note moqueuse. Mais M. Henri Le Barze ne releva pas la plaisanterie ; il me prit familiĂšrement le bras, et, tous deux, nous sortĂźmes de la gare. â Vous connaissez beaucoup M. de MaurĂ©ac? me demanda ex abrupto le capitaine. â Oui, beaucoup, et depuis nombre d'annĂ©es. â Ah!.. Un honnĂȘte homme, n'est-ce pas?.. Oh! pardon pour cette question saugrenue ! Je ne suis point, moi, un monsieur des salons de Paris; je n'ai pas frĂ©quentĂ© le Jockey. Je suis un soldat, 3^ REVDE DES DEUX MONDE?. t mon boudoir n'a jamais Ă©tĂ© que la chambrĂ©e. EngagĂ© Ă dix-huit ans, monsieur, toujours en Afrique, au milieu des Arbi, » ou bien faisant campagne en GrimĂ©e, chez les Kabyles, en Italie; j'ai maintenant trente-six ans et l'on vient de me nommer capitaine. C'est fort beau, sans doute... Oui, mais je suis un peu rude, un peu fruste, un vrai sauvage; bon garçon, nĂ©anmoins!.. Voulez- vous un cigare? Je refusai, ayant toujours nourri des prĂ©ventions contre la nico- tiane solanĂ©e. Il tira de son Ă©crin une superbe pipe d'Ă©cume, la bourra et l'alluma. Quant Ă moi, je fis provision de patience Ă©vi- demment, il allait me narrer ses amours avec Cadidja ou bien ses prouesses contre des BĂ©ni quelconques. â Voyez-vous, cher monsieur, poursuivit ce cruel bavard, il s'agit du bonheur de ma sĆur; et moi, je l'aime, ma sĆur. Une Ăąme si candide, si douce, si charmante une petite sainte du paradis ! Je suis pour elle un vrai papa, bien qu'Ă peine son aĂźnĂ© de dix ans. Il le faut bien ! Mon pauvre pĂšre, le meilleur des hommes, a toute la naĂŻvetĂ© d'un enfant ! Sans moi, la chĂšre petite serait entrĂ©e dĂ©jĂ en religion!.. Mais le moyen de veiller sur le bonheur d'une jeune fille, quand on est capitaine de turcos et qu'on vit Ă plus de six cents lieues d'elle, lĂ -bas, sous le gourbi, » en plein Tugurt? â Tugurt, capitaine?.. Ah! vous avez poussĂ© jusqu'Ă Tugurt!.. Une antique colonie romaine; la patrie de saint Augustin, je crois. Il me regarda de travers, grogna quelque juron entre ses dents, et, faisant le plaisantin â J'ignore, monsieur le savant!.. Mais, Ă dĂ©faut de saint, il y a lĂ -bas un caĂŻd qui est une fameuse pratique ; il vole et se grise on en a fait un officier de la LĂ©gion d'honneur. A Paris, ils ap- pellent cela civiliser!.. De grĂące, restons sĂ©rieux ; je parle sĂ©rieu- sement, moi! Il se tut un moment, et reprit â Enfin, vous l'affirmez, c'est un honnĂȘte homme, votre ami. Bien ! . . Moi, quand je reçus la lettre de mon pĂšre m'annonçant le mariage de ma petite Marie -ThĂ©rĂšse, je demandai un congĂ©, et me voici Ă BruyĂšre depuis quelques jours... Savez-vous que je le trouve un peu Ă©trange, votre camarade, M. RenĂ© de MaurĂ©ac, et que j'eusse prĂ©fĂ©rĂ© pour ma chĂ©rie quelque chose de moins noble, de moins distinguĂ©, de moins officier de marine, de moins marquis?., un brave garçon tel que moi, par exemple, fils de ses Ćuvres, et, â comme disait la cantiniĂšre devenue l'Ă©pouse d'un marĂ©chal de France, â n'ayant que lui seul pour ancĂȘtres!,.. Mais bah! on s'Ă©tait rencontrĂ© Ă Lorient, aux soirĂ©es du prĂ©fet maritime; on s'Ă©tait retrouvĂ© dans maintes parties de campagne; les paroles Ă©taient Ă©changĂ©es; on Ă©tait fiancĂ© depuis longtemps dĂ©jĂ . D'ail- LA TRESSE BLONDE. Ă©9 leurs, mon excellent pĂšre, un simple bourgeois pourtant, est fĂ©ru de royalisme et entichĂ© de noblesse Mon gendre, M. le marquis deMaurĂ©ac!.. » une phrase qui rĂ©sonne bien dans ce pays-ci; un SĂ©same » qui vous ouvre les portes des chĂąteaux les mieux fer- mĂ©s!.. Et puis, Marie-ThĂ©rĂšse l'aime, votre marquis; mais lui, l'aime-t-il vraiment? Tout en parlant, le capitaine m'avait entraĂźnĂ© hors l'enceinte de la gare, vers les premiĂšres maisons d'Auray. De prochaines rĂ©jouis- sances se prĂ©paraient Ă©videmment pour la petite ville bretonne» car les murs Ă©taient couverts d'affiches annonçant une grande fĂȘte et un concert donnĂ© avec le concours des principaux artistes de la capitale. â Oui, s'Ă©cria M. Henri Le Barze poursuivant son interroga- toire, M. de MaurĂ©ac l'aime-t-il vraiment, ma chĂšre et douce Marie?.. Tenez, monsieur ! depuis huit jours au plus que je suis Ă BruyĂšre, j'ai reçu dĂ©jĂ maintes lettres anonymes! Certes, je mĂ©- prise une lettre anonyme et le gredin qui la peut Ă©crire. Mais il y Ă©tait question de ma sĆur; on y racontait certaines amours de M. de MaurĂ©ac et le scandale d'une liaison quasi publique!.. Mon Dieu Ăź je suis homme; je suis officier, trĂšs peu rigoriste et pas du tout bĂ©gueule. J'ai cru devoir, cependant, parler Ă votre ami; j'ai dĂ©- sirĂ© causer avec mon futur beau-frĂšre. Eh bien ! au lieu de rire et d'avouer, il s'est emportĂ© ; il m'a jouĂ© la comĂ©die de l'homme qui ne veut pas comprendre!.. Pourquoi?.. Moi, je n'aime guĂšre ces hypocrisies elles cachent toujours un secret dĂ©sir de ne point rompre avec la maĂźtresse ! Il m'entraĂźnait toujours, Ă©levant le ton et s'irritant Ă ses propres discours â Alors, j'ai voulu en avoir le cĆur net! Je me suis fait prĂ©- senter Ă la DulcinĂ©e... Elle est en ce moment Ă Vannes, â oui, Ă Vannes!., Ă quelques lieues de BruyĂšre!.. Pourquoi encore?.. â Et je l'ai vue!.. Ah! cher monsieur, quelle ignominie!., quelle... â Victor! cria M. de MaurĂ©ac, qui nous cherchait depuis un bon moment, oĂč donc Ă©tiez-vous? Les bagages sont dans la voiture. Partons. â Nous reprendrons l'entretien, me dit le capitaine; je dĂ©sire Ă©claircir ce mystĂšre! Une calĂšche attelĂ©e de deux chevaux s'avança vers nous. â Monte, cher ami! me dit RenĂ© en ouvrant la portiĂšre. â Pardon! fit d'une voix sĂšche le capitaine Le Barze, permettez que je fasse moi-mĂȘme les honneurs de chez moi ! Il m'invita du geste Ă prendre place ; MaurĂ©ac s'assit Ă mes cĂŽtĂ©s, M. Le Barze en face de nous; et bientĂŽt nous roulions sur le Ă O RETUE DES DEUX MONDES, pavĂ© d'Auray. La voilure franchit le vieux pont bĂąti sur le Loch, et, tournant Ă droite, s'engagea dans un chemin de traverse. La route, naalaisĂ©e et raboteuse, serpentait suivant les mĂ©andres de la riviĂšre, tantĂŽt coupant Ă travers de maigres varennes, tantĂŽt s'enfonçant dans l'obscuritĂ© des sapiniĂšres. Une contrainte glacĂ©e rĂ©gnait entre nous. Le premier, M. Henri Le Barze rompit ce pĂ©- nible silence â L'Anglais est-il enfin parti? demanda-t-il. â Il ne partira jamais ! rĂ©pliqua RenĂ©, qui, s'adressant Ă moi âŹomme tu vas ĂȘtre content, cher ami!.. Nous allons te servir rs melior gĂȘner is humani. Or le sĂ©nat Ă©tait restĂ© en grande partie paĂŻen. Ces grands corps aristocratiques sont toujours conservateurs ; celui-lĂ surtout, qui tirait toute son illustration du passĂ©, devait ĂȘtre contraire aux nou- veautĂ©s. On y professait ouvertement la maxime qu'en toute chose les anciens ont toujours raison, et que, toutes les fois qu'on change, c'est pour faire plus mal. » Avec une telle disposition d'esprit, on comprend que le sĂ©nat n'ait pas Ă©tĂ© favorable aux innovations de Constantin et qu'il soit restĂ© longtemps fidĂšle Ă la religion, comme aux usages, des aĂŻeux. Cependant, vers le milieu du iv siĂšcle, on remarque que plusieurs grandes familles commencent Ă ĂȘtre Ă©bran- lĂ©es dans leur loi. C'est par les femmes que la haute sociĂ©tĂ© de Rome, jusque-lĂ si obstinĂ©ment paĂŻenne, a Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e au chris- tianisme. Les femmes, celles surtout de cette aristocratie intelli- gente et lettrĂ©e, se sentaient attirĂ©es vers la nouvelle religion par l'intĂ©rĂȘt qu'elles prenaient aux grandes questions qu'agitait alors l'Ă©glise. Personne ne leur contestait le droit de les discuter. Les plus grands docteurs de ce temps, saint JĂ©rĂŽme et saint Augustin, ne se montrent jamais surpris d'ĂȘtre consultĂ©s par elles sur les pro- blĂšmes les plus obscurs de la thĂ©ologie, et ils mettent une complai- sance infatigable Ă leur rĂ©pondre. On peut dire hardiment que de nos jours, oĂč c'est un lieu-commun de proclamer leur droit Ă tout connaĂźtre et Ă se mĂȘler de tout, elles n'occupent pas dans nos po- lĂ©miques politiques et religieuses la place qu'elles avaient prise au iv^ siĂšcle. Elles trouvaient donc, dans le christianisme, une satis- faction pour leur esprit comme pour leur Ăąme, et il n'est pas sur- prenant qu'elles s'y soient jetĂ©es avec tant d'ardeur. Une fois con- \ On peut Ă©tudier Ă ce sujet l'ouvrage intĂ©ressant que M. LĂ©crivain vient de pu- blier sur le SĂ©nat romain depuis DioclĂ©tien, Ă Rome et Ă Constantinople. ĂTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 67 quises, elles entraĂźnĂšrent leurs maris et leurs proches. AprĂšs ces grandes Romaines, les LĂ©a, les MĂ©lanie, les Paule, qui Ă©taient de la race Ă©nergique des GornĂ©lie et des Porcia, vinrent les Anicius, les Toxotius, les Pammachius, et peu Ă peu toute la noblesse suivit. Mais ce mouvement commençait Ă peine Ă l'Ă©poque qui nous occupe. Non-seulement alors les paĂŻens Ă©taient encore fort nom- breux dans l'aristocratie romaine, mais il semble qu'ils Ă©taient de- venus plus dĂ©vouĂ©s Ă leurs dieux, plus attachĂ©s Ă leurs croyances, depuis qu'ils les sentaient menacĂ©s. Les inscriptions attestent qu'il y eut Ă ce moment une recrudescence de dĂ©votion parmi ces grands seigneurs; sur les monumens qu'ils nous ont laissĂ©s, leur piĂ©tĂ© s'Ă©tale avec complaisance et prend mĂȘme quelquefois des airs pro- vocans. En face des empereurs chrĂ©tiens, et comme pour les bra- ver, ils se parent de tous les sacerdoces dont ils ont Ă©tĂ© revĂȘtus ; ils tiennent Ă nous faire savoir qu'ils sont hiĂ©rophantes d'HĂ©cate, prĂȘtres d'Hercule, de Liber, d'Isis, d'Attis, de Mithra; ils paraissent heureux de nous rappeler les mystĂšres auxquels ils sont initiĂ©s et les sacrifices solennels qu'ils ont accomplis. En 1618, quand Paul V voulut bĂątir la façade de Saint-Pierre, on trouva, dans une fosse profonde, un amas de dĂ©bris provenant d'autels brisĂ©s et martelĂ©s. Ces autels Ă©taient destinĂ©s Ă conserver le souvenir de tauroboles qu'on avait cĂ©lĂ©brĂ©s en cet endroit sous Valentinien P"^ et Gratien. Nous pouvons lire encore les noms et les titres des gens qui se sont soumis Ă ce baptĂȘme de sang pour effacer leurs fautes ils appar- tiennent aux plus illustres familles ; ce sont des consuls, des gou- verneurs de province, des prĂ©fets de Rome. Hs paraissent animĂ©s d'une piĂ©tĂ© ardente, et se servent de termes mystiques qui ne sont pas ordinaires aux anciens cultes. L'un d'eux implore les dieux gardiens de son Ăąme et de son esprit, dis animĆ mentisque custo- dibuii ; l'autre nous dit qu'il vient de naĂźtre Ă une vie nouvelle qui ne doit pas finir, in Ćternum renatus. â Quand on songe que ces sacrifices s'accomplissaient sur la colline du Vatican, au-dessus de la catacombe de Saint-Pierre, en face de la basilique que Constantin venait d'Ă©lever en l'honneur du prince des apĂŽtres, on ne peut pas mĂ©connaĂźtre que c'Ă©tait une sorte de dĂ©fi audacieux que l'ancienne religion adressait Ă celle qui voulait prendre sa place. H. Les paĂŻens de Rome avaient donc un centre ils se ralliaient autour du sĂ©nat. Ils avaient de plus des chefs c'Ă©taient les plus importans parmi les sĂ©nateurs, ceux qui, dans la noble assemblĂ©e, tenaient les premiĂšres places. J'en compte trois Ă ce moment, qui 0S REVUE DES DEUX MONDES. avaient ceci de commun qu'ils Ă©taient fort attachĂ©s Ă la vieille reli- gion, qu'ils remplissaient les plus hautes charges de l'Ă©tat, et que, comme tous les paĂŻens zĂ©lĂ©s, ils affichaient une vive admiration pour l'ancienne littĂ©rature. Ils ne se contentaient pas de l'aimer, ils la cultivaient ; ce n'Ă©taient pas seulement des lettrĂ©s dĂ©licats, mais des Ă©crivains cĂ©lĂšbres. Si l'on excepte la poĂ©sie, qui convenait moins Ă des grands seigneurs et Ă des politiques, ils se parta- geaient Ă tous les trois le domaine des lettres. L'un Ă©tait plutĂŽt un philosophe, l'autre un historien, le troisiĂšme un orateur. Il me semble que leur caractĂšre particulier et le rĂŽle qu'ils ont jouĂ© dans l'histoire de leur temps rĂ©pond au genre spĂ©cial d'Ă©tudes qu'ils avaient choisi. Le philosophe s'appelait Prsetextat Vettius Agorius Praetextatus. Il Ă©tait un peu plus ĂągĂ© que les deux autres, et devait ĂȘtre nĂ© vers le milieu du rĂšgne de Constantin. L'empereur Juhen, qui connais- sait son zĂšle pour le paganisme, en fit un proconsul d'AchaĂŻe. Sous Valentinien, qui, comme on l'a vu, laissait chacun libre dans ses croyances, il garda sa charge, et mĂȘme il profita de l'influence qu'elle lui donnait pour sauver les mystĂšres d'ĂIeusis, qui sem- blaient en pĂ©ril. On pouvait en effet leur appliquer une loi de Valentinien contre les sacrifices nocturnes; mais PrĆtextat ayant dĂ©clarĂ© au prince que, si on les supprimait, il ne valait plus la peine de vivre, on fit pour eux une exception. Devenu ensuite prĂ©fet de Rome, ses fonctions le rendirent l'arbitre d'une lutte violente qui s'Ă©leva entre les chrĂ©tiens. A la mort du pape LibĂšre, deux prĂȘtres, Ursinus et Damase, se disputĂšrent sa succession. La que- relle en vint au point qu'on se battit dans les Ă©glises, et qu'au dire d'Ammien on releva un jour sept cents cadavres sur le pavĂ© d'une basilique. Pra3textat mit fin au conflit par l'exil d'Ursinus. Je me figure qu'il devait sourire quand il recommandait aux chrĂ©- tiens de se traiter avec moins d'inhumanitĂ© et de s'aimer un peu plus les uns les autres il Ă©tait plaisant pour un paĂŻen d'ĂȘtre chargĂ© de leur prĂȘcher les vertus chrĂ©tiennes. On sait du reste qu'il ne se faisait pas faute de les railler Ă l'occasion, et que notamment il se moquait volontiers du luxe qu'Ă©talaient les chefs de l'Ă©glise et des beaux revenus qu'ils trouvaient dans la piĂ©tĂ© des fidĂšles. Saint JĂ©rĂŽme rapporte qu'il disait un jour au pape Damase Ici l'ora- teur, pour donner plus de force Ă ses paroles, les met dans la bouche de Rome elle-mĂȘme Il me semble que Rome est devant vous et qu'elle vous parle en ces termes Princes excellons, pĂšres de la patrie, respectez la vieillesse oĂč je suis parvenue sous cette loi sa- crĂ©e. Laissez -moi mes antiques solennitĂ©s; je n'ai pas lieu de m'en repentir. Permettez-moi, puisque je suis libre, de vivre selon mes usages. Ce culte a mis tout l'univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cĂ©rĂ©monies saintes, ont Ă©cartĂ© Hannibal de mes murs et les Gau- lois du Capitule. N'ai-je donc Ă©tĂ© sauvĂ©e alors que pour me voir ou- tragĂ©e dans mes vieux jours? Quoi que ce soit qu'on me demande, il est trop tard pour le faire. Ne serait-il pas honteux de changer Ă mon Ăąge? » On pense bien que Symmaque ne manque pas de se plaindre des dĂ©crets de Gratien qui ont supprimĂ© les appointemens des prĂȘtres et confisquĂ© les revenus des temples ; â c'Ă©tait, on l'a vu, l'atteinte la plus grave qu'on eĂ»t portĂ©e au paganisme. â Quand il les attaque, il devient pressant, hardi, presque violent; il a l'accent des orateurs de la droite, Maury ou CazalĂšs, quand ils dĂ©fendent les biens du clergĂ© devant l'assemblĂ©e nationale, et em- ploie les mĂȘmes argumens. II affirme que ce qu'un prince a donnĂ©, un autre ne peut pas le reprendre ; c'est une spoliation qu'aucune loi n'autorise; il n'est pas juste de refuser aux collĂšges sacerdo- taux le droit de recevoir les legs qu'on veut bien leur faire ; il est criminel de s'emparer de ceux qu'on leur a faits et qui leur appar- tiennent ; les mauvais princes sont les seuls qui ne respectent pas la volontĂ© des mourans. a Eh quoi! ajoute-t-il, la religion romaine est-elle mise hors du droit romain? Quel nom donner Ă cette usur- 80 REYDE DES DEUX MONDES. pation des fortunes particuliĂšres auxquelles la loi dĂ©fend de tou- cher? Les affranchis sont mis en possession des biens qu'on leur a lĂ©guĂ©s ; on ne conteste pas mĂȘme aux esclaves les avantages qu'un testament leur assure; et les ministres des saints mystĂšres, les nobles vierges de Vesta, sont seuls exclus du droit d'hĂ©rĂ©ditĂ© ! Que leur sert-il de dĂ©vouer leur chastetĂ© au salut de la patrie, d'ap- puyer l'Ă©ternitĂ© de l'empire sur le secours du ciel, d'Ă©tendre sur vos armes et sur vos aigles la salutaire influence de leurs vertus, et de faire pour tous les citoyens des vĆux efficaces, si nous ne les laissons pas jouir mĂȘme du droit commun? Gomment pouvez -vous souffrir que, dans votre empire, on gagne plus Ă servir les hommes qu'Ă se dĂ©vouer aux dieux? » Ce n'est pas seulement un crime odieux, c'est une faute dont l'Ă©tat portera la peine. La rĂ©publique en souffrira, car il ne peut pas lui servir d'ĂȘtre ingrate. » On l'a bien vu par la famine qui vient de dĂ©soler une partie du monde. Symmaque en sait la cause, et il est heureux de nous la dire Si la moisson a manquĂ©, la faute n'en est pas Ă la terre; nous n'avons rien Ă reprocher aux astres ; ce n'est pas la nielle qui a dĂ©truit le blĂ©, ni l'ivraie qui a Ă©touffĂ© la bonne herbe c'est le sacrilĂšge qui a dessĂ©chĂ© le sol, sacrilegio annus exaruit, » Les dieux ont vengĂ© leurs temples et leurs prĂȘtres. Symmaque a l'occasion, dans le cours de son rapport, de faire Ă plusieurs reprises sa profession de foi elle a Ă©tĂ© fort remarquĂ©e et mĂ©rite de l'ĂȘtre. Il faut reconnaĂźtre qu'elle prĂ©sente un ca- ractĂšre d'Ă©lĂ©vation et de grandeur qui aurait un peu surpris les dĂ©- vots de l'ancien temps. C'est celle des paĂŻens Ă©clairĂ©s de cette Ă©poque, qui voulaient mettre d'accord leurs croyances religieuses et leurs opinions philosophiques. Ils s'en servaient volontiers dans leurs polĂ©miques avec les chrĂ©tiens, et il leur semblait qu'elle pou- vait offrir aux deux cultes un moyen de s'entendre, ou du moins de se supporter. Symmaque commence par Ă©tablir la lĂ©gitimitĂ© de la religion nationale Chacun a ses usages, chacun a son culte, La Providence divine {mens divina assigne Ă chaque citĂ© des pro- tecteurs diffĂ©rons. De mĂȘme que chaque mortel reçoit une Ăąme en naissant, de mĂȘme Ă chaque peuple sont attribuĂ©s des gĂ©nies par- ticuliers qui rĂšglent leurs destinĂ©es. » Ainsi les dieux qu'adore chaque nation ne sont que des serviteurs ou des dĂ©lĂ©guĂ©s de la di- vinitĂ© suprĂȘme, et, dans ce systĂšme, l'unitĂ© divine n'est pas com- promise par la multiplicitĂ© des dieux locaux. Mais Symmaque va plus loin; il laisse entendre qu'en rĂ©aUtĂ© toutes les religions se confondent, et qu'elles ne sont que des formes diverses d'un mĂȘme sentiment. Reconnaissons, dit- il, que cet ĂȘtre, auquel s'adressent les priĂšres de tous les hommes, est le mĂȘme pour tous. Nous con- ĂTUDES d'histoire RELIGIEUSE. SI templons tous les mĂȘmes astres ; le mĂȘme ciel nous est commun ; nous sommes contenus dans le mĂȘme univers. Qu'importe de quelle maniĂšre chacun cherche la vĂ©ritĂ©? Un seul chemin ne peut suffire pour arriver Ă ce grand mystĂšre, uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum, » Et, au moment de finir, il tient Ă mettre le trĂŽne du jeune prince sous la protection de tous ces dieux qu'il a tĂąchĂ© de rĂ©unir et de concilier Puissent toutes les religions employer leurs forces secrĂštes Ă vous soutenir , surtout celle qui a fait la grandeur de vos pĂšres ! Pour qu'elle puisse vous dĂ©fendre, laissez-nous la pratiquer. » V. Le rapport de Symmaque fut Ă©coutĂ© avec une grande faveur. Le conseil impĂ©rial comprenait des chrĂ©tiens et des paĂŻens ; tous, sans distinction de culte, furent d'accord que les rĂ©clamations Ă©taient justes, et qu'il fallait accorder ce qu'on demandait. L'em- pereur seul rĂ©sista. Valentinien n'avait que quatorze ans, et il est vraisemblable que les conseillers gouvernaient l'empire sous son nom. Il leur laissait sans doute la direction des affaires politiques et militaires; mais pour les choses religieuses, il ne subissait pas leurs volontĂ©s. ĂclairĂ© par sa foi, Ă©coutant ses scrupules, il n'hĂ©sita pas Ă se prononcer contre l'opinion gĂ©nĂ©rale avec une fermetĂ© qui ne lui Ă©tait pas ordinaire. 11 reprocha aux chrĂ©tiens leur faiblesse, et rĂ©pondit nettement aux paĂŻenĂą qu'il ne rĂ©tablirait pas ce que son frĂšre avait supprimĂ©. Mais on pouvait craindre qu'il changeĂąt de sentiment, et que le sĂ©nat, appuyĂ© par tous les politiques de l'empire, finĂźt par avoir raison de la rĂ©sistance de ce jeune homme. C'est alors que, pour maintenir le prince dans ses rĂ©solutions, pour l'empĂȘcher de cĂ©der aux rĂ©clamations des paĂŻens, exprimĂ©es dans un si beau langage et soutenues par un parti si puissant, saint Ambroise entra ouverte- ment dans la lutte. Tout le monde connaĂźt l'histoire de l'Ă©vĂȘque de Milan. On sait qu'il descendait d'une des grandes familles de Rome, celle Ă esAu- ;r/H', Ă laquelle appartenait aussi Symmaque, en sorte que les deux adversaires, dans ce grand dĂ©bat, Ă©taient assez proches parens.. Fils d'un prĂ©fet des Gaules, on l'avait nommĂ© de bonne heure gou- verneur de l'Italie septentrionale, et il s'y Ă©tait fait remarquer par son Ă©quitĂ©, son dĂ©sintĂ©ressement, la nettetĂ© de sa parole, la dĂ©ci- sion de son caractĂšre. L'empire comptait sur lui pour les plus hauts, emplois, quand un hasard le donna Ă l'Ă©glise. A la mort de leur Ă©vĂȘque, les habitans de Milan ne pouvaient pas s'entendre sur le TOME LXXXVIII. â 1888. 6 82 REVUE DES DEDX MONDES. choix de son successeur. Les esprits Ă©taient fort animĂ©s et l'on allait en venir aux mains, quand le gouverneur, Ambroise, se prĂ©senta dans l'assemblĂ©e pour rĂ©tablir l'ordre. Il s'exprima avec tant de fermetĂ© et de bonne grĂące, que tout le monde en fut charmĂ©. Aussi une voix s'Ă©tant Ă©levĂ©e par hasard pour dire Qu'il soit notre Ă©vĂȘque! » tous le rĂ©pĂ©tĂšrent. AprĂšs quelque rĂ©sistance, Am- broise cĂ©da, et le choix populaire fut sanctionnĂ© par les applaudis- semens de toute la chrĂ©tientĂ©. Courage, homme de Dieu, lui Ă©crivait saint Basile; c'est le Seigneur lui-mĂȘme qui vous a choisi parmi les juges de la terre pour vous faire asseoir dans la chaire des apĂŽtres venez combattre le bon combat! » Ambroise y Ă©tait merveilleusement prĂ©parĂ© par sa vie antĂ©rieure. Il ne sortait pas d'un cloĂźtre, oĂč d'ordinaire on fait mal l'apprentissage de la vie; il avait appris le monde en vivant dans le monde; il connaissait les affaires pour les avoir pratiquĂ©es. 11 Ă©tait de cette race des grands administrateurs de l'empire, esprits graves et sages, nourris des maximes du droit ancien, respectueux de l'autoritĂ©, dĂ©vouĂ©s au maintien de l'ordre. Il porta dans le gouvernement de l'Ă©glise cette nettetĂ© de vues, cette dĂ©cision, ce sens de la rĂ©alitĂ© et de la vie qu'il avait pris dans l'administration des provinces. C'Ă©tait le digne adversaire de Symmaque, et les deux religions qui se disputaient l'empire allaient se combattre dans la personne de leurs deux plus illustres reprĂ©sentans. DĂšs que saint Ambroise apprit la dĂ©marche du sĂ©nat et le succĂšs qu'elle avait manquĂ© d'obtenir, il s'empressa d'Ă©crire une premiĂšre protestation, dans laquelle il ne pouvait pas rĂ©pondre en dĂ©tail aux argumens du prĂ©fet de Rome, puisqu'il ne les connaissait pas en- core. 11 se contentait de rappeler au prince son devoir, et le faisait en termes Ă©nergiques et impĂ©rieux. AssurĂ©ment, c'est un sujet sou- mis, mais il a le sentiment qu'il est l'interprĂšte d'un pouvoir supĂ©- rieur Ă celui des rois, a Tous ceux qui vivent sous la domination romaine, dit-il, servent l'empereur; mais l'empereur doit lui-mĂȘme servir le Dieu tout-puissant. » Comme il parle au nom de ce maĂźtre souverain, il ne prie pas, il commande; il n'implore pas, il menace Soyez sĂ»r que, si vous dĂ©cidez contre nous, les Ă©vĂȘques ne le souf- friront pas. Vous pouvez aller dans les Ă©glises; vous n'y trouverez pas de prĂȘtre pour vous y recevoir, ou vous en trouverez qui vous en dĂ©fendront l'accĂšs. Que leur rĂ©pondrez-vous quand ils vous di- ront L'autel de Dieu refuse vos prĂ©sens, car vous avez relevĂ© l'au- tel des idoles ?» â C'est, on s'en souvient, ce qu'il a fait lui-mĂȘme, Ă la porte de l'Ă©glise de Milan, lorsque aprĂšs le massacre de Thes- salonique il en refusa l'entrĂ©e Ă ThĂ©odose. Une fois qu'on lui eut communiquĂ©, comme il le demandait, la ĂTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 83 requĂȘte de Symmaque, il y rĂ©pondit Ă loisir. La rĂ©ponse est longue, plus longue que l'attaque, oĂč l'on remarque une savante et habile concision, quelquefois mĂȘme traĂźnante et confuse, mais vive partout et souvent Ă©loquente. Sans me piquer de suivre exactement une ar- gumention oĂč la suite fait dĂ©faut, je me contenterai de rĂ©sumer les raisons que saint Ambroise oppose Ă son adversaire. Ces raisons sont souvent de simples plaisanteries. Symmaque prĂ©tend que Rome redemande une religion sous laquelle elle a tou- jours Ă©tĂ© victorieuse , qui l'a sauvĂ©e des Gaulois et l'a dĂ©livrĂ©e d'Hannibal. Mais les Gaulois ont brĂ»lĂ© Rome ; et, s'ils n'ont pas pris le Capitule, ce n'est pas le grand Jupiter, c'est une oie qui les en a empĂȘchĂ©s Ubi tune erat Jupiter? an in anserc loquebatur? On dit que les dieux ont protĂ©gĂ© Rome contre Hannibal ; mais , s'ils sont venus celte fois Ă son secours , il faut avouer qu'ils l'on fait de mauvaise grĂące et qu'ils n'y ont guĂšre mis de diligence. Pour- quoi ont-ils attendu pour se dĂ©clarer jusqu'aprĂšs la bataille de Cannes ? Que de sang n'auraient-ils pas Ă©pargnĂ© en se dĂ©cidant un peu plus vite ! D'ailleurs Carthage Ă©tait paĂŻenne comme Rome ; elle adorait les mĂȘmes dieux et avait droit Ă la mĂȘme protection. Il faut choisir si l'on prĂ©tend que ces dieux ont Ă©tĂ© vainqueurs avec les Romains, il est impossible de nier qu'ils aient Ă©tĂ© vaincus avec les Carthaginois. Enfin, Ă la fameuse prosopopĂ©e de Symmaque , qui avait produit un grand effet, saint Ambroise croit devoir en oppo- ser une autre â c'est une lutte de rhĂ©torique; â il fait, lui aussi, parler Rome, mais d'une façon trĂšs diffĂ©rente. A quoi sert, dit-elle aux Romains, de m'ensanglanter chaque jour par le stĂ©rile sacrifice de tant de troupeaux? ce n'est pas dans les entrailles des victimes, mais dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire... Pour- quoi me rappeler sans cesse aux croyances de nos pĂšres? Je hais le culte de NĂ©ron. J'ai regret de mes erreurs passĂ©es; je ne rougis pas de changer dans ma vieillesse avec le monde entier. Il n'y a point de honte Ă passer dans un meilleur parti; il n'est jamais trop tard pour apprendre. » Symmaque, on s'en souvient, s'Ă©tait fort apitoyĂ© sur le sort des Vestales ; il avait parlĂ© avec attendrissement de ces nobles filles qui vouent leur virginitĂ© au salut de l'Ă©tat, et, par l'influence de leurs vertus, attirent les secours du ciel sur les armes de l'empe- reur. » Saint Ambroise pense qu'il faut beaucoup rabattre de ces Ă©loges. D'abord il fait remarquer qu'elles ne sont que sept ce n'est guĂšre de trouver dans tout l'empire sept jeunes filles qui fassent vĆu de chastetĂ© et renoncent aux joies de la famille pour se vouer au culte des dieux. D'ailleurs, elles n'y renoncent pas tout Ă fait et ne font pas des vĆux perpĂ©tuels. EntrĂ©es Ă dix ans au service de Sh REVUE DES DEUX MONDES. Vesta, elles doivent y rester trente ans. Ce temps Ă©coulĂ©, elles sont libres et peuvent se marier. La belle religion, dit saint Ambroise, oĂč l'on ordonne aux jeunes filles d'ĂȘtre chastes et oĂč l'on permet aux vieilles femmes d'ĂȘtre impudiques 1 » Sans compter qu'on ne se fie guĂšre Ă leur vertu, puisqu'on Ă©prouve le besoin de les Ă©pouvan- ter de menaces terribles pour les maintenir dans le devoir elles doivent ĂȘtre chastes, sous peine d'ĂȘtre enterrĂ©es vives. Saint Am- broise pense que ce n'est pas tout Ă fait ĂȘtre honnĂȘte que de l'ĂȘtre par crainte. » Enfin , si l'on punit sĂ©vĂšrement les coupables , on comble de distinctions et de faveurs celles qui se conduisent bien. Dans leur palais du forum, elles mĂšnent une existence somptueuse; on les promĂšne dans Rome sur des chars magnifiques ; elles ne pa- raissent en public que couvertes de robes de pourpre et de bande- lettes d'or. Tout le monde se lĂšve en leur prĂ©sence pour leur faire honneur ; elles ont partout , mĂȘme au théùtre et au cirque , des places rĂ©servĂ©es et les meilleures. A ces prĂȘtresses de Vesta, si ri- ches, si honorĂ©es, saint Ambroise oppose les vierges chrĂ©tiennes. Celles-lĂ s'engagent pour la vie , et elles gardent fidĂšlement leur vĆu, quoiqu'elles soient libres de le violer ; elles ne sont pas sept seulement, comme les Vestales; elles remplissent les villes, elles peuplent les solitudes. Elles n'ont pas besoin, pour se consacrer Ă Dieu, qu'on leur prodigue la fortune et les privilĂšges; au contraire, ce sont les misĂšres et les privations qui les attirent. Elles portent la robe de bure, elles se nourrissent plus mal que les esclaves, elles remplissent les emplois les plus vils. A cĂŽtĂ© de ces quelques femmes de grande famille, vertueuses par peur ou par ambition, et qui sont l'aristocratie de la virginitĂ©, les autres forment ce que saint Am- broise appelle la populace delĂ pudeur, videte plebem jmdoris l » On pense bien qu'ayant cette opinion des Vestales, saint Ambroise ne peut pas supposer que le ciel se soit mis en peine de les ven- ger. Aussi refuse-t-il de croire que la famine de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente ait Ă©tĂ© infligĂ©e Ă l'empire pour le punir des dĂ©crets de Gratien ; et sa grande raison, c'est qu'elle n'a pas durĂ©, et qu'Ă une annĂ©e stĂ©rile vient de succĂ©der une annĂ©e bĂ©nie. Jamais les rĂ©coltes n'ont Ă©tĂ© plus belles. Et pourtant les dĂ©crets sont toujours en vigueur ; les prĂȘtres continuent Ă ne pas recevoir de salaire ; les biens des tem- ples ne leur ont pas Ă©tĂ© rendus, et le sĂ©nat demande toujours l'au- tel de la Victoire ! Si l'on prĂ©tend que la disette Ă©tait un indice de la colĂšre des dieux , il faut bien reconnaĂźtre que l'abondance qui l'a suivie montre qu'ils se sont apaisĂ©s et ne rĂ©clament plus aucune satisfaction. Jusqu'ici, saint Ambroise n'a guĂšre employĂ© que les argumens des apologistes ordinaires. Ces plaisanteries tantĂŽt lĂ©gĂšres, tantĂŽt ĂTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 85 profondes, dont il se sert si volontiers, Ă©taient d'usage dans la po- lĂ©mique chrĂ©tienne, et l'on en trouve des modĂšles ailleurs. Mais voici qui est plus nouveau et qu'il ne tient de personne. Il se trouve que la discussion l'amĂšne Ă soutenir des principes auxquels l'Ă©glise n'a pas toujours fait un bon accueil et qu'on est d'abord un peu surpris de rencontrer chez un Ă©vĂȘque. On a vu que Symmaque est l'homme du passĂ© ; il veut qu'on reste fidĂšle aux anciennes croyances, il regarde comme un crime de rien changer aux vieux usages. Na- turellement saint Ambroise dĂ©fend l'opinion contraire. Le passĂ© n'est pas son idĂ©al; il croit que rien n'est parfait en naissant et que tout gagne Ă durer. Si les changemens dĂ©plaisent, si l'on se fait une loi de retourner toujours en arriĂšre, pourquoi s'arrĂȘter en route? Il faut aller jusqu'au bout, revenir aux origines du monde, Ă la barbarie, au chaos; il faut prĂ©fĂ©rer Ă nos arts, au bien-ĂȘtre dont nous jouissons, aux connaissances que nous avons acquises, le temps oĂč l'homme ne savait pas se construire une maison ni ense- mencer les champs, oĂč il vivait sous les grands arbres et se nour- rissait du gland des chĂȘnes ; il faut mĂȘme, pour ĂȘtre logique, des- cendre encore plus loin, jusqu'Ă ce moment oĂč la lumiĂšre n'existait pas encore et oĂč l'univers Ă©tait plongĂ© dans les tĂ©nĂšbres. Nous re- gardons l'apparition du soleil comme le premier bienfait de la crĂ©a- tion ; pour Symmaque, c'est le premier pas vers la dĂ©cadence. Par ces raisonnemens exprimĂ©s d'une façon subtile et frappante, saint Ambroise veut nous amener Ă penser qu'il ne faut pas condamner sans retour toutes les innovations, et nous prĂ©parer ainsi Ă la plus grande de toutes, l'introduction du christianisme. Le monde, dit-il, aprĂšs avoir longtemps errĂ©, a changĂ© de route pour arriver Ă la maturitĂ© et Ă la perfection que ceux qui l'en blĂąment accusent la moisson parce qu'elle ne mĂ»rit pas les premiers jours, qu'ils re- prochent Ă la vendange de nous faire attendre jusqu'Ă l'automne, qu'ils se plaignent de l'olive parce qu'elle est le dernier fruit de l'annĂ©e! » Et il conclut en ces termes N'est-il pas vrai qu'avec le temps tout se perfectionne? Ce n'est pas Ă son lever que le jour est le plus brillant; c'est Ă mesure qu'il avance qu'il Ă©clate de lu- miĂšre et qu'il enflamme de chaleur. » VoilĂ la thĂ©orie du progrĂšs trĂšs nettement formulĂ©e cette fois, l'Ă©glise l'invoque Ă son profit ; mais le xviii* siĂšcle l'ayant retournĂ©e contre elle, elle a Ă©tĂ© amenĂ©e Ă s'en mĂ©fier et mĂȘme Ă la combattre comme une erreur cou- pable. Une autre opinion de saint Ambroise mĂ©rite aussi d'ĂȘtre remar- quĂ©e. Symmaque avait soutenu que c'Ă©tait un devoir pour l'Ă©tat de payer les prĂȘtres. En effet, du moment que l'Ă©tat et la religion sont indissolublement liĂ©s ensemble, les prĂȘtres deviennent des fonction- 86 REVDE DES DEUX MONDES. naires comme les autres et ont droit aux mĂȘmes avantages. Il ne peut donc pas comprendre pourquoi le trĂ©sor public a cessĂ© tout d'un coup de rĂ©tribuer leurs services. Saint Ambroise lui rĂ©pond qu'aprĂšs tout, le paganisme est traitĂ© comme les autres religions de l'empire, que les prĂȘtres chrĂ©tiens ne reçoivent pas non plus de salaire, que les Ă©glises n'ont pas plus de droit que les temples Ă re- cueillir des hĂ©ritages; et mĂȘme il affirme qu'on est plus sĂ©vĂšre pour elles, et qu'on veille avec plus de soin Ă les empĂȘcher de s'en- richir. Si une veuve chrĂ©tienne donne sa fortune aux prĂȘtres des temples, le testament est bon 1 ; il est mauvais, si elle la laisse aux ministres de son Dieu. » C'est une injustice, mais saint Am- broise ne s'en plaint pas gleterre, dans la Revue du 15 avril 1888. 2 The Strange adventures of Lucy Smith, by Philips, 1887. LES NOUVEAUX ROMAKS AKGLAIS. 107 mode avec assaisonnement de pĂ©ripĂ©ties Ă©tranges et de paysages inĂ©dits. Avant tout, ils sont sympathiques, les trois aventuriers partis ensemble de Durban Allan Quatermain, vieux chasseur d'Ă©lĂ©phans; le parfait gentleman, sir Henry Gurtis, et le capitaine Good, de l'armĂ©e navale. Leur but est de rechercher un voya- geur disparu; ils ne le rencontreront qu'Ă la fin, aprĂšs avoir dĂ©- couvert, au risque de leur vie, dans une partie de l'Afrique inac- cessible jusque-lĂ aux hommes blancs, le fameux trĂ©sor de Salomon, gardĂ© par des montagnes couvertes de neige, les mamelles gĂ©antes de la reine de Saba, que prĂ©cĂšdent cent trente milles de dĂ©sert. Les ruines d'une citĂ© qui ne serait autre qu'Ophir gisent Ă peu de distance ; il ne faut donc pas s'Ă©tonner de la beautĂ© d'une route qui, Ă demi disparue sous les sables et les matiĂšres refroidies d'antiques Ă©ruptions de lave, apparaĂźt tout Ă coup aussi belle que celle du Saint-Gothard, avec laquelle les ingĂ©nieurs modernes lui trouveraient de grandes ressemblances. Mais, avant d'arriver Ă cette route, les trois intrĂ©pides compagnons sont souvent bien prĂšs de pĂ©rir de faim, de soif et de froid. On les suit avec un mĂ©lange d'enthousiasme et d'angoisse au milieu des horreurs de leur odys- sĂ©e. Un indigĂšne de haute mine, qui n'est autre, maJgrĂ© son long exil parmi les Zoulous, que le roi lĂ©gitime de Kakuanaland, un roi dĂ©possĂ©dĂ© dĂšs son enfance, s'est joint Ă eux et leur sera d'un grand secours. Tous cependant pĂ©riraient dĂšs leur arrivĂ©e au milieu de populations fĂ©roces, qui sacrifient sans pitiĂ© les Ă©trangers, s'ils ne rĂ©ussissaient Ă passer pour des magiciens invulnĂ©rables, grĂące Ă l'effet des armes Ă feu et autres sorcelleries trĂšs naturelles, grĂące aussi Ă la vĂ©nĂ©ration qu'inspirent le monocle et le faux rĂątelier de Good, surpris au moment mĂȘme oĂč il faisait sa toilette, Ă demi rasĂ©, les jambes nues et sans autre vĂȘtement qu'une chemise de flanelle. L'obligation oĂč il se trouve de garder cette apparence burlesque pour ĂȘtre fidĂšle Ă son rĂŽle une fois adoptĂ© n'est pas le moindre Ă©lĂ©ment de gaitĂ© du rĂ©cit ; jamais on n'a autant parlĂ© de trousers en Angleterre; le temps oĂč ils Ă©taient des inexpressibles semble passĂ©, la pruderie britannique est venue Ă composition. Sans le pantalon de Good, nous aurions du reste trop de tragĂ©die, les tableaux sanglans de sacrifices humains alternant sans trĂȘve avec des combats, qui, n'Ă©taient les fusils des trois aventuriers, nous reporteraient Ă V Iliade. Finalement, Ignosi, le prince exilĂ©, remonte sur le trĂŽne de ses pĂšres et invite ses amis anglais Ă puiser dans les richesses de cette caverne d'Aladdin, lachambredu trĂ©sorde Salomon. Une sorciĂšre, peut-ĂȘtre contemporaine de ce grand roi, l'effroyable Gagool, les introduit au plus profond de l'empire de la Mort, » dont elle seule connaĂźt les issues mystĂ©rieuses ; puis, par une noire 108 REVUE DES DEUX MONDES. perfidie, les y laisse enfermĂ©s au milieu des monceaux de diamans et de monnaie d'or frappĂ©e de caractĂšres hĂ©braĂŻques. Cet Ă©pisode est le point culminant de l'Ă©motion ; mais, qu'on se rassure, il y a quelque part un chemin souterrain, et nos aventuriers, trop heu- reux de sortir sains et saufs, regagnent finalement la libre Angle- terre. Seul Quatermain, en sa qualitĂ© de trafiquant, s'est chargĂ©, en cette conjoncture extrĂȘme, de cinq ou six pierres qui reprĂ©sen- tent une fortune. MalgrĂ© ses enfantillages que l'on n'a pas le temps d'apercevoir, tant l'intĂ©rĂȘt se soutient, en grandissant toujours, ce rĂ©cit d'aven- tures est l'un des meilleurs que nous ayons lus. Malheureusement, l'auteur voulut donner une suite Ă son chef-d'Ćuvre. Or, chacun sait que les suites sont presque toujours des tentatives manquĂ©es. Allan Quatermain a le tort d'ĂȘtre en deux volumes, avec beaucoup de remplissage, et de nous faire toucher du doigt, en les rĂ©pĂ©tant Ă satiĂ©tĂ©, les procĂ©dĂ©s assez vulgaires auxquels une fois nous nous Ă©tions laissĂ© prendre. Tout d'abord, on n'est pas fĂąchĂ© de se re- trouver en face du mĂȘme trio de personnages, victorieux des malĂ©- fices de Gagool, et rentrĂ©s dans un home oĂč ils s'ennuient. Le dĂ©- mon des voyages leur parle de nouveau Ă l'oreille ; ils retournent au pays des Gafres pour une expĂ©dition plus difficile encore. De l'Ăźle de Lamu au nord de Zanzibar, les explorateurs se rendent au mont Kenia et ensuite au mont Lakakisera, Ă la dĂ©couverte d'une race blanche qui habite plus loin des territoires inconnus. Nous ne faisons aucune difficultĂ© pour les accompagner jusqu'au dernier point navigable de la riviĂšre Tana, oĂč nous assistons Ă un combat inĂ©gal et d'autant plus intĂ©ressant entre les braves gens de la mis- sion Ă©cossaise, chez lesquels on reçoit une hospitalitĂ© aussi cor- diale que dans les vrais Highlands, et une bande nombreuse de Masai sanguinaires qui ont enlevĂ© la petite-fille du ciergyman; mais lĂ s'arrĂȘte notre plaisir. Nous n'aimons guĂšre le voyage involontaire qui suit, sur la riviĂšre souterraine oĂč flamboie dans l'obscuritĂ© une colonne de feu Ă chapiteau en forme de rose. Ce Styx africain con- duit les voyageurs en pleine fĂ©erie, au milieu des chimĂ©riques habitans du Zu-Vendi, gouvernĂ©s par deux reines jumelles, l'une blonde et belle comme le jour, l'autre brune et belle comme la nuit, sauvagesses de keepsĂ ke, qui deviennent toutes les deux amoureuses du brave capitaine Gartis, lequel, aprĂšs maintes tribu- lations, finit par Ă©pouser celle qui ressemble le plus Ă une An- glaise, et par devenir roi de cette rĂ©gion du centre de l'Afrique, oĂč il introduira la Bible et Ă©lĂšvera en gentleman un fils qui nous donnera peut-ĂȘtre un jour il n'y a pas de raison pour que cela finisse une suite Ă la suite des Mines de Salomon, Ge qui nous a LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 109 rendu peut-ĂȘtre dur Ă l'excĂšs pour Allan Quatermain, c'est l'in- convenance du rĂŽle attribuĂ© dans ses pages au Français de la troupe, un certain Alphonse, cuisinier de son Ă©tat, ridicule, avec sa petite taille et ses grosses moustaches, vantard, hĂąbleur et pol- tron au demeurant. On voudrait en vain nous faire croire que cette caricature lourdement crayonnĂ©e, sans verve et sans esprit, doit ser- vir de pendant Ă celles des jeunes misses dont les longues dents et les pieds invraisemblables dĂ©fraient depuis des siĂšcles les plaisan- teries gauloises. Il y a lĂ un parti-pris tout autrement offensant et qui peut-ĂȘtre mettra fin Ă la faveur avec laquelle les premiĂšres pro- ductions de M. Rider Haggard ont Ă©tĂ© accueillies chez nous. âą Si les aventures d' Allan Quatermain sont trop longues et d'une couleur locale fort douteuse, que dire de celles de She, qui em- brassent des milliers d'annĂ©es et ne sont pas prĂšs de finir, pour peu que les rĂ©incarnations continuent. C'est Ă notre avis un pur galimatias, qui a le tort suprĂȘme d'ĂȘtre prĂ©tentieux autant qu'il est vide. Un beau jeune Anglais, Ă cheveux jaunes, du nom de LĂ©o Vincey, possĂšde par hĂ©ritage un fragment de poterie ancienne sur lequel est relatĂ©e l'histoire de la princesse Ă©gyptienne Amenartas, appartenant Ă la race royale des Pharaons, pour l'amour de laquelle le Grec Kal- likrates, prĂȘtre d'Isis, rompit autrefois ses vĆux. Poursuivi par la vengeance de la dĂ©esse outragĂ©e, il prit la fuite, gagna la cĂŽte de Lybie et atteignit les cavernes de KĂŽr, oĂč il eut Ă choisir entre le trĂ©pas et la furieuse passion d'une reine blanche, magicienne puis- sante, qui avait connaissance de toutes choses, et dont la beautĂ© surhumaine ne devait jamais mourir. Il resta fidĂšle Ă Amenartas, et son cadavre ne sortit jamais des cavernes de KĂŽr. LĂ©o Vincey, des- cendant de Kallikrates, ressemble trait pour trait Ă cet aĂŻeul infor- tunĂ©. Il part pour l'Afrique, et, sur une cĂŽte inexplorĂ©e jusque-lĂ , au nord des chutes du ZambĂšse, trouve, rĂ©gnant sur un peuple de nĂšgres sanguinaires, une femme blanche mystĂ©rieuse, enveloppĂ©e de la majestĂ© d'une vie sans fin, qui n'est autre qu'Ayesha, Elle, la rivale d'Amenartas; ombre fĂ©minine de l'Ă©ternitĂ©, elle garde en- core dans son sein l'orage des passions humaines. Soudain, Elle reconnaĂźt l'objet de son amour, et, dĂ©terminĂ©e Ă le retenir cette fois, elle entreprend de lui faire traverser les flammes de vie d'oĂč l'on sort inaccessible Ă la vieillesse. Pour lui donner l'exemple, elle s'y jette la premiĂšre; mais tout Ă coup ses prĂ©rogatives l'abandonnent Elle se transforme en momie. Amenartas est vengĂ©e. Peut-ĂȘtre M. Rider Haggard lui-mĂȘme serait-il assez embar- rassĂ© de nous donner la clĂ© de cette allĂ©gorie, Ă©crite d'un style tantĂŽt pompeux et tantĂŽt nĂ©gligĂ©. Nous l'engageons Ă laisser de cĂŽtĂ© la sorcellerie africaine, Ă se complaire un peu moins aussi 110 REVUE DES DEUX MONDES. dans les scĂšnes sanglantes de rixes et de tortures, et Ă revenir enfin aux personnages humains vivant dans des conditions ordinaires, ou tout au moins vraisemblables, fĂ»t-ce au milieu de paysages exotiques. Telle est cette intĂ©ressante Jes^, dont le pĂ©chĂ© ressemble beaucoup Ă celui de Madeleine, Comme dans le roman de Mâą^Garo, Ćuvre Ă©mouvante qui a Ă©tĂ© imitĂ©e bien des fois, mais non pas Ă©galĂ©e, l'hĂ©roĂŻne de M. Rider Haggard se sacrifie avec une gĂ©nĂ©- rositĂ© dans laquelle il entre trop d'imprudence et trop d'orgueil pour qu'elle puisse longtemps se soutenir. Vaillante, exaltĂ©e, sĂ»re d'elle-mĂȘme Ă l'excĂšs, Jess laisse l'homme qu'elle adore Ă sa sĆur cadette, amoureuse, elle-mĂȘme, de cet ex-officier de l'armĂ©e anglaise, devenu Ă©leveur d'autruches dans le Transvaal. Jamais John Neil ne saurait ce qu'elle Ă©prouve, si les circonstances ne les plaçaient ensemble, seuls tous les deux, en face d'un pĂ©ril mortel. Vous rappelez-vous l'une des nouvelles les plus passion- nĂ©es de George Sand, la scĂšne brĂ»lante oĂč Melchior en pleine tem- pĂȘte, voyant le naufrage imminent, saisit entre ses bras celle qu'il lui est dĂ©fendu d'aimer, et s'abĂźme avec elle dans les voluptĂ©s qui devaient leur charmer la mort, mais qui, le navire Ă©tant sauvĂ© par miracle, les conduisent Ă la dĂ©mence et au suicide? La situation est analogue, mais ici l'aveu vient de Jess. Se croyant sĂ»re de pĂ©- rir avec le fiancĂ© de sa sĆur, elle s'abandonne Ă la passion irrĂ©sis- tible que, follement, elle cru pouvoir dompter. Cette fois aussi, le salut surgit Ă l'improviste, un salut qu'elle maudirait s'il ne lui res- tait le pouvoir de se sacrifier encore, en tuant de sa main Franck Muller, un ennemi qui menace le bonheur et le repos de cette sĆur trop aimĂ©e. AprĂšs quoi elle meurt d'Ă©puisement et d'un broken heart. La fin est vraiment trop arrangĂ©e Ă souhait il faut que Jess disparaisse, il faut que le hasard lui fasse rencontrer son amant avant d'expirer, et tout cela, en effet, a lieu sans grand souci de la vraisemblance. Dans les Ă©tranges paysages du Transvaal, l'impos- sible, aprĂšs tout, choque moins qu'ailleurs, et puis on pardonne beaucoup de choses Ă M. Rider Haggard en faveur de son premier chapitre, oĂč le combat d'une autruche contre un jeune officier, qui n'aurait pas le dessus si une charmante demoiselle ne lui prĂȘ- tait main forte, est racontĂ© de la façon la plus pittoresque. Les figures de Cafres, de Boers, de mĂ©tis, de Hottentots, sont toutes bien posĂ©es et suffisamment caractĂ©ristiques. Nous avions toujours cru pourtant que les vieux colons hollandais de l'Afrique du Sud formaient une population hospitaliĂšre et patriarcale. M. Rider Haggard en fait, au contraire, un tableau peu flatteur. Rappelons-nous qu'il est Anglais, et que le moment qu'il entreprend de peindre est celui oĂč ses compatriotes, battus par les Boers, se virent forcĂ©s d'Ă©vacuer leurs possessions. Il y a un peu d'histoire contemporaine dans ce LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 111 rĂ©cit palpitant, d'oĂč se dĂ©tache un beau caractĂšre de femme, tout ardeur et toute spontanĂ©itĂ©. Le hĂ©ros est bien nul pour ĂȘtre aimĂ© Ă la fois par deux jolies filles, mais une certaine pĂ©nurie explique le cas excessif que Jess et Bessie font de ce garçon paisible qui, sans prĂ©mĂ©ditation et sans malice, passe de la blonde Ă la brune, Ă©pouse l'une consciencieusement et continue tout bas Ă regretter l'autre. Du reste, en d'autres lieux mĂȘme que le Transvaal, l'amour ne se mesure pas au mĂ©rite, et l'on aime presque toujours la crĂ©a- ture de son imagination. Nous ne chercherons donc pas de mau- vaise querelle Ă M. Rider Haggard, et nous le prierons au contraire de s'en tenir Ă la voie qu'il a inaugurĂ©e en Ă©crivant Jessi. C'est lĂ qu'il trouvera dorĂ©navant ses vĂ©ritables succĂšs. La mine de Salo- mon est Ă©puisĂ©e il n'y a plus rien Ă en tirer. III. Au sortir de la riviĂšre souterraine qui conduit Ă l'empire quasi fabuleux de Zu-Vendi, au sortir des cavernes de KĂŽr et de toute cette fĂ©erie africaine qui ne s'appuie pas, quoi qu'en dise son brillant Ă©vocateur, sur de bien sĂ©rieuses autoritĂ©s, on se retrouve avec plai- sir dans les fraĂźches campagnes anglaises, observĂ©es avec une sym- pathie si profonde et si sincĂšre par M. Thomas Hardy, l'Ă©crivain qui, depuis George Eliot, nous a donnĂ© l'impression la plus juste et la plus intĂ©ressante de la vie rustique. Cette vie-lĂ offre bien moins de poĂ©sie en Angleterre que chez nous ; d'abord le costume local manque, les paysans ont l'air d'ouvriers mal vĂȘtus ; et puis le mor- cellement de la propriĂ©tĂ©, s'il fait tort ailleurs Ă la beautĂ© du pay- sage, s'il empĂȘche le superbe dĂ©veloppement des forĂȘts, s'il ne souffre rien de comparable Ă l'aspect aristocratique du comtĂ© de Kent tout entier, qui ressemble Ă un parc immense, ce morcellement Ă©ga- litaire, rĂ©sultat des rĂ©volutions, implique une joyeuse indĂ©pendance dont le reflet se retrouve sur les visages et dans les mĆurs. Les cultures chez nos voisins sont moins variĂ©es, le ciel surtout est moins riant, le climat moins favorable Ă la gaĂźtĂ©, la nature trop civilisĂ©e, trop perfectionnĂ©e, trop utilisĂ©e par l'industrie, la reh- gion enfin n'a aucune de ces pompes extĂ©rieures qui s'harmoniseet si bien avec la floraison des aubĂ©pines, avec l'heure des semailles ou celle des moissons ; elle fait du dimanche le jour le plus morne, le plus silencieux de la semaine. Pour toutes ces raisons et pour d'autres encore qui tiennent au caractĂšre et aux habitudes des classes infĂ©rieures, Ă leur esprit lourd, Ă©minemment pratique et terre Ă terre, le roman champĂȘtre est bien plus difficile Ă Ă©crire en Angleterre qu'en France, oĂč les divers patois ont des tournures savoureuses, expressives, que l'on chercherait en vain dans la 112 REVUE DES DEUX MONDES. bouche mĂȘme des personnages d'Adam Bede. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de l'Ecosse, qui a sa langue, ses usages, sa cou- leur Ă part, mais de la campagne anglaise proprement dite, domaine de George Eliot et de M. Hardy. The Woodlanders nous font faire connaissance avec la vie forestiĂšre. Great Hintock et Little Hintock ne doivent pas ĂȘtre loin du rivage mĂ©ridional que l'on atteint en suivant une route de diligence abandonnĂ©e qui part de Bristol ; ils sont situĂ©s dans une rĂ©gion de grands bois qui alter- nent avec des vergers, et leur population fournit les acteurs d'un drame qui, entrecoupĂ© d'idylles charmantes, n'a que le tort de laisser dĂ©border en trois volumes plus d'Ă©pisodes surajoutĂ©s qu'il n'en faudrait pour dĂ©frayer l'intĂ©rĂȘt de trois romans distincts. M. Hardy n'est pas en progrĂšs, loin de lĂ , depuis qu'a paru le beau livre, Far from the madding crowd 1. Il tombe de plus en plus dans une insupportable diifusion. Trois volumes pour nous expliquer que la fille du marchand de bois Melbury a payĂ© bien cher l'Ă©ducation distinguĂ©e que son pĂšre lui a fait donner au loin, puisque son mariage avec Giles Winterborne, un paysan sublime, qui ne comprend plus ses mots de dictionnaire, » en devient im- possible, c'est vraiment trop. Les fatalitĂ©s de l'isolement intellectuel livrent GrĂące Melbury au seul Ă©gal qu'elle ait dans le pays, Ă Fitz- piers, jeune mĂ©decin sans principes qui la trompe et finalement en- lĂšve la dame du chĂąteau. Naturellement, la dĂ©laissĂ©e retrouve un ami dans le pauvre Winterborne. Avec la gĂ©nĂ©rositĂ© quasi chevale- resque qu'il apporte dans tous ses actes, l'homme de la nature, l'humble forestier meurt pour GrĂące, pour son honneur, pour son salut. On est assez dĂ©goĂ»tĂ©, Ă la fin, de voir l'objet d'un pareil dĂ©- voĂ»ment se rĂ©concilier avec Fitzpiers ; ceci est un sacrifice aux lec- teurs timorĂ©s qu'a pu scandaliser la scĂšne hardie qui devrait clore le roman, lorsqu'on prĂ©sence du cadavre de Giles Winterborne, GrĂące chĂątie d'un mot vengeur son indigne mari elle s'est donnĂ©e Ă Giles, elle a Ă©tĂ© sa maĂźtresse. La jeune femme fait d'autant plus fiĂšrement cette dĂ©claration qu'elle n'a en rĂ©alitĂ© rien Ă se repro- cher, sauf un excĂšs de vertu quelque peu Ă©goĂŻste. The Woodlanders sont composĂ©s avec nĂ©gligence et renfer- ment plus d'une scĂšne puĂ©rile et maladroite ; mais quel joli ro- man en un volume on tirerait de ces neuf cents pages indi- gestes ! L'histoire de la vente des cheveux de Marty South, le silencieux sacrifice de ce cĆur simple, ferait Ă lui seul une nouvelle touchante, en y joignant la mort du vieux South, cette espĂšce de Sylvain qui croit son existence attachĂ©e Ă celle du gros arbre dont i Voir, dans la Revue du 15 dĂ©cembre 1875, le Roman pastoral en Angleterre, par M. LĂ©on Boucher. LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 113 la chute devient, en effet, le signal de son dernier soupir. A re- cueillir aussi comme une perle, la scĂšne quasi shakspearienne de la nuit de la Saint-Jean, quand les garçons guettent derriĂšre chaque taillis les jeunes filles parties folĂątres pour interroger l'oracl^^, ces surprises, ces poursuites, le jeu coquet qui finit si mal entre le docteur et l'effrontĂ©e Suke Damson ; cette futaie Ă©clairĂ©e par la lune oĂč, fidĂšles Ă une tradition lĂ©gendaire, les amoureux se fuient et se rejoignent, est un adorable dĂ©cor, et combien pathĂ©tique le tableau de la fin, Marty au cimetiĂšre ! En maint autre endroit se montrent aussi frappantes que jamais les rares qualitĂ©s du roman- cier ce sentiment de la nature qui se passe de longues descriptions, dĂ©couvrant toujours le dĂ©tail juste et caractĂ©ristique, un mĂ©lange discret de poĂ©sie et de rĂ©alisme, la verve comique jaillissant de l'observation minutieuse et spirituelle, la grĂące ou la grandeur idyl- lique prĂȘtĂ©e aux travaux des champs, la fnesse des poriiails. Res- serrĂ©, condensĂ©, ce livre aurait une vĂ©ritable valeur. Tel qu'il est, il semble ennuyeux; l'action se perd dans les dĂ©tails accumulĂ©s. Nous engagerions volontiers M. Hardy Ă s'armer d'une serpe et d'une cognĂ©e pour donner de l'air, pour ouvrir des sentiers, pour mĂ©nager des Ă©chappt^es dans cette belle forĂȘt trop touffue qui lui est fami- liĂšre, et qu'il nous ferait aimer davantage en abrĂ©geant un peu la route sur laquelle il faut le suivre. Bien peu de promeneurs vont jusqu'au bout, tant la course est longue et souvent monotone. La prolixitĂ© oĂźi se noie le talent reconnu de M. Hardy fait apprĂ©- cier davantage le tour sobre, ferme et concis d'un autre talent, fĂ©minin celui-lĂ , et qui en est Ă son coup d'essai, mais le coup d'es- sai est un coup de maĂźtre. On a prononcĂ© encore, Ă propos d' Une TragĂ©die au village 1, le nom de George Eliot ; certainement, il se- rait facile d'Ă©tablir des points de comparaison entre ce p- lit roman, qui n'est guĂšre qu'une nouvelle, et les premiers rĂ©ciisoĂč l'auteurdes ScĂšnes de la vie clĂ©ricale greffa le langage des paysans sur son style si pur et si Ă©levĂ©. Gomme dans les livres d'Eliot encore, la pitiĂ©, une pitiĂ© plus large que les femmes ne la conçoivent d'ordinaire, car elle s'Ă©tend aux pires consĂ©quences de la misĂšre et de l'abandon, la pitiĂ© jointe au sentiment profond de la justice se dĂ©gage d'un drame de tous les jours, simplement exposĂ©. L'hurnbie hĂ©roĂŻne est une pauvre orpheline, une dĂ©licate enfant des villes, recueillie chez des parens rigides, fermiers dans l'Oxfoidshire, qui se mĂ©fient de sa gentillesse, ayant sans cesse prĂ©senta l'esprit, si 1 on peut, appeler esprit cet entendement obtus, que sa mĂšre a jadis mal tournĂ© Par leurs mauvais traitemens, leurs soupçons injurieux, ces puritains 1 A Village tragedy, by Margaret L. Woods. London, 1887; Bentley and Son. TOME Lxxxvni â 1888. i. 8 114 REVUE DES DEUX MONDES. de village la jettent comme malgrĂ© elle dans les bras du seul ĂȘtre au monde qui lui ait jamais tĂ©moignĂ© de l'affection, le laboureur Jess, un rustre assez stupide, mais profondĂ©ment honnĂȘte, que l'ignorance et la pauvretĂ© empĂȘchent seules de lĂ©gitimer sur-le- champ ses amours, des amours qu'aurait pu illustrer Bastion Le- page. Cette pastorale tout entiĂšre est d'un rĂ©alisme qui Ă©tonne, quand on connaĂźt le rang social et l'Ă©lĂ©gante personnalitĂ© de son au- teur; les moutons n'y portent point de rubans roses, les amou- reux y sont muets dans leur tendresse autant que les arbres, les plantes et les ĂȘtres, Ă peine plus conscieas, avec lesquels ils par- tagent les bienfaits inĂ©galement rĂ©partis de la mĂšre nature; » la rudesse des physionomies et des propos, l'implacable pharisaĂŻsme de certains church-goers, la brutalitĂ©, l'avarice, l'entĂȘtement bestial des paysans, les prĂ©jugĂ©s Ă©troits et cruels d'une petite bourgeoisie campagnarde, rien de tout cela n'est voilĂ© ni adouci. Annie supporte patiemment les humiliations dont on l'abreuve, tant qu'elle a auprĂšs d'elle son brave compagnon, mais la veille mĂȘme du jour oĂč ils vont enfin se marier, un accident horrible enlĂšve Jess. L'enfant qui va naĂźtre n'a plus de pĂšre, l'abandonnĂ©e ne voit pour lui et pour elle d'autre ressource que le suicide. Elle l'a commis d'intention, quand Dieu, plus clĂ©ment que les hommes, la dĂ©livre. Et qui donc blĂąmera cette malheureuse d'avoir voulu mourir? Certes, ce n'est pas M'* Woods; elle a pour les misĂ©rables le sentiment si admirablement rendu par l'Acker- mann anglaise, miss Mary Robinson, dans une de ses poĂ©sies 1, ce sentiment qui conduit Ă se demander devant une prostituĂ©e du dernier ordre Qui donc rĂ©pondra pour le crime? Est-ce elle, l'amant, ou les frĂšres?.. Ou moi qui n'ai pas fait un geste? » L'au- teur de A Village tragedy ne se prononce ni pour ni contre ses personnages, les laisse s'expliquer, et se borne Ă les faire vivre d'une vie si intense que leurs passions, leurs peines, les fatalitĂ©s dont ils sont victimes s'imposent Ă notre imagination comme si nous en Ă©tions tĂ©moins. Annie a traversĂ© les pires Ă©preuves, mais enfin l'hĂŽpital et l'Ă©pouvantable workliouse lui seront Ă©pargnĂ©s. L'anneau de Jess au doigt, ce pauvre anneau qu'il rapportait de la ville quand le train l'a Ă©crasĂ©, elle Ă©chappera au jugement du monde, qui ressemble fort dans un village Ă ce qu'il est ailleurs, avec la grossiĂšretĂ© apparente de plus. Peut-ĂȘtre sera-t-il admis, lĂ oĂč elle va, que la fidĂ©litĂ©, le dĂ©voĂ»ment rĂ©ciproques, la soufiVance sup- portĂ©e en commun, Ă©tablissent un lien sacrĂ© entre deux ĂȘtres; mais c'est ce que refusent de reconnaĂźtre l'huissier, un libertin dans son 1 Le BĂčv,c Ă©missaire. PoĂ©sies de miss Mary Robinson, traduites de l'anglais par .M. James Darmesteter. paris, 1888; Lemerre. LES NOUVEADX ROMANS ANGLAIS, H5 temps, la blanchisseuse, qui a eu des malheurs effacĂ©s par ses noces tardives, la femme du vicaire, charitable pourtant, mais qui prĂ©pare Ă regret du bouillon pour les pĂ©cheresses, et tous ces fermiers, Ă cheval sur la respectahiiity, qui n'ont eu d'amour ici- bas que pour l'Ă©pargne sordide, pour ce qui se vend au marchĂ©, pour leurs dindons, pour la terre. Les moindres traits sont d'une vĂ©ritĂ© poignante; nous n'en reprocherons que quelques-uns Ă M'^* Woods, ceux qui rendent inutilement rĂ©pulsive la figure de l'idiot, moins originale d'ailleurs que les autres. Nous avions dĂ©jĂ vu de ces ĂȘtres, infĂ©rieurs Ă la bĂȘte par leurs appĂ©tits haineux, jouer le rĂŽle aveugle du destin dans des romans qui ne valent pas celui-ci. lY. Encore ime Ćuvre de dĂ©but, une Ćuvre de femme, qui est en mĂȘme temps une Ćuvre supĂ©rieure the Silence of dean Mait- land, par Maxwell Gray; seulement, on retombe ici dans ce que les collectionneurs de documens humains appellent le vieux jeu, » c'est-Ă -dire que l'imagination joue son rĂŽle dans l'arrangement de ce drame, fondĂ© pourtant, assure-t-on, sur la pure vĂ©ritĂ©. Quant Ă cela, du reste, peu nous importe ; les mots c'est arrivĂ©, » ne de- vraient avoir de prestige que pour l'enfance. PassĂ© cet Ăąge, on sait bien que l'art consiste Ă chercher et Ă choisir dans la vĂ©ritĂ© vĂ©cue ce qui est du domaine des Ă©motions intellectuelles; c'est ce qu'a fait sans doute Maxwell Gray, avec des prĂ©occupations de moraliste et de psychologue qui sĂ©parent son livre, tout Ă©mouvant qu'il soit, du genre sensationnel auquel, sur le simple Ă©noncĂ© du sujet, on le soupçonnerait d'appartenir. Cyril Maitland, celui qui doit devenir un jour le grand doyen de Belminster dĂ©cidĂ©ment les romanciers en veulent Ă ces person- nages infiniment vĂ©nĂ©rables d'ordinaire, les deans, l'Ă©loquent, le prestigieux Cyril Maitland, n'Ă©tait encore que diacre quand sa vertu, austĂšre cependant et poussĂ©e jusqu'Ă l'ascĂ©tisme, s'est fondue au feu de la tentation. Il a oubliĂ© une minute ses devoirs de clergyman et ses fiançailles avec l'aimable miss Everard; il s'est laissĂ© gagner par la passion que sa beautĂ© d'archange et le charme qui le servira si bien plus tard pour la conduite des Ăąmes inspirent Ă une fille du peuple ardente et superbe, Anna Lee. AprĂšs quoi, il reçoit les der- niers ordres, Ă©pouse celle qui est son Ă©gale par l'Ă©ducation, et se per- suade sans trop de peine qu'en pourvoyant aux besoins d'un enfant qui va naĂźtre, il effacera ses torts; mais il a comptĂ© sans la colĂšre du vieux Lee, qui, ayant dĂ©couvert la faute de sa fille, poursuit le sĂ©ducteur, le provoque et le contraint presque au meurtre^ car Cyril 116 REVUE DES DEUX MONDES. Ă©tait en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense. On trouve Benjamin Lee mort dans un bois, l'enquĂȘte s'ouvre, etce n'est pas le vĂ©ritable assassin qui est arrĂȘtĂ©, mais son plus intime ami, son camarade d'universitĂ©, son futur beau-frĂšre, le docteur Everard, contre lequel les preuves paraissent s'accumuler d'une façon Ă©crasante. Et Cyril hĂ©site Ă parler, et le be- soin qu'il a de l'estime des hommes l'arrĂȘte, et le malheureux Eve- rard est condamnĂ©, sur le faux tĂ©moignage d'Anna Lee, qui veut sauver celui qu'elle aime encore, Ă vingt ans de travaux forcĂ©s. Seule, Lilian, la sĆur jumelle de Cyril, a foi, malgrĂ© les apparences, dans l'innocence d'Everard; patiente et dĂ©vouĂ©e, elle l'attendra, et le jour oĂč il revient brisĂ©, vieilli, aprĂšs un chĂątiment immĂ©ritĂ©, elle sera lĂ , prĂȘte Ă lui tendre les bras, Ă devenir sa femme comme elle l'avait promis. Cyril est alors sur le point de passer Ă©vĂȘque de Warham, le siĂšge le plus important de l'Angleterre ; il a montĂ© triomphale- ment tous les degrĂ©s de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique, il a satisfait cette soif de considĂ©ration qui est le trait dominant de son carac- tĂšre ; ses vertus, ses talens sont cĂ©lĂšbres ; ses remords sont depuis longtemps Ă©touffĂ©s chez lui sous des sophismes qui lui font donner le pas aux devoirs de sa vocation sur ceux de sa conscience. Que faudra- 1- il pour le prĂ©cipiter du haut de ce trĂŽne de mensonge? Un regard de celui qu'il a perdu, un regard de pitiĂ©, un mot de misĂ©- ricorde. Everard pardonne, et, devant cet acte vĂ©ritablement Ă©van- gĂ©lique, le triple airain dont s'enveloppait le cĆur du prĂȘtre indi- gne tombe, et ce cĆur se brise, Ă moins que vous ne prĂ©fĂ©riez croire que l'opium, dont il use souvent, aide Ă la mort subite du doyen, qui, aprĂšs avoir confessĂ© publiquement sa faute devant le clergĂ©, devant le peuple, dans une scĂšne magnifique et grandiose dont la cathĂ©drale de Belminster est le théùtre, reste immobile d'une immobilitĂ© qui est celle de la mort, la tĂȘte appuyĂ©e au rebord de cette chaire oĂč sa voix Ă©loquente vient de retentir pour la derniĂšre fois. Tel est en substance ce sujet qui eĂ»t tournĂ© si aisĂ©ment au mĂ©lo- drame. On peut se reprĂ©senter sans peine ce que miss Braddon en eĂ»t fait, tandis que, sous la plume de Maxwell Gray, l'Ćuvre vaut surtout par l'Ă©tude des caractĂšres, aussi solides, d'un dessin aussi juste et aussi serrĂ© que si le rĂ©cit oĂč ils se meuvent n'Ă©tait pas romanesque, â qualitĂ© devenue trĂšs rare, par parenthĂšse, dans les romans de nos jours. Qu'un jeune clergyman, vouĂ© Ă la plus haute piĂ©tĂ©, mĂȘme Ă des macĂ©rations excessives, Ă©prouve une fois la vĂ©ritĂ© du mot de Pascal Qui fait l'ange fait la bĂȘte, » qu'une dĂ©faillance passagĂšre ait pour lui des consĂ©quences incalculables, il n'y a lĂ rien que de banal et d'assez vulgaire ; ce qui nous intĂ©resse, c'est la maniĂšre dont sa chute est prĂ©parĂ©e dĂšs ce premier chapitre, qui s'ouvre avec tant LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 117 d'ampleur sur un morceau si rĂ©el de la campagne anglaise oĂč se groupent, Ă l'arriĂšre-plan, ces comparses auxquels George Eliot excel- lait Ă donner la couleur et la vie. Maxwell Gray, lui aussi, possĂšde une puissance rare pour faire manĆuvrer la foule des personnages secondaires qui se mĂȘlent naturellement Ă l'action et donnent leur avis sur ce qui se passe mieux que ne ferait l'auteur. Un trait insi- gnifiant en apparence, une remarque jetĂ©e incidemment, suffisent Ă nous mettre au fait, appelant notre attention sur le grain de sĂ©nevĂ© qui va se dĂ©velopper, pousser dfs branches. C'est dans ce dĂ©ve- loppement que rĂ©side tout l'intĂ©rĂȘt. Une sĂ©duction, une erreur judi- ciaire, voilĂ , certes, des matĂ©riaux bien souvent employĂ©s; mais comme le jeu des passions les renouvelle ! Quelle poignante Ă©tude de l'orgueil dans l'Ăąme d'Anna Lee, par exemple! D'abord ce n'est que l'innocent orgueil de sa beautĂ© ; ce sentiment, qui la rend si rĂ©- servĂ©e, si respectueuse d'elle-mĂȘme avec ses pareils, la livre sans dĂ©fense Ă l'homme d'une condition supĂ©rieure qui la traite en dame ; c'est l'orgueil encore qui lui dicte un excĂšs de dĂ©sintĂ©ressement quand elle veut Ă©lever son fils sans le secours de personne, et son abnĂ©gation quand elle se relire du chemin de l'infidĂšle pour le laisser se marier, et son endurcissement dans le crime aprĂšs le faux tĂ©moignage qui envoie Everard au bagne. Mal et bien, tout chez elle sort d'une mĂȘme passion qui la gouverne. D'autre part, quel est le point faible de Cyril? L'amour de la vaine louange, le besoin d'ĂȘtre apprĂ©ciĂ©, vĂ©nĂ©rĂ©. Cette faiblesse apparaĂźt dĂšs ses premiĂšres paroles de la façon la plus naturelle et la plus excusable Ă la fois ; elle est presque justifiĂ©e par de grands talens,de hautes aspirations. De lĂ , cependant, toutes les indignitĂ©s de sa vie; de lĂ le plaisir qu'il prend Ă l'adoration aveugle d'Anna Lee, de lĂ l'espĂšce de cruautĂ© dont il fait preuve envers elle aussitĂŽt que la crainte du scandale s'empare de lui, de lĂ son silence devant la condamnation de son meilleur ami, de lĂ ses longues annĂ©es de ministĂšre sacri- lĂšge. Il est faible, faible autant qu'est fort l'innocent qui fut sa vic- time et qui, lui, bien qu'il n'ait rien d'un ange, bien qu'il ne soit qu'un honnĂȘte homme, accomplit au bagne une mission sublime, en Ă©levant vers le bien, par ses paroles et ses exemples, la pensĂ©e des coupables qui l'entourent. 11 a traversĂ© l'enfer du dĂ©sespoir et du doute, ce n'est que par la lutte qu'il est arrivĂ© Ă la rĂ©signation, Ă la puissance de comprendre que l'on peut remplir au fond d'une prison une tĂąche aussi belle que le serait n'importe quelle responsabilitĂ© honorable, acceptĂ©e Ă la face du monde. Celle qui l'aime et qui croit en lui, cette Lilian qui reprĂ©sente dus ewig iveibliche de Goethe, V Ă©ternel fĂ©minin qui nous attire au ciel, lui a dit Les desseins de Dieu sont insondables; il vous a placĂ© oĂč vous ĂȘtes avec des inten- 118 REVUE DES DEUX MONDES. tions aussi dĂ©terminĂ©es que celles qui lui font placer un roi sur son trĂŽne, le prĂȘtre Ă l'autel, ou la fleur au soleil. » C'est Everard, expiant pour un autre et travaillant dans l'abjec- tion Ă une Ćuvre de salut, qui est en rĂ©alitĂ© le prĂȘtre. La gloire de Cyril retombe au contraire sur sa tĂȘte en charbons ardens. Tout le bien qu'il fait depuis des annĂ©es ne lavera jamais chez lui cette petite tache Ă©largie dans la luxure et dans le sang, et que l'hypo- crisie rend indĂ©lĂ©bile. En vain se croit-il nĂ©cessaire Ă la grandeur de l'Ă©glise, en vain se persuade-t-il que ses expĂ©riences, bien qu'ignominieuses pour lui, sont utiles aux Ăąmes, puisqu'elles l'ai- dent Ă les diriger, son prestige de voyant, d'inspirĂ©, de prophĂšte, n'est que mensonge. Artiste, il l'est assurĂ©ment, et virtuose mer- veilleux, mais il n'est que cela. De ses souffrance, de son repen- tir, il fait de l'Ă©loquence, de la poĂ©sie, de la littĂ©rature. Jamais il n'est plus persuasif que quand il parle en ses sermons des joies de l'innocence qu'il a perdue, des dĂ©lices de la paix qu'il ne connaĂźt plus, du crime de Judas qui est le sien. Pure virtuositĂ©,., il se souvient, il utilise, â il se donne Ă lui-mĂȘme l'illusion d'une pĂ©nitence stĂ©rile. Un signe de la vigueur du caractĂšre anglais, c'est le dĂ©dain que la plupart des Ă©crivains et des pensem's de ce pays tĂ©moignent pour le repentir sentimental. Comme le faisait remarquer un pĂ©nĂ©trant commentateur de Shakspeare 1, l'auteur du Roi Jean et de Ri- chard m nous intĂ©resse aux forts qui ont commis le mal en sachant ce qu'ils voulaient ; il laisse sans rĂ©compense humaine les bons qui trouvent ailleurs, plus haut, en eux-mĂȘmes, le prix de leur vertu, et, certainement, toute autre moreJe distributive est mesquine au- tant qu'elle est fausse; â mais le repentir ne se rencontre que chez ceux de ses personnages qu'il nous conduit Ă mĂ©priser. Ce re- pentir, en effet, est-il autre chose que l'attribut de la faiblesse, quand il ne prend pas la forme active de la rĂ©paration ? Accepter les consĂ©quences de nos actes et en triompher jusqu'Ă rede- venir maĂźtres de notre destinĂ©e, voilĂ tout le devoir. La morale de Maxwell Gray est inflexible, aussi Ă©loignĂ©e de cet hugotisme qui s'apitoie systĂ©matiquement sur le galĂ©rien, la prostituĂ©e et autres victimes des prĂ©jugĂ©s, que de ce jĂ©suitisme qui admet les expia- tions secrĂštes, les pĂšlerinages en terre sainte entrepris sous le cilice par ces bons chevaliers du moyen Ăąge, lesquels, aprĂšs avoir violĂ© la plupart des commandemens, revenaient absous et mouraient en odeur de saintetĂ© ; le ChrysostĂŽme de Belminster leur ressemble, jusqu'au moment oĂč il comprend bien tard qu'il n'y a que la vĂ©ritĂ© 1 RĂ©pertoire de Shakspeare, lectures et commentaires, par Jane Brown. LES ROMANS ANGLAIS. 119 qui serve. Sans doute, on pourra trouver quelque chose d'un peu voulu et qui ressemble trop Ă une leçon dans le contraste de la fausse vocation de Maitland et du vĂ©ritable apostolat d'Everard, mais l'impression en est puissante. Pour les Anglais de bonne et franche race, il faut que, coupable ou vertueux, le personnage sympathique d'un roman soit fort. Paul Ftrroll, le hĂ©ros homicide du roman de ce nom, a tuĂ© sa femme afin d'en Ă©pouser une autre ; nul ne songe Ă le lui reprocher; il semble en lisant qu'il avait le droit d'Ă©carter tout ce qui s'opposait Ă un pareil amour, et de ne laisser subsister sous le ciel qnelle et lui, s'il le fallait pour assurer leur bonheur; mais ceux qui excusent, qui respectent Paul Ferroll, con- damneraient le scepticisme Ă©lĂ©gant ou la non moins Ă©lĂ©gante nĂ©- vrose de certains hĂ©ros de M. Bourget. Aussi les nouveaux society novelists ont-ils soin de prĂȘter Ă leurs personnages reprĂ©hensi- bles, pour les faire accepter, un excĂšs d'audace inconciliable avec l'Ă©pithĂšte d'effete, qui rĂ©sume tous les pires rĂ©sultats de la sensua- litĂ©, de la mollesse, de l'Ă©puisement, et que si volontiers on nous applique. Evidemment, the Silence of dean Maitland n'est pas une de ces Ćuvres d'art Ă la mode chez nous, et qui dĂ©daignent de rien prouver. Il est rempli d'enseignemens qui semblent quelquefois dĂ©tachĂ©s de la Morale en actions, par exemple le dialogue entre Everard sorti de prison et le juge qui l'a condamnĂ©. Tout ce per- sonnage d'Everard est trop parfait; pas le moindre petit dĂ©faut Ă sa ouirasse; mais en Angleterre, personne ne s'en plaindra, non plus que de l'imperturbable sublimitĂ© de Lilian. Notre genre de rĂ©alisme serait peut-ĂȘtre disposĂ© Ă tourner en ridicule l'Ă©ternelle jeunesse, l'Ă©ternelle beautĂ© que cette admirable fille apporte en rĂ©- compense Ă l'objet de son Ă©ternel amour, lorsque celui-ci sort du bagne avec des mains de maçon et l'empreinte de toutes les souf- frances sur son visage vieilli. Peut-ĂȘtre aurait-il tort. Qui donc n'a eu l'occasion de remarquer le privilĂšge que gardent certaines femmes exceptionnellement pures et bienfaisantes d'Ă©chapper Ă l'effet des annĂ©es? Qui donc n'a hĂ©sitĂ© Ă dĂ©terminer l'Ăąge de certains visages au teint calme, au sourire d'enfant, qu'Ă©claire un regard limpide oĂč se reflĂštent les tendresses contenues ? Quelques grands peintres ont fixĂ© l'image de cette beautĂ© indestructible qui laisse pa- raĂźtre l'Ăąme, et l'immatĂ©rialitĂ© d'un type anglais particulier, essen- tiellement virginal, se prĂȘte au miracle en question. S'il est rare, c'est que le miracle intime de l'amour qui Ă©claire et qui transfi- gure est assez rare aussi. Inclinons-nous devant Lilian, quand elle ne serait que le symbole de ce qu'il y a de noble chez la femme. L'idĂ©al de la perversitĂ© fĂ©minine nous est offert assez souvent ailleurs pour faire compensation. / 120 REVUE DES DEUX MONDES. Il est probable que les futurs traducteurs du Dean Maitland n'hĂ©siteront pas Ă pratiquer de larges coupures dans les scĂšnes d'intĂ©rieur, qui alternent avec les Ă©vĂ©nemens dramatiques comme pour nous en reposer; certes, on pourrait abrĂ©ger un peu les services religieux et prendre moins souvent le thĂ© chez ces vĂ©nĂ©ra- bles patriarches, les vieux Maiiland, dans le plus charmant des presbytĂšres de campagne ; mais nous ne voudrions voir disparaĂźtre aucun des personnages de ces tableaux intimes, depuis lord Ingram Swaynstone, un spĂ©cimen, commun en Angleterre, dĂ©jeune homme accompli au physique, d'une bonne humeur qui tient Ă la rĂ©gula- ritĂ© des digestions, Ă l'Ă©quilibre parfait du systĂšme nerveux que ne trouble aucun fardeau intellectuel trop lourd, jusqu'au chat Marc- Antoine, cette imposante divinitĂ© domestique Ă©tudiĂ©e avec autant de soin dans sa nature intime et ses habitudes que sa seigneurie elle-mĂȘme. Le chien a souvent jouĂ© en littĂ©rature un rĂŽle impor- tant, mais jamais encore le chat n'avait reçu de pareils honneurs, quoique Daniel Deronda renferme, dessinĂ©e avec amour, la silhouette de l'angora Hafiz. Gens et bĂȘtes contribuent tous, pour leur part trĂšs dĂ©fmie, Ă la conduite de l'action dans le roman de Maxwell Gray. Il n'y a de hors-d'Ćuvre que le rĂ©cit, facile Ă supprimer tout entier, de l'Ă©va- sion manquĂ©e d'Everard; mais ne regretterions-nous pas bien des Ă©pisodes touchans ou ingĂ©nieux l'entrevue fortuite du tugiiif avec sa sĆur, la femme de Cyril, qui ne le reconnaĂźt pas; l'espf^ce de vague divination qui vient, au contraire, Ă la jeune veuve de son frĂšre, lorsqu'elle voit ce vagabond qui ressemble Ă l'Ă©poux, prĂ©sent Ă sa pensĂ©e dans la mort d'une façon aussi intense que dans la vie; bien d'autres dĂ©tails encore qui font monter aux yeux du lecteur le plus blasĂ© cette larme dont se moquent comme d'un hommage vulgaire, n'ayant rien Ă faire avec l'art, ceux qui ne savent pas la provoquer? MalgrĂ© ses longueurs, ses inĂ©galitĂ©s, ses dĂ©faillances, the Silence of demi Maiiland reste un ouvrage remarquable, et il ne faut pas mĂ©dire de l'Ă©tat d'une littĂ©rature romanesque qui a produit dans la mĂȘme annĂ©e, sous la plume de trois femmes, une robuste machine de cette sorte, un Ă©chantillon de rĂ©alisme Ă©mu et sincĂšre, tel que A Village tragedy, et un bijou d'art ciselĂ© Ă la Gel- lini, comme Amour dure. De pareils pis-aller permettent d'attendre avec patience un Ă©vĂ©nement, une rĂ©vĂ©lation de premier ordre, une nouvelle Jane Eyre, un second Adam Bede. Th. Bentzon. LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE AU XIX' SIECLE GERVINUS ET DAHLMANN. Briefwechsel zwischen Jacob und WUhelm Grimm, Dahlmann und Gervinus, Ă©ditĂ© par Edouard Ippel. Berlin, 188ĂŽ. â II. Dahlmann, Kleine Schriften und Beden. Stuttgart, 1886. â III. Anton Springer, Friedrich Christoph Dahlmann. Leipzig, 1870-72. â IV. H. von Treitschke, Historische und PĂ»litische AufsĂątze, b' Ă©dition. Leipzig, 1886; Deutsche Geschichte im XIX'^^" Jahrhundert, tome m. Leipzig, 1885. L'Allemagne, depuis vingt ans, a subi des changemens si profonds, si retenlissans, et qui ont eu dans toute l'Europe un contre-coup si terrible, que, par un effet de contraste inĂ©vitable, la pĂ©riode de son histoire immĂ©diatement antĂ©rieure se trouve rejetĂ©e dans une sorte de pĂ©nombre. Cette pĂ©riode est terne et ne prĂ©sente rien de bien saillant. Au lieu de catastrophes imprĂ©vues, de coups de théùtre foudroyans, elle n'offre au regard que des luttes obscures et sans Ă©clat. La politique des gouvernemens est oppressive, hĂ©sitante, tor- tueuse. L'esprit public passe par des alternatives d'activitĂ© et de torpeur, d'espoir et de dĂ©couragement qui paraissent Ă©galement stĂ©riles. LĂ pourtant se prĂ©parait sourdement la crise qui allait 122 REVDE DES DEUX MONDES. Ă©clater. Pour comprendre les Ă©vĂ©nemens de 1866, pour s'expliquer que la domination de la Prusse ait Ă©tĂ© si facilement acceptĂ©e et supportĂ©e, il faut avoir vu de prĂšs les sentimens et les passions di- verses dont l'Allemagne Ă©tait agitĂ©e de 1815 Ă 1860. Le tableau n'en serait pas facile Ă tracer. Si on le veut fidĂšle, qu'on ne le cherche pas dans VHisioire d'Allemagne au XIX° siĂšcle, que M. de Treitschke publie actuellement, et dont trois volumes ont dĂ©jĂ paru. M. de Treitschke est trop bon Prussien pour parler des af- faires allemandes en historien impartial. 11 s'efforce surtout de prĂ©- senter les faits de façon que la Prusse apparaisse toujours, Ă la fm du rĂ©cit, justifiĂ©e ou glorifiĂ©e, selon le cas. Mais celte succession d'apologies et de panĂ©gyriques met le lecteur en dĂ©fiance, et M. de Treitschke manque ainsi son but. Interrogeons plutĂŽt la corres- pondance des frĂšres Grimm, de Dahlmann et de Gervinus, qui vient d'ĂȘtre publiĂ©e. Dans ces lettres Ă©crites sans arriĂšre-pensĂ©e, et qui n'Ă©taient point destinĂ©es Ă voir le jour, nous trouverons l'ex- pression sincĂšre des idĂ©es, des sentimens et des dĂ©sirs politiques de leurs auteurs. Dahlmann et Gervinus nous serviront de types, le premier reprĂ©sentant plutĂŽt les conservateurs, le second les libĂ©- raux allemands. Tous deux ont jouĂ© un rĂŽle important dans cette pĂ©riode qui s'Ă©tend de 1830 Ă 1848 ; tous deux ont siĂ©gĂ© au parle- ment de Francfort, dont Gervinus a provoquĂ© la rĂ©union de toutes ses forces. Ils sont au premier rang parmi les hommes de lettres, les savans et les professeurs, qui crurent alors avoir une mission po- litique. Ils firent de leur mieux pour la remplir. Gervinus, dont les premiers travaux donnaient de grandes espĂ©rances, Ă©tait de vingt ans plus jeune que Dahlmann. 11 lui dut d'ĂȘtre appelĂ© de trĂšs bonne heure Ă l'universitĂ© de Gottingen, oĂč Dahlmann lui-mĂȘme enseignait avec ses amis les frĂšres Grimm. BientĂŽt, malgrĂ© la diversitĂ© des Ăąges et des caractĂšres, une intimitĂ© Ă©troite s'Ă©tablit entre les quatre savans. Elle rĂ©sista Ă l'Ă©preuve de la sĂ©paration, lorsque plus tard les frĂšres Grimm furent fixĂ©s Ă Berlin, Dahlmann Ă Bonn et Gervinus Ă Heidelberg. De leur correspondance et de leurs Ćuvres nous es- saierons de dĂ©gager d'abord le but politique qu'ils se proposaient, puis les moyens qu'ils ont employĂ©s pour l'atteindre; enfin, nous examinerons Ă quel rĂ©sultat ont abouti leurs efforts. Mais, aupara- vant, il nous faut rappeler les questions irritantes qui se posaient, ou plutĂŽt s'imposaient alors aux meilleurs esprits de l'Allemagne. 1, AprĂšs les grandes secousses du commencement du siĂšcle, lorsque la dĂ©faite de NapolĂ©on fut certaine, le congrĂšs de Vienne se donna LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 123 la mission de rĂ©organiser TAllemagne. La tĂąche Ă©tait singuliĂšre- ment ardue. On put craindre, Ă plus d'une reprise, que la diplo- matie n'en dĂ©sespĂ©rĂąt, et lorsqu'il s'agit, par exemple, de rĂ©gler le sort de la Saxe et des autres alliĂ©s de NapolĂ©on en Allemagne, la guerre parut sur le point d'Ă©clater. Les partisans les plus dĂ©terminĂ©s du passĂ© ne songeaient pas Ă restaurer tel quel l'Ă©tat politique de l'Allemagne avant 1791. Personne ne prĂ©tendait rĂ©tablir les princi- pautĂ©s ecclĂ©siastiques, et les rĂ©clamations des princes mĂ©diatisĂ©s, toutes vives qu'elles Ă©taient, avaient peu de chances d'ĂȘtre enten- dues. Les intĂ©rĂȘts mĂȘmes des vainqueurs s'y opposaient. Il leur Ă©tait dĂ©jĂ assez difficile de concilier leurs prĂ©tentions rivales. Mais il fal- lait aussi tenir compte des sentimens de la nation, au moins dans toute l'Allemagne du Nord, qui avait couru aux armes en 1813. BouleversĂ©e par tant de guerres, meurtrie et finalement exaspĂ©rĂ©e par la main puissante, mais rude, de NapolĂ©on, elle sortait de la lutte avec des dĂ©sirs impĂ©rieux et des ambitions qu'elle ne se con- naissait pas au xYiii'^ siĂšcle. Avant tout, elle voulait ĂȘtre une. Jus- qu'en 1806, l'unitĂ© avait existĂ©, sous la forme Ă peu prĂšs fictive, ilj^est vrai, du saint-empire romain germanique. » Mais bien avant la rĂ©volution française, cette fiction n'en imposait plus Ă personne, ni &[i Allemagne ni hors d'Allemagne. Elle ne dissimulait plus ki division rĂ©elle des Ă©tats allemands, et le sentiment public voulait qu'elle n'eĂ»t pas Ă©tĂ© Ă©trangĂšre aux dĂ©faites et aux humiliations que la nation avait subies. Aussi, Ă ce moment dĂ©cisif oĂč l'Allemagne va ĂȘtre reconstituĂ©e, les principaux publicistes se tournent vers le congrĂšs rĂ©uni Ă Vienne. Au nom du peuple allemand, ils rĂ©clament Ă grands cris l'unitĂ© nationale. Le cĂ©lĂšbre Mercure du Rhin, que l'on appelait la cinquiĂšme grande puissance, » supplie Ă©loquem- ment les hommes d'Ă©tat qui tiennent le sort de l'Allemagne entre leurs mains de lui donner l'empereur qu'elle attend, qu'elle im- plore. En mĂȘme temps, l'Ă©cole romantique, Ă©prise du moyen Ăąge, se complaisait dans l'histoire hĂ©roĂŻque des empereurs du xii et du xiii siĂšcle, et rĂ©veillait dans l'imagination populaire des souvenirs mal effacĂ©s. I-, Les diplomates du congrĂšs de Vienne ne devaient point satisfaire ces aspirations. Le rĂ©tablissement d'un grand empire allemand Ă©tait peut-ĂȘtre au-dessus de leurs forces, Ă coup sĂ»r il n'Ă©tait pas dans leurs intentions. Sans parler des autres obstacles, la Prusse se re- fusait absolument Ă reconnaĂźtre la souverainetĂ© effective en Alle- magne d'un empereur qui n'eĂ»t pas Ă©tĂ© le roi de Prusse. De son cĂŽtĂ©, le prince de Metternich ne se souciait pas d'accepter pour son maĂźtre une souverainetĂ© purement nominale, qui, pensait-il, eĂ»t Ă©tĂ© une source d'embarras sans compensation. Le mauvais vouloir, bien qu'inspirĂ© par des raisons diffĂ©rentes, Ă©tait donc Ă©gal chez 12A REYDE DES DEDX MONDES. la Prusse et chez l'Autriche. AprĂšs des nĂ©gociations et des intrigues interminables, l'Allemagne dut prendre la forme d'une confĂ©dĂ©ra- tion d'Ă©tats souverains, assemblage pĂ©nible, sans unitĂ© rĂ©elle, sans cohĂ©sion intime et sans prestige Ă l'extĂ©rieur. Pour comble, l'acte fĂ©dĂ©ral, comme autrefois le traitĂ© de Westphalie, Ă©tait signĂ© et garanti par les grandes puissances. Elles se trouvaient ainsi investies du droit d'intervenir, le cas Ă©chĂ©ant, dans les affaires intĂ©rieures de l'Alle- magne. Tout, dans cette constitution, semblait calculĂ© pour froisser un patriotisme naturellement ombrageux. L'Autriche, qui en Ă©tait le principal auteur, devait regretter plus tard d'avoir fermĂ© l'oreille aux vĆux sincĂšres et spontanĂ©s d'une grande partie de la nation. Elle s'aliĂ©na ainsi beaucoup d'Allemands, qui auraient dĂ©sirĂ© voir la couronne impĂ©riale revenir Ă la maison d'Autriche, et qui eussent prĂ©fĂ©rĂ© son hĂ©gĂ©monie Ă celle de la Prusse car cette derniĂšre puis- sance avait une vieille rĂ©putation de perfidie et de rapacitĂ© brutale, surtout dans l'ouest et dans le sud de l'Allemagne. Elle y Ă©tait Ă la fois haĂŻe et redoutĂ©e. La dĂ©ception fut cruelle, et il Ă©tait inĂ©vitable que le mĂ©conten- tement se fĂźt jour. L'Autriche et la Prusse rivalisĂšrent de rigueur pour le rĂ©primer, et elles y parvinrent sans trop de peine. Mais Metlernich et ses alliĂ©s se donnaient en toute occasion pour les en- nemis de la rĂ©volution, pour les dĂ©fenseurs de l'ordre et de la lĂ©gi- timitĂ©. Par suite, protester contre leur Ćuvre devint la marque d'un dangereux esprit. De la sorte, tous ceux qui Ă©taient mal satisfaits de la constitution imposĂ©e Ă l'Allemagne se trouvĂšrent, souvent malgrĂ© eux, rangĂ©s parmi les ennemis de l'ordre et les partisans de la rĂ©volution. Pourtant les plus libĂ©raux d'entre eux repoussaient les idĂ©es rĂ©volutionnaires. Beaucoup mĂȘme Ă©taient fonciĂšrement conservateurs. Hegel, par exemple, qui disait Ă Victor Cousin Vous avez de la chance, vous autres Français, vous ĂȘtes une nation ! » Hegel n'avait rien du rĂ©volutionnaire, ni mĂȘme du libĂ©ral. 11 avait approuvĂ© sans rĂ©serve le rĂ©gime de NapolĂ©on, et il Ă©crivait encore, en 1831, que le systĂšme prussien de gouvernement Ă©tait fort en avance sur les institutions politiques de l'Angleterre. Mais la Prusse et l'Autriche entretinrent une Ă©quivoque dont elles profitaient. Qui- conque dĂ©sira ou rĂ©clama l'unitĂ© de l'Allemagne tut suspect de libĂ©ralisme. En fait, le dĂ©sir d'ĂȘtre une grande nation Ă©tait devenu, dans la partie cultivĂ©e et instruite du peuple allemand, une prĂ©occu- pation constante regret poignant pour le passĂ©, espĂ©rance pas- sionnĂ©e pour l'avenir. L'Allemagne avait appris Ă s'estimer trĂšs haut. Herder d'abord, mais surtout Fichte, dans ses Discours Ă la nation allemande, » en cĂ©lĂ©brant le caractĂšre allemand, la bravoure allemande, en proclamant la mission de l'Allemagne, avaient Ă©veillĂ© LES IDEES POLITIQUE» EN ALLEMAGNE. 125 et surexcitĂ© l'orgueil national. Selon Fichte, l'Allemagne Ă©tait la nation Ă©lue, le peuple par excellence ; Ă lui il Ă©tait rĂ©servĂ© de rĂ©ussir oĂč d'autres avaient Ă©chouĂ©, de concilier les exigences de la sociĂ©tĂ© moderne avec le christianisme, et de rĂ©aliser la forme parfaite de l'Ă©tat. Et voilĂ qu'aprĂšs tant de souffrances et de sacrifiijes, aprĂšs des victoires si chĂšrement achetĂ©es, la nation retombait Ă son pre- mier Ă©tat de division et de morcellement, spoliĂ©e, par cet Ă©tat mĂȘme, des fruits de son triomphe 1 Car si toutes les forces de l'Allemagne eussent Ă©tĂ© unies pour rĂ©clamer, pour exiger au besoin, le prix de ses victoires, nul doute qu'elle ne l'eĂ»t obtenu. Mais l'Autriche sui- vait une politique qui n'Ă©tait pas exclusivement allemande ; la Ba- viĂšre, le Wurtemberg, la Saxe, avaient assez Ă faire de se conserver, ou de s'agrandir, ou d'empĂȘcher au moins leurs voisins de s'arrondir. Qui donc dĂ©fendait les intĂ©rĂȘts proprement allemands? Personne, depuis que Stein, le grand patriote, se tenait, ou plutĂŽt Ă©tait tenu Ă l'Ă©cart. M. de Treitschke essaie de justifier la Prusse. Elle fit en effet, jusqu'au dernier moment, des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour que l'Alsace et la Lorraine fussent enlevĂ©es Ă la France ; mais tout le reste de sa politique permet de penser qu'en cela mĂȘme elle pour- suivait plutĂŽt l'intĂ©rĂȘt prussien que l'intĂ©rĂȘt allemand. Quoi qu'il en soit, les traitĂ©s de Paris laissĂšrent Ă l'Allemagne vic- torieuse un sentiment aussi amer qu'Ă la France vaincue et rendue Ă merci. Plus d'un les comparait Ă ces traitĂ©s d'Utrecht et de Rastadt, qui, un siĂšcle auparavant, avaient mis fin Ă la guerre de succession d'Espagne, et dont Leibniz et le prince EugĂšne disaient que l'Alle- magne y avait Ă©tĂ© la dupe de ses alliĂ©s et la victime de sa mau- vaise constitution. L'amour-propre national souffrait ainsi de deux blessures qui s'envenimaient l'une l'autre. Si, au sortir de la guerre, l'Allemagne avait vu son territoire s'agrandir d'une ou de plusieurs provinces, ce signe Ă©clatant de ses victoires, la joie de sa puis- sance reconnue et de son prestige Ă©tabli devant l'Europe, l'aurait aidĂ©e, au moins pour un temps, Ă accepter une constitution dont elle n'Ă©tait pas satisfaite. Mais, au contraire, elle n'obtenait du cĂŽtĂ© du Rhin que des avantages insignifians. L'Alsace et la Lorraine restaient Ă la France ; Ă l'est, la Russie pesait sur la frontiĂšre alle- mande d'un poids bien autrement redoutable qu'en 1793. Ou si l'Allemagne, heureuse de sa constitution nouvelle, avait vu se con- centrer sous une direction Ă©nergique toutes les forces de la nation, elle se serait consolĂ©e plus aisĂ©ment de l'occasion perdue, en se sentant prĂȘte Ă saisir la premiĂšre qui s'offrirait dĂ©sormais. Mais point au dedans comme au dehors, elle n'apercevait que motifs de dĂ©pit et de regret. Ainsi s'explique le dĂ©sir ardent de voir enfin l'unitĂ© rĂ©alisĂ©e. Gomme ce dĂ©sir se nourrissait de colĂšre sourde et de ressentiment, 126 RBVOB DES DEDX MONDES. on aurait pu prĂ©voir que l'Allemagne une n'oublierait pas les injures de l'Allemagne fĂ©dĂ©rale. Elle promettait d'ĂȘtre Ăąpre dans sa politique et obstinĂ©e dans ses revendications. Elle se croyait, en efiet, dupĂ©e ou lĂ©sĂ©e par toutes les grandes puissances. La France, l'ennemie hĂ©rĂ©ditaire, trouvait moyen d'Ă©chapper aux justes consĂ©quences de sa dĂ©faite. Un changement de rĂ©gime et les artifices d'une diplo- matie habile lui conservaient son territoire d'avant la rĂ©volution. Dans une conjoncture si grave, l'Angleterre et la Russie faisaient Ă©galement preuve d'Ă©goĂŻsme et d'injustice envers l'Allemagne. Elles seules profitaient de la victoire commune; elles refusaient Ă l'Alle- magne la part qui aurait dĂ» lui revenir. Bien plus, le mĂ©conten- tement contre ces deux puissances s'aggravait de griefs spĂ©ciaux contre chacune d'elles. A la Russie, les Allemands reprochaient, outre l'appui prĂȘtĂ© Ă la France, l'insupportable orgueil que lui avaient donnĂ© les Ă©vĂ©nemens de 1812, sa prĂ©tention Ă diriger les affaires du continent, son exigence dans la question de Pologne, et, par-dessus tout, son ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures de l'Al- lemagne. Cette animositĂ© contre la Russie Ă©clata dans l'assassinat de Kotzebue. Quant Ă l'Angleterre, elle abusait sans scrupule, croyait-on, de ses avantages Ă©conomiques. Elle inondait de ses produits l'Allemagne appauvrie par de longues guerres, s'opposant ainsi aux progrĂšs de l'industrie allemande et Ă la formation d'une marine nationale. A ces griefs se joignaient des craintes pour l'ave- nir. Personne n'osait compter sur la longue pĂ©riode de paix qui fut si favorable au dĂ©veloppement des ressources de l'Allemagne. Cha- cun croyait, au contraire, une grande guerre prochaine et inĂ©vi- table, soit en Orient, soit surtout du cĂŽtĂ© de la France, que l'on supposait impatiente de venger ses dĂ©faites et de reconquĂ©rir la rive gauche du Rhin. Faudrait-il donc voir une fois encore de grands Ă©vĂ©nemens s'accomplir en Europe, sans que l'Allemagne y prĂźt part comme grande puissance, sans qu'elle y jouĂąt un rĂŽle propor- tionnĂ© Ă sa force rĂ©elle, sans qu'elle tirĂąt de ses efforts un lĂ©gitime profit ? Jusques Ă quand la mission du peuple allemand, le premier du monde par la science, et le premier aussi par la force, s'il Ă©tait un, serait-elle donc ajournĂ©e ? Malheureusement, les patriotes mĂȘmes qui rĂ©clamaient avec le plus d'Ă©nergie l'unitĂ© nationale ne pouvaient indiquer de moyens pratiques pour la rĂ©aliser. Cette unitĂ©, selon eux, ne devait pas ĂȘtre une fiction, un trompe-l'Ćil, comme Ă©tait naguĂšre le saint-empire; mais, selon les expressions employĂ©es plus tard par Pfizer, une puissance directrice devait avoir le droit de contrainte, pour faire exĂ©cuter par toutes les autres la volontĂ© nationale, de façon qu'il ne fĂ»t pas au bon plaisir de chacune de conspirer au bien commun, ou, au contraire, de se dĂ©tacher et mĂȘme de s'allier Ă l'Ă©tranger. » LIS IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 127 Il aurait donc fallu que les Ă©tats souverains allemands, exceptĂ© la puissance investie de la direction des affaires communes, voulussent bien renoncer au droit de disposer de leur armĂ©e, de rĂ©gler leurs dĂ©penses et de traiter avec qui il leur plairait? Il aurait fallu, en un mot, une sorte de nuit du h aoĂ»t des puissances allemandes. C'Ă©tait trop demander. On l'avait bien vu lors de la reconstitution de l'Allemagne en 1815. En vain Stein, Allemand avant d'ĂȘtre Prus- sien, prĂ©sentait mĂ©moires sur mĂ©moires pour dĂ©montrer qu'il ne devait subsister en Allemagne qu'un seul souverain, l'empereur. Guillaume de Humboldt, dans un contre-mĂ©moire d'une prĂ©cision remarquable, avait rĂ©pondu L'Allemagne ne saurait ĂȘtre une mo- narchie, car^ ou l'empereur n'exercera pas en fait une souverainetĂ© vĂ©ritable, et alors il est inutile ; ou il prĂ©tendra l'exercer, et alors la BaviĂšre, le Wurtemberg et les autres puissances allemandes ne voudront pas se soumettre Ă lui, et la Prusse ne \e pourra pas.» Il fallait compter, en effet, avec les puissances de second et de troi- siĂšme ordre, que NapolĂ©on avait agrandies et fortifiĂ©es pour prix de leurs services, et que l'Autriche avait sauvĂ©es pour prix de leur dĂ©fection, malgrĂ© la Prusse, malgrĂ© Stein, qui les poursuivait de sa haine avec la double clairvoyance d'un grand patriote et d'un baron mĂ©diatisĂ©. LĂ Ă©tait la plus grosse pierre d'achoppement. La Prusse, tout Ă©puisĂ©e, mais aussi tout enivrĂ©e des victoires qu'elle venait de remporter, sentait bien que tĂŽtou tard l'Allemagne aurait Ă choisir entre elle et l'Autriche ; elle n'avait point Ă craindre d'ĂȘtre absorbĂ©e tout simplement. Mais pour les puissances de second et de troisiĂšme ordre, l'unitĂ© rĂ©elle de l'Allemagne devait ĂȘtre un arrĂȘt de mort. Elles n'y Ă©taient point rĂ©signĂ©es elles voulaient vivre. Au reste, la masse de la nation ne ressentait qu'une aspiration vague vers l'unitĂ©. Le dĂ©sir n'Ă©tait net et pressant que chez une minoritĂ©. Seuls, les esprits Ă©clairĂ©s par l'histoire et soucieux de l'avenir voyaient Ă quel point elle Ă©tait nĂ©cessaire. En beaucoup d'endroits, le peuple restait attachĂ© Ă ses dynasties particuliĂšres, dont la plupart Ă©taient fort anciennes. Presque partout, aprĂšs la re- traite des Français, il avait reçu ses anciens maĂźtres avec joie, et plus d'un prince avait Ă©tĂ© surpris de ce loyalisme inattendu, qu'il n'avait rien fait pour mĂ©riter. Il semblait que ces dynasties eussent poussĂ© de profondes racines dans le sol allemand. Aussi Pfizer, Dahlmann, Gervinus, et en gĂ©nĂ©ral tous ceux qui dĂ©siraient l'unitĂ© nationale, auraient voulu qu'elle s'accomplĂźt sans porter atteinte aux droits historiques, et qu'elle respectĂąt le passĂ© de l'Allemagne. Ils ne voyaient pas la contradiction flagrante entre leurs espĂ©rances et leurs scrupules ; ou, s'ils la voyaient, ils ne s'y arrĂȘtaient pas. Par tempĂ©rament philosophique, les Allemands, et surtout les Allemands du temps de Hegel, sont trop enclins Ă admettre que les termes 128 REVUE DES DEUX MONDES. contradictoires finissent toujours par se concilier. Logiquement et rĂ©ellement, ils s'excluent. La question de l'unitĂ© allenaande Ă©tait donc grosse de mille diffi- cultĂ©s qui ne prĂ©sageaient guĂšre une solution heureuse et prochaine. Comme si cela n'eĂ»t pas suffi, elle se compliquait d'une autre en- core plus inextricable. La plupart des patriotes rĂ©clamaient la libertĂ© avec non moins d'insistance que l'unitĂ©. En soi, les deux questions eussent pu rester distinctes. De fait, elles se trouvĂšrent liĂ©es par la force des circonstances. D'une part, l'Autriche et la Prusse, par systĂšme, confondaient exprĂšs les partisans de l'unitĂ© et ceux de la libertĂ©, afin de sĂ©vir indistinctement contre tous et de les rendre tous suspects aux gouvernemens confĂ©dĂ©rĂ©s. De l'autre, la mĂȘme classe de la nation qui Ă©prouvait le dĂ©sir de l'unitĂ©, c'est-Ă -dire la bourgeoisie Ă©clairĂ©e, les Ă©crivains, les professeurs et les Ă©tudians des universitĂ©s, devait aussi ressentir le besoin de la libertĂ©, ne fĂ»t-ce que pour exprimer leurs aspirations politiques. Mais que d'ob- stacles nouveaux cette seconde question ne soulevait-elle pas ! La question de l'unitĂ© rapprochait nĂ©cessairement tous les patriotes ; la question de la libertĂ© les divisait. Toutes les nuances d'opinion Ă©taient reprĂ©sentĂ©es parmi eux, depuis les conservateurs jusqu'aux radicaux, en passant par les libĂ©raux proprement dits. Eussent-ils Ă©tĂ© d'accord, quels moyens employer pour parvenir Ă leurs fins, quelles forces avaient- ils Ă leur disposition? L'Allemagne une Ă©tait un but presque inaccessible; l'Allemagne une et libre Ă©tait une chimĂšre. Comparez la vie politique de l'Allemagne Ă celle de la France et de l'Angleterre pendant la pĂ©riode qui va du congrĂšs de Vienne Ă la rĂ©vo- lution de fĂ©vrier. Vive et brillante dans ces deux pays, oĂč le rĂ©gime parlementaire donnait ses meilleurs fruits sans trahir encore ses plus graves dĂ©fauts, elle Ă©tait en Allemagne terne, pĂ©nible, in- termittente. Seuls, des Ă©tats secondaires, tels que Bade, le Wurtem- berg, la BaviĂšre, possĂ©daient des institutions parlementaires, sou- vent entravĂ©es dans leur jeu et menacĂ©es mĂȘme dans leur existence par le mauvais vouloir de la Prusse et de l'Autriche. Par essence et par systĂšme, l'Autriche en Ă©tait l'ennemie jurĂ©e. Aux yeux de Metter- nich, tout parlement, si conservateur qu'il fĂ»t, tendait nĂ©cessaire- ment Ă contrĂŽler les actes du pouvoir souverain, Ă empiĂ©ter sur lui, par consĂ©quent, et Ă Ă©branler le respect de l'autoritĂ©. Puis, Ă vrai dire, la structure mĂȘme de l'Autriche excluait l'idĂ©e d'un parlement. Les Allemands y seraient-ils seuls reprĂ©sentĂ©s? C'Ă©tait Ă©tablir entre eux et les autres sujets delĂ monarchie une distinction offensante et dangereuse c'Ă©tait fournir Ă ces derniers une nouvelle raison de se plaindre et une occasion de se compter. Et si les Hongrois, les TchĂšques, les Croates, les Polonais, les RuthĂšnes, les Italiens y LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 129 Ă©taient admis, il fallait s'attendre Ă des conflits incessans et Ă la dissolution imminente de la monarchie. Metternich avait donc les meilleures raisons du monde pour s'en tenir, dans les Ă©tats de son maĂźtre, au despotisme Ă©clairĂ© dont les peuples avaient paru se con- tenter avant la rĂ©volution. PersuadĂ© que le mal politique est conta- gieux, il pesait de tout le poids de son autoritĂ© en Allemagne, et en particulier Ă la DiĂšte, pour paralyser chez ses voisins des institu- tions dont il ne voulait pas chez lui. L'imagination de Metternich, dit assez plaisamment M. de Treitschke, n'avait que cinq mĂ©ta- phores, bien connues du monde diplomatique le volcan, la peste, le cancer, le dĂ©luge et l'incendie, et toutes s'appliquaient au danger rĂ©volutionnaire. » Mais la Prusse, dira-t-on, qui donc l'empĂȘchait de rĂ©pondre aux vĆux des libĂ©raux et des patriotes allemands? Pourquoi ne s'emparait- elle pas hardiment du rĂŽle que l'Autriche ne pouvait ni ne voulait jouer? N'Ă©tait-ce pas le meilleur moyen de se ven- ger des dĂ©boires qu'elle avait subis, au lieu de se traĂźner Ă la remorque de l'Autriche et de rivaliser avec elle de rigueurs rĂ©ac- tionnaires? Elle y avait songĂ© peut-ĂȘtre, mais des considĂ©rations de diverse nature l'en avaient dĂ©tournĂ©e. Tout d'abord, Ă©puisĂ©e par les efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s des derniĂšres campagnes, elle avait besoin de re- pos pour se refaire, pour rĂ©tablir ses finances et changer son sys- tĂšme Ă©conomique. Puis, comme le dit encore trĂšs bien M. de Treit- schke, elle digĂ©rait. Il lui fallait avant toutes choses assimiler les millions de sujets nouveaux qu'elle venait d'annexer, Saxons et RhĂ©nans, fort peu satisfaits d'avoir Ă©tĂ© faits Prussiens d'un trait de plume, â sans parler des Polonais. Rien ne vaut, en pareil cas, les procĂ©dĂ©s Ă©nergiques que peut seul employer un pouvoir ab- solu il n'a de comptes Ă rendre Ă personne. Pourquoi donner une voix Ă des protestations qui s'enflent, se multiplient et s'exaspĂš- rent lorsqu'elles s'expriment librement, tandis qu'une administra- tion habile et vigoureuse les Ă©touffe dans le silence? RĂ©cemment, la Deutsche Rundschau, dans un article iort Ă©tudiĂ© et Ă©videmment inspirĂ©, Ă propos des derniĂšres Ă©lections en Alsace-Lorraine, regret- tait que le droit de nommer des dĂ©putĂ©s au Reichstag ait Ă©tĂ© con- cĂ©dĂ© aux Alsaciens-Lorrains. S'il y avait eu un Landtag prussien en 1820, quel embarras n'auraient pas causĂ© les dĂ©putĂ©s de Posen, de la Saxe et de la province du Rhin ! En outre, la Prusse n'aurait pu se mettre Ă la tĂȘte des libĂ©raux allemands sans rompre en visiĂšre Ă l'Autriche et Ă la Russie, et sans Sortir, par consĂ©quent, de la sainte-alliance. Elle aurait risquĂ© une grande guerre. Gela n'Ă©tait ni dans le caractĂšre ni dans les goĂ»ts du roi. Les terribles souvenirs de 1807 lui faisaient apprĂ©cier tous TOME LXXXVIII. â 1888. 9 430 REVUE DES DEUX MONDES. les avantages de la paix. Pour rien au monde, il n'aurait aventurĂ© une seconde fois l'existence de son royaume. D'ailleurs, ses idĂ©es politiques le rapprochaient bien plus de Metternich ou du tsar Nicolas que des libĂ©raux allemands. Au moment des grandes rĂ©- formes de Stein, il est vrai, il s'Ă©tait solennellement engagĂ© Ă don- ner une constitution Ă son peuple ; mais il s'Ă©tait rĂ©servĂ© de tenir la promesse Ă son heure, et il crut faire beaucoup en Ă©tablissant des Ă©tats provinciaux, qui ne rĂ©ussirent point. Il avait subi Stein plus qu'il ne l'avait acceptĂ©, et parut toujours lui garder rancune des services qu'il en avait reçus. Il conserva Hardenberg, plu& souple que Stein et plus habile Ă suivre la volontĂ© molle, mais tenace, du roi. FrĂ©dĂ©ric-Guillaume 111 ne savait pas toujours ce qu'il voulait, ni mĂȘme ce qu'il ne voulait pas nĂ©anmoins, des ministres adroits pouvaient se rĂ©gler sur ses penchans et sur ses antipathies. Or il lui rĂ©pugnait Ă©videmment de se soumettre au contrĂŽle d'un parlement, et d'abandonner la moindre parcelle du pouvoir absolu que les HohenzoUern avaient toujours exercĂ© dans leurs Ă©tats. Ainsi, point de vie politique proprement dite, ni en Autriche ni en Prusse une administration irresponsable, muette la plupart du temps sur les buts qu'elle poursuit, souvent brutale dans ses procĂ©dĂ©s, exigeant des sujets l'obĂ©issance passive, habile et bien dirigĂ©e en Prusse. De plus, une hostilitĂ© peu dĂ©guisĂ©e Ă l'Ă©gard des institutions parlementaires en vigueur dans l'Allemagne du Sud et de l'esprit libĂ©ral qu'elles entretenaient ; par suite, un appui toujours offert d'avance aux princes, en cas de conflit entre eux et leur parlement. La lutte Ă©tait trop inĂ©gale. Le but oĂč tendait la po- litique rĂ©actionnaire de la Prusse et de l'Autriche fut atteint les libĂ©raux des diffĂ©rons Ă©tats allemands ne purent s'unir en un grand parti national. La vie politique des Ă©tats constitutionnels, au lieu de se dĂ©velopper, dĂ©clina insensiblement. Beaucoup de libĂ©raux, dĂ©- couragĂ©s par l'avortement de leurs espĂ©rances, renoncĂšrent Ă leurs idĂ©es politiques et portĂšrent leur activitĂ© d'un autre cĂŽtĂ©. D'autres, aigris, tournĂšrent au radicalisme, voulurent donner raison Ă Met- ternich, et rĂȘvĂšrent une rĂ©volution alors impossible en Allemagne. De lĂ des excĂšs de parole et de plume, des tentatives de soulĂš- vement aussitĂŽt rĂ©primĂ©es qu'annoncĂ©es , suivies de persĂ©cution, d'exils et d'emprisonnemens. Tombant alors dans les illusions natu- relles aux minoritĂ©s exaspĂ©rĂ©es, ils ne virent plus Ă la place de l'Allemagne rĂ©elle que l'Allemagne de leurs dĂ©sirs et de leurs haines, et ils finirent par se dĂ©chirer entre eux. C'est l'histoire bien connue de plusieurs esprits distinguĂ©s, c'est l'histoire de la jeune Allemagne presque entiĂšre. Ce n'Ă©tait point le cas des esprits posĂ©s, LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 131 rĂ©flĂ©chis, respectueux de la lĂ©galitĂ© et des puissances, comme l'Ă©taient les professeurs et les savans dont nous nous occupons ici. Toutefois, sans aller aussi loin que Borne et Heine, plus d'un parmi eux dĂ©testait le rĂ©gime que Metternich imposait Ă l'Alle- magne. La rĂ©volution de 1830 avait donnĂ© quelques momens d'es- poir; mais les pompiers de la Sainte-Alliance, » selon le mot de Heine, avaient rĂ©ussi cette fois encore Ă Ă©touffer l'incendie allumĂ© en juillet. Le systĂšme de compression Ă outrance avait Ă©tĂ© rĂ©tabli. H paraissait d'autant plus intolĂ©rable qu'on avait pensĂ© y Ă©chapper. Dans ces conditions, la libertĂ© devait paraĂźtre Ă beaucoup d'Allemands au moins aussi dĂ©sirable que l'unitĂ©. Les libĂ©raux de l'Allemagne du Sud, en particulier, qui tiennent Ă leurs institutions parlementaires, repoussent par avance une unitĂ© dont la rançon serait la domina- tion de l'Autriche ou de la Prusse. L'unitĂ© nationale leur serait prĂ©- cieuse, mais ils n'entendent point lui sacrifier la libertĂ©. Dans un discours prononcĂ© en 1832, Charles de Rotteck, un des plus bril- lans orateurs des chambres badoises, exprime nettement cette ap- prĂ©hension Je suis, disait -il, pour l'unitĂ© de l'Allemagne ; je la souhaite, je la veux, je l'exige ; car, pour les affaires extĂ©rieures, l'unitĂ© seule fera de l'Allemagne une puissance capable d'imprimer le respect elle empĂȘchera l'insolence de l'Ă©tranger de s'attaquer Ă nos droits nationaux... J'apprĂ©cie aussi les avantages intĂ©rieurs qu'apporterait la libertĂ© du commerce entre les diffĂ©rentes parties de l'Allemagne... Mais je ne veux point d'une unitĂ© qui nous entraĂź- nerait Ă nne guerre contraire Ă nos intĂ©rĂȘts les plus chers et Ă nos sentimens les plus intimes, ou qui, dans les affaires intĂ©rieures, nous obligerait, nous autres habitans des lĂ©gers pays du Rhin , Ă nous contenter de la mesure de libertĂ© qui suffit pour la PomĂ©ranie ou pour l'Autriche... Je veux l'unitĂ©, mais pas autrement qu'avec la libea-tĂ© , et j'aime encore mieux la libertĂ© sans unitĂ© que l'unitĂ© sans libertĂ©. Je ne veux pas d'une unitĂ© sous les ailes de l'aigle autrichien ou de l'aigle prussien. » Ce langage est clair. Il rĂ©pond exactement aux dispositions gĂ©- nĂ©rales des classes instruites en Allemagne, Ă l'Ă©poque oĂč Rotteck prononçait ce discours. Il provoquerait sans doute aujourd'hui leur indignation. C'est que, dans l'Ă©tat actuel de l'Europe, une guerre d'extermination est toujours imminente, et nul ne peut sans crime prĂ©fĂ©rer quoi que ce soit, fĂ»t-ce la libertĂ©, Ă la centralRation Ă©ner- gique qui est l'intĂ©rĂȘt suprĂȘme de la nation. Mais, il y a un demi- siĂšcle, les circonstances Ă©taient bien diffĂ©rentes. Si vif que fĂ»t leur dĂ©sir de l'unitĂ©, les meilleurs patriotes ne voulaient pas, en gĂ©nĂ©ral, l'acheter Ă tout prix. Ils se plaisaient Ă la concevoir rĂ©alisĂ©e sans que la libertĂ© eĂ»t Ă en souffrir. Bien mieux, ils se flattaient de les 132 REVUS DES DEUX MONDES. obtenir ensemble, et l'une par l'autre. L'expĂ©rience devait dissiper tragiquement ces illusions. II. Si le dĂ©sintĂ©ressement et la puretĂ© des intentions Ă©taient ce qui dĂ©cide du succĂšs dans les affaires politiques, certes, Gervinus, Dahl- mann et leurs amis auraient mĂ©ritĂ© de voir tous leurs vĆux s'ac- complir. Leur patriotisme est d'excellent aloi. 11 ne s'y mĂȘle aucune arriĂšre-pensĂ©e d'ambition personnelle. Ils ne rĂ©clament rien, ils ne dĂ©sirent rien pour eux-mĂȘmes. Loin d'ĂȘtre des politiciens de pro- fession, ce sont plutĂŽt des hommes politiques par occasion. Mau- vaise posture pour rĂ©ussir. Ce trop parfait dĂ©sintĂ©ressement les conduit Ă traiter les questions politiques comme des questions de science ou d'Ă©rudition et comme des problĂšmes purement thĂ©ori- ques, oĂč des idĂ©es seules sont en jeu. Mais le politique doit ĂȘtfe avant tout homme d'action. Il doit compter avec les intĂ©rĂȘts, les passions, les forces sociales auxquelles il touche, et prĂ©voir, pour y parer, les consĂ©quences rĂ©elles des mesures qu'il prend et des dis- cours qu'il tient. Il y faut un tact spĂ©cial, que l'expĂ©rience forme et dĂ©veloppe, et auquel tout l'esprit scientifique ou critique du monde ne saurait supplĂ©er. La mĂ©thode de nos savans devait les conduire Ă des dĂ©sappointemens et Ă de dures dĂ©ceptions. Ni les uns ni les autres ne leur furent Ă©pargnĂ©s. Le vieux Schlosser, qui avait Ă©tĂ© le maĂźtre de Gervinus Ă Heidelberg, n'augurait rien de bon en voyant son Ă©lĂšve s'aventurer dans la politique active. Vous ver- rez, Ă©crivait-il, que nos amis Dahlmann, Gervinus et les autres con- duiront la patrie Ă sa perte. » Il ne croyait pas que les professeurs pussent se transformer Ă leur grĂ© en hommes politiques. Eux- mĂȘmes savaient bien que ce n'Ă©tait pas leur rĂŽle, et ils l'avouaient au besoin. Mais qui s'en serait chargĂ©, sinon eux? Qui aurait rĂ©- clamĂ© et prĂ©parĂ© l'unitĂ© et la libertĂ© de l'Allemagne? Il n'y avait rien Ă attendre ni de la masse passive du peuple, sourde et muette en apparence, ni des gouvernemens, dont l'unitĂ© Ă©tait l'Ă©pouvan- tail. Peu importe donc que Dahlmann, Gervinus et leurs amis ne se sentent pas faits pour cette tĂąche elle s'impose Ă eux, et ils ne peuvent s'y dĂ©rober sans manquer Ă un devoir. Pour rĂ©aliser les grands changemens qu'ils rĂȘvent en Allema- gne, ils ne comptent pas sur la violence. Provoquer une rĂ©volution, agiter les masses populaires, les lancer Ă l'assaut des gouverne- mens, cette audace ne leur vient pas Ă l'esprit ; ils en auraient re- poussĂ© l'idĂ©e comme criminelle. Ils sont avant tout respectueux de l'ordre Ă©tabli. D'ailleurs, qu'y avait-il de commun entre le peuple et LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 133 eux? Hommes d'Ă©tude et de bibliothĂšque, ils ne le voient que de loin. Ils ignorent ses besoins, ses aspirations vagues, et la dĂ©forma- tion surprenante que subissent les idĂ©es les plus simples en tra- versant le prisme de l'imagination populaire. A vrai dire aussi, le ' peuple ne tient pas le premier rang dans leurs prĂ©occupations. De toute façon, ils auraient plutĂŽt craint que dĂ©sirĂ© de mettre en mou- vement ces masses aveugles et redoutables. Quant Ă la force brutale qui peut, un soir de bataille, la pointe de l'Ă©pĂ©e sur la gorge du vaincu, trancher en un instant les questions les plus compliquĂ©es, loin de compter sur elle, ils n'y songeaient mĂŽme pas. Ils diffĂšrent en cela de la gĂ©nĂ©ration de professeurs qui les a suivis, des Sybel, des Droysen, des Treitschke, des thĂ©oriciens de la politique prus- sienne. Ils n'ont pas le culte de la force elle ne leur apparaĂźt pas comme une sorte de droit divin devant lequel il est juste que les au- tres droits s'effacent et disparaissent. Au contraire, ils voudraient que les droits historiques fussent respectĂ©s, et que l'unitĂ©, en s'accom- plissant, ne dĂ©truisĂźt rien de ce qui peut encore vivre. Dahlmann le dit expressĂ©ment dans un document d'une importance considĂ©rable, qu'il rĂ©digea en 18/i8, Ă Francfort, au nom de la commission des dix-sept, chargĂ©e de prĂ©parer le parlement. C'est un prĂ©ambule de projet de loi constitutionnelle Il faut, dit Dahlmann, que cette Allemagne, qui a subi pendant des siĂšcles les consĂ©quences de sa division, arrive maintenant Ă son unitĂ© nationale et politique... Personne au monde n'est assez puissant, quand un peuple de ho millions d'Ăąmes oĂč les prenait-il alors? a rĂ©solu de s'apparte- nir dĂ©sormais, pour l'en empĂȘcher. Mais un noble sentiment de respect nous garde, nous autres Allemands, d'imiter ceux qui, sous prĂ©texte de libertĂ©, veulent supprimer toute autoritĂ©... Tout nous attache Ă nos dynasties l'habkude d'une longue obĂ©issance, qui ne peut se transfĂ©rer Ă volontĂ© sur d'autres objets, et aussi ce fait que par elles seules pourra se rĂ©aliser l'unitĂ© nationale alle- mande... Aucun vrai patriote allemand ne voudrait rompre tout d'un coup et Ă la lĂ©gĂšre avec tout notre passĂ©. » Si Dahlmann Ă©tait sincĂšre en Ă©crivant cette page, â et rien ne donne Ă penser qu'il ne le fĂ»t pas, â quelle meilleure preuve de sa candeur politique? Il s'imagine que les Ă©vĂ©nemens s'accompliront tout seuls et semble oublier, selon le mot de NapolĂ©on, qu'on ne fait pas d'omelettes sans casser des Ćufs. Compter sur les dynasties allemandes pour rĂ©aliser l'unitĂ© nationale, qui devait ĂȘtre leur fin ! Dahlmann igno- rait donc que, si plusieurs d'entre elles, aprĂšs bien des hĂ©sitations et malgrĂ© leurs rĂ©pugnances, s'Ă©taient rĂ©signĂ©es Ă entrer dans le Zollverein prussien, c'Ă©tait dans la pensĂ©e qu'une union douaniĂšre ĂŽterait Ă leurs sujets tout motif de dĂ©sirer l'union politique? JidĂą^ REYDE DES DEUX MONDES. Mais si Dahlmann et ses amis repoussaient l'idĂ©e d'une politique violente ou rĂ©volutionnaire, comment espĂ©raient-ils agir? â Par les armes familiĂšres au professeur et Ă l'homme de lettres par la chaire, par le livre, par le journal. Ces moyens d'action peuvent ĂȘtre puissans, en effet, mais Ă la condition de n'ĂȘtre pas paralysĂ©s par des circonstances trop dĂ©favorables. Fichte, par exemple, avait pu exercer une influence profonde sur les esprits par ses Discours Ă la nation allemande, » prononcĂ©s Ă Berlin pendant l'occupation française. Mais, aprĂšs 1815, le langage hardi de ces discours n'eĂ»t pas Ă©tĂ© tolĂ©rĂ© sans doute par l'administration prussienne. La libertĂ© de l'enseignement n'Ă©tait guĂšre que nominale. Pour mieux dire, libertĂ© Ă©tait laissĂ©e au professeur de soutenir telle doctrine qu'il lui plairait, pourvu qu'elle ne touchĂąt de prĂšs ni de loin aux questions religieuses ou politiques. Dans les annĂ©es qui suivirent la paix, les universitĂ©s avaient passĂ©, Ă tort ou Ă raison, pour entretenir l'agitation libĂ©rale contre les gouvernemens. La turbulence des Ă©tudians avait paru justifier cette imputation. Aussi, aprĂšs la fĂȘte de la Wartbourg et l'assassinat de KotzĂšbue, l'Autriche avait-elle provoquĂ© des interdictions rigoureuses contre les associa- tions d' Ă©tudians. La Prusse avait renchĂ©ri sur ces mesures rĂ©action- naires. Elle procĂ©da brutalement par l'exil et par la prison. La per- sĂ©cution s'arrĂȘta bientĂŽt l'opinion publique ne s'expliquait pas un tel dĂ©ploiement de rigueur contre des gens inoffensifs, ou mĂȘme contre des patriotes Ă©prouvĂ©s, tels que Arndt, GĂŽrres et Jahn. Mais il resta, Ă l'Ă©gard des Ă©tudians et de leurs maĂźtres, une dĂ©fiance toujours en Ă©veil et prĂȘte Ă s'emparer du moindre prĂ©texte pour sĂ©vir. Le gouvernement prussien, en particulier, ne se dĂ©partit pas d'une surveillance trĂšs active sur l'enseignement et sur le caractĂšre des professeurs. Vingt ans plus tard, en 18^7, l'affaire de GĂŽttingen vint mon- trer que les dispositions de la Prusse n'avaient pas changĂ©. Le roi de Hanovre, fatiguĂ© de la constitution qu'il avait lui-mĂȘme oc- troyĂ©e Ă ses sujets, la supprima simplement, en dĂ©clarant qu'elle avait cessĂ© d'ĂȘtre en vigueur. Sept professeurs de l'universitĂ© de GĂŽttingen protestĂšrent respectueusement contre ce coup d'Ă©tat. Le roi, fort surpris, et encore plus irritĂ©, les destitua sans autre forme de procĂšs. Il en bannit mĂȘme plusieurs, et particuliĂšrement Dahlmann, qui passait pour l'auteur de la protestation. Gorvinus et l'un des frĂšres Grimm furent Ă©galement exilĂ©s. Ces savans Ă©taient dĂ©jĂ cĂ©lĂšbres Ă divers titres. Ils comptaient qu'un senti- ment de rĂ©probation unanime s'Ă©lĂšverait en Allemagne contr3 le procĂ©dĂ© du roi de Hanovre, et que toutes les universitĂ©s allaient se disputer l'honneur de les appeler Ă elles. Ils furent bientĂŽt dĂ©trom- LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 185 pĂ©s. La Prusse et l'Antriche prirent parti pour le roi de Hanovre, et les autres Ă©tats suivirent, bon grĂ© mal grĂ©, l'exemple de leurs puissans confĂ©dĂ©rĂ©s. Les professeurs exilĂ©s ne purent mĂȘme pas trouver, en Allemagne, un imprimeur pour leur mĂ©moire justifi- catif! Il fallut le faire paraĂźtre Ă BĂąle. Gervinus, outrĂ©, ne parlait de rien moins que de secouer de ses pieds la poussiĂšre allemande et d'aller fonder une universitĂ© Ă Zurich. Je sais bien, Ă©crivait-il, que tout y est Ă crĂ©er, mais nous y trouverons au moins la libertĂ© dont on ne peut jouir nulle part en Allemagne. » L'attitude de la Prusse leur causait surtout une douloureuse surprise. Le ministre Eichhorn rĂ©pĂ©tait publiquement que le roi de Hanovre Ă©tait maĂźti*e chez lui, et que si des professeurs se risquaient Ă critiquer ses actes, ils s'exposaient Ă recevoir leur congĂ©. Le professeur est un fonctionnaire comme les autres. Il doit respecter et faire respecter l'autoritĂ©, non la juger. OĂč prendrait-il le droit d'apporter au sou- verain ses conseils et surtout ses remontrances? Il Ă©tait difficile, on l'avouera, de transformer la chaire en tribune, et d'y inspirer Ă la jeunesse l'amour de la libertĂ© et le dĂ©sir de l'unitĂ© nationale. C'eĂ»t Ă©tĂ© s'exposer, dĂšs le premier jour, Ă la des- titution, au bannissement, ou mĂȘme Ă quelque chose de pis. D'ail- leurs, la propagande par la parole n'Ă©tait pas le fait de ces savans. Ils n'avaient pas, comme Fichte, le tempĂ©rament de l'orateur. Avec tout l'intĂ©rĂȘt qu'ils portent aux questions politiques, une fois dans leur chaire, ils ne sont plus que professeurs. Ils oublient, Ă moins qu'ils n'obĂ©issent Ă un mot d'ordre de l'autoritĂ© elle-mĂȘme, tout ce qui n'est point leur sujet. Ils n'ont ni le goĂ»t ni la science des allu- sions fines, quoique transparentes et comprises Ă demi-mot d'un auditoire qui les attend ; ils ne savent pas narguer l'autoritĂ© qui les surveille, en cĂŽtoyant, sans qu'on puisse les saisir, la limite du ter- rain dĂ©fendu. La prestesse leur manque, et, peut-ĂȘtre parce qu'elle leur manque, elle leur paraĂźt incompatible avec la dignitĂ© profes- sorale. Tout au plus espĂšrent-ils qu'Ă la longue leur enseignement contribuera Ă l'Ă©ducation politique de la jeunesse allemande. Et que de soins pour ne pas compromettre le peu de rĂ©sultats qu'ils obtien- nent! Ainsi Dahlmann, Ă©tabli Ă Bonn depuis quelques annĂ©es, re- fuse de quitter cette universitĂ© pour Heidelberg, qui serait pourtant une rĂ©sidence plus agrĂ©able, et oĂč il retrouverait Gervinus, son ami et son ancien collĂšgue de GĂŽttirgen. C'est qu'Ă Bonn, dit-il, il commence Ă jouir d'une certaine influence auprĂšs de la jeunesse prussienne qui suit ses cours. Il ne veut pas laisser perdre, par son dĂ©part, le fruit de ses patiens efforts. » La chaire Ă©tait donc un moyen d'action efficace Ă la longue, mais qu'il Ă©tait lent et nĂ©ces- sairement timide ! 136 REVUE DES DEDX MONDES. Par le livre, on pouvait davantage. DĂ©jĂ Stein y songeait, lorsque, en 1809, il mĂ©ditait dans sa retraite sur les moyens propres Ă rĂ©- veiller le sentiment national en Allemagne. L'Allemagne, Ă©cri- vait-il, est une nation liseuse de livres. » C'Ă©tait aussi l'instrument le plus familier Ă des savans et celui qu'ils devaient le mieux ma- nier. Aujourd'hui encore, les Ă©crivains dĂ©vouĂ©s Ă la Prusse et au nouvel empire agissent plus efficacement peut-ĂȘtre par le livre que par tout autre moyen. Gervinus, Dahlmann et leurs amis surent en tirer parti. Mais le livre, surtout le livre d'histoire aux allures scientifiques, ne s'adresse directement qu'Ă un public restreint. Une faible minoritĂ© peut seule le comprendre, s'y intĂ©resser et dis- poser du loisir nĂ©cessaire pour une lecture de longue haleine. Le gros de la nation n'a pas le temps ni souvent le goĂ»t de lire des livres. Les idĂ©es qui veulent faire leur chemin jusqu'Ă lui doivent se prĂ©senter sous une forme plus simple, plus accessible Ă des esprits incultes, plus courte surtout. Dans le livre et mĂȘme dans la revue, les discussions sont trop subtiles et trop Ă©tendues, les conclusions trop Ă©loignĂ©es des principes. Si protonde que soit l'impression laissĂ©e par une lecture, d'autres la recouvrent, et elle s'efface insensiblement. Le journal remĂ©die Ă ces inconvĂ©niens. Frappant toujours au mĂȘme endroit, il enfonce son clou quotidien dans les cervelles les plus Ă©paisses. Gervinus le comprenait, et, Ă plusieurs reprises, il a essayĂ© du journal. Mais, ici encore, il se heurtait Ă des obstacles presque insurmontables. Dans la plus grande partie de l'Allemagne, la libertĂ© de la presse n'existait absolument pas. Nulle part elle n'Ă©tait entiĂšre partout une surveillance plus ou moins soupçonneuse. La diĂšte, oĂč l'Au- triche Ă©tait maĂźtresse, pesait sur les princes qui auraient volontiers laissĂ© une certaine libertĂ© aux journaux politiques. Au reste, ce n'Ă©tait pas dans les Ă©tats constitutionnels, c'Ă©tait dans les provinces prussiennes, dans les Ă©tats directement soumis Ă l'influence de l'Au- triche, qu'on aurait dĂ©sirĂ© agir, et c'Ă©tait lĂ justement que la presse libĂ©rale n'avait point d'accĂšs. Il faudrait, Ă©crit Dahlmann dans une lettre Ă Gervinus, planter sur le sol prussien ce que l'on veut voir prospĂ©rer sur le sol prussien. » Mais, pour planter, le consentement du propriĂ©taire eĂ»t Ă©tĂ© indispensable, et ce consentement Ă©tait re- fusĂ© d'avance. D'autre part, il ne suffit pas d'ĂȘtre un professeur Ă©minent, ou mĂȘme un Ă©crivain remarquable, pour faire un bon journaliste politique. Les qualitĂ©s requises dans les deux cas sont fort diffĂ©rentes, et se rencontrent rarement rĂ©unies au mĂȘme de- grĂ©. Gervinus et ses amis Ă©taient certainement plutĂŽt professeurs que journalistes. Parcourez la cĂ©lĂšbre Gazette allemande^ fondĂ©e par Gervinus Ă Heidelberg en 18A7, et qui jouit aussitĂŽt d'une LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 137 grande autoritĂ© elle garde une allure professorale. Elle s'adresse Ă un publie restreint d'auditeurs plutĂŽt qu'Ă un public Ă©tendu de lecteurs. Elle est plus rĂ©flĂ©chie que vive elle dĂ©duit longuement ses raisons, et se prĂ©occupe de prouver tout ce qu'elle avance. En un mot, la forme seule est changĂ©e. Ce sont des livres ou des leçons, mais dĂ©coupĂ©s en tranches, qui sont parfois assez Ă©paisses. Gervinus aurait allĂ©guĂ©, sans doute, qu'en s'y prenant autrement il aurait vu son journal interdit dans une grande partie de l'Alle- magne et bientĂŽt supprimĂ©. Raison spĂ©cieuse, mais mauvaise au fond. S'il s'Ă©tait senti la vocation irrĂ©sistible du journaliste, le talent Ă©nergique et familier qui sait aller Ă la foule, s'en faire comprendre et s'en faire aimer, la crainte des consĂ©quences ne leĂ»t sans doute pas arrĂȘtĂ©. Gervinus veut avoir un journal cependant. Les frĂšres Grimm s'en gardent bien. Ils se connaissent assez pour savoir que la presse politique n'est pas leur fait. Jacob et Wilhelm Grimm, â ne les sĂ©parons pas, puisqu'ils ont toujours voulu vivre, penser et travailler ensemble, â rĂ©alisent Ă souhait le type devenu lĂ©gen- daire du savant allemand d'autrefois. On n'imagine pas une exis- tence plus calme, plus unie, mieux remplie par des travaux vrai- ment immenses. On est touchĂ© ae /ant de simplicitĂ© et d'innocence, soit dit sans ironie, unies Ă une mtelligence vaste et bien ordon- nĂ©e. Chacun d'eux a Ă©crit sa propre biographie, vers 1830. Ce sont deux petits morceaux d'une bonhomie charmante. L'amour de notre patrie, dit Wilhelm entendez par lĂ non l'Allemagne, mais la Hesse, oĂč les deux frĂšres Ă©taient nĂ©s, prĂšs de Gassel, s'Ă©tait pro- fondĂ©ment imprimĂ© en nous, je ne sais comment, car on ne nous en parlait jamais. Nous tenions notre prince pour le meilleur qu'il y eĂ»t au monde, notre pays pour un pays bĂ©ni entre tous... Nous regardions les gens de Darmstadt avec une sorte de dĂ©dain. » Ne croit-on pas entendre Candide parlant de la Westphalie et du chĂą- teau de Thunder-ten-Tronck ? Ces impressions d'enfance demeu- rĂšrent vivaces. Les Grimm sont Hessois dans l'Ăąme Cassel est le centre de leurs affections. Lorsqu'on 1829, sur le conseil unanime de leurs amis, ils durent quitter Gassel pour aller Ă GĂŽttingen oc- cuper les postes fort honorables qui leur Ă©taient offerts, le dĂ©part fut un dĂ©chirement. La rĂ©solution n'avait Ă©tĂ© prise qu'aprĂšs de longs combats et avec beaucoup de larmes. Il leur semblait s'ar- racher de leur foyer pour aller en exil. Nouvelles angoisses quel- ques annĂ©es plus tard, quand l'affaire de la protestation les força de quitter GĂŽttingen. Enfin, le roi de Prusse les appelle tous deux Ă Berlin avec les instances les plus flatteuses. L'idĂ©e d'habiter la plus grande ville de l'Allemagne du Nord ne les ravit pas du tout; elle 138 REYUE DES DEUX MONDES. les effraie plutĂŽt. 11 leur faudra longtemps pour s'y sentir chez eux, et, au fond du cĆur, ils regretteront toujours la Hesse. A peine installĂ©, Wilhelm raconte ses ennuis Ă Gervinus et Ă Dahlmann. Quel tintamarre de voitures par toute la ville! Quelles rues insup- portables, si longues et si droites ! A les voir seulement, on est fatiguĂ© d'avance. Et puis que de temps perdu ! 11 faut bien une heure pour aller Ă l'universitĂ© et autant pour en revenir. Quelle diffĂ©rence en comparaison de GĂŽttingen, qui Ă©tait si commode 1 Au moins Grimm s'est-il logĂ© prĂšs du Thiergarten, pour ĂȘtre tran- quille, et surtout, dit-il, pour avoir un peu de verdure sous les yeux. Mais ces savans si modestes et si casaniers ont l'esprit large et jugent de haut. Par lĂ ils sont supĂ©rieurs Ă Gervinus et mĂȘme Ă Dahlmann, qu'ils n'essaient pas de suivre sur un terrain trop gUs- sant. Ils voient les fautes de leurs amis, et ne leur cachent pas leurs doutes et leurs scrupules, quoique, dans leur ingĂ©nuitĂ©, ils ne les en admirent pas moins. Quant Ă eux, la politique ne les distrait pas de la tĂąche qu'ils se sont imposĂ©e. Ils savent qu'en l'ac- complissant ils sont, eux aussi, des serviteurs dĂ©vouĂ©s et utiles de la nation allemande. Avant d'Ă©numĂ©rer mes ouvrages, dit Jacob Grimm, je ferai remarquer que presque tous mes travaux se rap- portent, soit directement, soit indirectement, Ă l'Ă©tude de notre ancienne langue, de notre ancienne poĂ©sie et de notre ancien droit. 11 se peut que ces Ă©tudes aient paru et paraissent encore stĂ©riles Ă plus d'un; pour moi, je les ai toujours considĂ©rĂ©es comme une tĂąche digne et sĂ©rieuse, qui a pour objet bien dĂ©fini notre patrie commune et qui en enti'eiient l'amour. » Reconstituer, en effet, le trĂ©sor de ses antiquitĂ©s littĂ©raires et juridiques enfoui dans les tĂ©nĂšbres d'un moyen Ăąge ignorĂ©, c'Ă©tait faire Ă l'Allemagne un ma- gnifique prĂ©sent. Herder avait parlĂ© de ces richesses comme par divination. 11 avait indiquĂ© la voie Ă suivre, mais sans y entrer. L'Ă©cole romantique, Ă son tour, s'Ă©tait Ă©prise de cette pĂ©riode mys- tĂ©rieuse, qui fournissait une ample matiĂšre aux imaginations poĂ©- tiques. Les frĂšr^ Grimm entreprirent l'Ă©tude approfondie du moyen Ăąge, et surtout du moyen Ăąge allemand ; ils procĂ©dĂšrent avec une mĂ©thode rigoureusement scientifique, et la plupart des rĂ©sultats qu'ils obtinrent Ă©taient acquis Ă jamais. C'Ă©tait mĂ©riter de l'Alle- magne aussi bien *et mieux peut-ĂȘtre que leurs collĂšgues, plus mĂȘlĂ©s aux affaires du jour. Leurs travaux ne les empĂȘchaient pas, d'ailleurs, de porter le plus vif intĂ©rĂȘt aux questions politiques et de suivre avec anxiĂ©tĂ© le cours des Ă©vĂ©nemens dĂšs qu'une crise semble prochaine. Ils ont peu de sympathie pour la France. Ils sou- haitent par-dessus tout que l'Allemagne redevienne une grande et LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE, ±Z9 puissante nation ; mais l'idĂ©e ne leur vient pas de travailler eux- mĂȘmes Ă cette transformation tant dĂ©sirĂ©e. Tout auti'es sont les dispositions de Gervinus et de Dahlmann. Au besoin, ils mettront la main aux affaires publiques. Tous deux ont Ă©tĂ© dĂ©putĂ©s au parlement de Francfort, et Dahlmann y a occupĂ© une place importante. Leurs travaux mĂȘmes trahissent presque tou- jours leurs prĂ©occupations politiques. Avec eux commence la pro- pagande par l'histoire, qui est devenue un art fort cultivĂ© en Alle- magne. Gervinus et Dahlmann croyaient servir par elle la cause de l'unitĂ© nationale. Elle a Ă©tĂ© reprise depuis pour le compte de la Prusse. V Histoire d'Allemagne au AIX" siĂšcle, de M. de Treitschke, est un des modĂšles du genre. Cette propagande, assez mal dissimulĂ©e en dĂ©pit de son appareil scientifique, paraĂźt convenir au tempĂ©ra- ment intellectuel de la nation. Pour s'empĂąter des esprits en France, le plus sĂ»r moyen est peut-ĂȘtre de leur prĂ©senter des principes simples, et de les conduire, par une dĂ©duction logique, Ă des con- clusions qui semblent s'imposer nĂ©cessairement. L'Allemand s'en dĂ©fierait ; mais il se laissera prendre Ă des considĂ©rations histori- ques qui paraĂźtront fondĂ©es sur les faits. 11 ne soupçonne pas d'abord l'artifice qui, par une transposition habile, fait tĂ©moigner l'histoire en faveur d'un intĂ©rĂȘt prĂ©sent. Que Gervinus Ă©tudie Machiavel ou Shakspeare, qu'il construise l'histoire de la littĂ©rature allemande, qu'il raconte l'histoire du xix^ siĂšcle, toujours l'Ćuvre s'inspire de quelque arriĂšre-pensĂ©e politique. Gervinus ne s'en dĂ©fend pas il le dit mĂȘme bien haut. L'histoire n'est pas pour lui une fin, mais un moyen. Il lui demande des argumens pour sa cause au besoin, il la met tout entiĂšre en argument. Dans l'ardeur de sa passion politique, il ne comprend pas qu'il rabaisse Ă©trangement la digtaitĂ© de la science il manque au dĂ©sintĂ©ressement qui est le premitr devoir du savant et l'honneur de l'historien. Aussi, la plupart de ses ouvrages, tout d'actualitĂ©, tombent, aprĂšs un moment de vogue, dans un oubli mĂ©ritĂ©. L'un d'eux, cependant, a exercĂ© sur le public allemand une influence durable c'est l'histoire de la poĂ©sie allemande, dont le premier vo- lume parut en 1834. Quatre autres suivirent, Ă des intervalles peu Ă©loignĂ©s. Le tout forma une sorte de pamphlet Ă©nergique qui arrivait Ă son heure, et qui agita les esprits d'un bout Ă l'autre de l'Alle- magne. â Un pamphlet en cinq gros volumes ! â AssurĂ©ment. Paul-Louis Courier, qui s'y connaissait, a dit lort justement que les dimensions ne sont pas de l'essence du pamphlet. Cinq volumes n'Ă©taient pas pour effrayer les lecteurs allemands de ce temps-lĂ , accoutumĂ©s aux ouvrages de Hegel et de ses Ă©lĂšves. Gervinus explique lui-mĂȘme, dans sa prĂ©face, qu'il a choisi ce ihO REYUE DES DEUX MONDES* sujet de travail, parce qu'il le jugeait le mieux accommodĂ© aux besoins du temps prĂ©sent, et qu'il aurait aussi bien entrepris l'his- toire religieuse ou politique d'Allemagne, s'il en eĂ»t jugĂ© le besoin plus pressant. » L'ouvrage ressemble Ă un immense argument, entraĂźnant Ă une conclusion unique une masse Ă©norme de faits qu'y a-t-il de plus docile et de plus maniable que les faits, aprĂšs les chiffres ? Voici donc ce que proclame toute l'histoire de la littĂ©- rature allemande Allemands I le temps de la littĂ©rature est passĂ©, le moment de l'action est venu. Votre mission littĂ©raire est accom- plie ; votre rĂŽle politique n'est pas moins beau, et il est encore Ă jouer. Depuis qu'elle a atteint son apogĂ©e, notre belle littĂ©rature reste immobile... Si la vie de l'Allemagne ne doit pas s'arrĂȘter dans son dĂ©veloppement, il faut que les talens aujourd'hui sans emploi se portent vers le monde* rĂ©el, c'est-Ă -dire vers les questions politi- ques. C'est lĂ qu'il faut infuser un esprit nouveau dans une matiĂšre nouvelle. Moi-mĂȘme, dans la mesure de mes faibles forces, je suis cette indication des temps. » La lutte de l'art est terminĂ©e, et, selon Gervinus, les Allemands y ont triomphĂ© leur littĂ©rature domine par toute l'Europe. A d'autres combats maintenant, Ă la solution des grands problĂšmes politiques ! Ou bien serait-il possible, s'Ă©crie Gervinus, que cette nation ait produit ce qu'il y a de plus beau dans l'art, dans la religion, dans la science, et qu'elle ne pĂ»t rien produire du tout quand il s'agit de l'Ă©tat? » Ainsi l'histoire de la littĂ©rature allemande est un prĂ©texte. L'ob- jet vĂ©ritable de Gervinus Ă©tait d'Ă©veiller chez ses compatriotes le goĂ»t de l'action et le sens politique, de chatouiller et de piquer Ă la fois leur amour-propre par la comparaison avec les nations voisines. C'Ă©tait toucher un point sensible. L'Allemagne entiĂšre tressaillit Ă cet appel passionnĂ©. L'Allemagne, a dit ici mĂȘme M. Julian Klaczko, a puisĂ© dans Gervinus les sentimens qui l'ani- ment aujourd'hui; une idĂ©e fixe de la grandeur et de l'unitĂ© fu- tures de l'Allemagne, un patriotisme ardent et farouche, la rĂ©solu- tion presque fiĂ©vreuse de devenir pratique Ă tout prix, mĂȘme au prix de la justice, une haine dĂ©raisonnable de l'Ă©tranger, de la France surtout, et une foi aveugle dans ses propres forces et desti- nĂ©es. » M. Klaczko n'entend pas dire, sans doute, que ces sentimens n'existaient point avant le livre de Gervinus, mais ils sommeil- laient Ă l'Ă©tat de tendances secrĂštes et de dĂ©sirs inavouĂ©s. Ger- vinus, en les exprimant avec passion, en dĂ©cupla l'intensitĂ© et le rayonnement. Lui- mĂŽme est peu fait pour l'action. Il se connaĂźt mal et flotte continuellement entre ses habitudes de savant et son dĂ©sir de de- venir un homme politique. Je ne lĂšve plus les yeux, Ă©crit-il Ă LES IDĂES POLITIQUES EN lAl Dahlmann en 1840, jusqu'Ă ce que j'aie terminĂ© mon cinquiĂšme Tolume. Alors je secoue de mes pieds la poussiĂšre des livres, et je me jette Ă corps perdu dans la politique. Je sais que vous ne l'ap- prouverez pas. Mais si ceux qui sont indĂ©pendans ne le font pas, qui donc devra le faire? » En 1847, il fonde, Ă Heidelberg, un jour- nal, la Gazette allemande, qui est trĂšs lue et trĂšs Ă©coutĂ©e. Enfin, en 1848, il touche au but de ses efforts. Selon son dĂ©sir, un par- lement national allemand s'assemble Ă Francfort. Les gouverne- mens, contre toute attente, y donnent les mains. La rĂ©volution de fĂ©vrier les a surpris, et le contrecoup qu'elle a eu par toute l'Europe les intimide. L'Allemagne va donc se donner librement la libertĂ©, unanimement l'unitĂ©. Mais bientĂŽt, dans le parlement mĂȘme, les difficultĂ©s surgissent et se multipliant. Gervinus, les jugeant inex- tricables, se dĂ©robe. Il fuit les querelles de parti ; il quitte son siĂšge et son journal, et va prendre en Italie un repos dont il a grand besoin. Cette dĂ©ception l'a dĂ©goĂ»tĂ© de la vie publique. 11 me devient plus facile, Ă©crit-il Ă Jacob Grimm, de me re- mettre Ă mes Ă©tudes, car la politique allemande commence Ă me paraĂźtre dĂ©sespĂ©rĂ©e et Ă me rĂ©pugner. » Il entreprend alors l'histoire du xix* siĂšcle. Il n'a pas le courage de prĂ©parer une nouvelle Ă©dition de son histoire de la poĂ©sie allemande. Ce serait un travail d'enfer et de peu de profit. » Ainsi cet ouvrage, que l'Allemagne entiĂšre dĂ©vorait en 1840, l'auteur lui-mĂȘme s'en dĂ©tourne avec humeur dix ans aprĂšs. C'est que, dans l'intervalle, les Ă©vĂ©nemens de 1848 Ă©taient survenus. AprĂšs le parlement de Franc- fort, les exhortations patriotiques de Gervinus, ses appels chaleu- reux Ă la vie politique devenaient une douloureuse ironie. L'Ă©preuve avait Ă©tĂ© faite qu'en Ă©tait-il rĂ©sultĂ©? Un Ă©chec lamentable, une humiliation nouvelle et un nouveau triomphe pour la politique de rĂ©action en Allemagne. Au reste, cette dure leçon n'a pas rendu Gervinus plus clairvoyant. Tandis qu'il recherche les lois de l'histoire, » le sens des faits contemporains lui Ă©chappe. Ses lettres contiennent des prophĂ©ties politiques bien Ă©tonnantes. Il fait songer, par instans, Ă la jolie fable de V Astrologue qui s'est laissĂ© tomber dans un puits. Le parfait dĂ©dain du prince de Bismarck pour les thĂ©oriciens de la politique et de l'histoire n'a pas besoin d'ĂȘtre ex- pliquĂ© ; mais, s'il y fallait une raison particuliĂšre, nous la trouve- rions ici. Il les a vus de prĂšs de 1848 Ă 1860, et il a pu juger de leur sagficitĂ©. Pourtant, Ă dĂ©faut de gratitude, le chancelier de l'empire leur devrait bien un peu d'indulgence. Ils ont Ă©tĂ© pour lui des auxi- liaires prĂ©cieux. Ils lui ont prĂ©parĂ© les voies. Qui devait profiter, sinon la Prusse, des sentimens que Gervinus s'efforce d'inspirer Ă 142 REVUE DES DEUX MO^DES. la jeunesse allemande? 11 la met en garde contre l'attraction que la France libĂ©rale exerçait sur beaucoup d'Allemands du Sud. Tout ce qui est Français lui est suspect. Selon lui, la jeune Allemagne » fait injure Ă la patrie en se laissant aller Ă sa sympathie pour la France. Voyez Borne et Heine ils sont au fond aussi bons Alle- mands que Gervinus. Mais leur opposition persifleuse, leur haine de la Prusse et des institutions fĂ©dĂ©rales, et leur goĂ»t pour l'esprit fran- çais, leur donnent un air de trahison qui est presque aussi coupable qu'une trahison rĂ©elle. Chaque raillerie qui atteint la lourdeur allemande ou la brutalitĂ© prussienne est un hommage indirect Ă la France et une piqĂ»re pour l'amour-propre germanique. Or, Gervi- nus veut avant tout que l'Allemagne croie en elle-mĂȘme, et qu'elle prenne conscience de sa force et de sa grandeur. Au lieu de la dĂ©concerter par des sarcasmes, il faut lui persuader qu'elle est prĂȘte pour l'action, qu'elle est une nation positive et pratique, et qu'elle va reprendre dans le monde le rang qui est le sien. Entretenir l'aversion des Allemands pour la France en excitant chez eux le dĂ©sir de satisfactions politiques, c'Ă©tait travailler pour la Prusse. Gervinus le sentait bien, mais il s'imaginait toujours que la Prusse allait abandonner sa politique rĂ©actionnaire pour accom- plir l'unitĂ© nationale avec l'aide de tous les libĂ©raux allemands on croit aisĂ©ment ce qu'on espĂšre. Lorsqu'il s'aperçut, bien tard, que la Prusse se souciait fort peu de suivre la voie qu'il lui indiquait, il supporta mal sa dĂ©convenue, et se plaignit trĂšs haut. Mais son heure Ă©tait passĂ©e ; on ne l'Ă©couta plus. Il n'Ă©tait pas jusqu'Ă son axiome favori En politique, le succĂšs justifie tout, » qui ne fĂ»t favorable Ă la cause prussienne. Si l'Autriche avait eu le dessus, l'axiome, il est vrai, n'eĂ»t pas moins prouvĂ© en sa faveur. Cependant, il servait mieux d'avance les ambitions de la Prusse, en relĂąchant les liens qui attachaient Ă son passĂ© une Allemagne respectueuse de l'histoire. Il dĂ©pouillait les droits hĂ©rĂ©ditaires du caractĂšre inviolable qu'ils avaient gardĂ© aux yeux des peuples ; il prĂ©parait enfin une prompte et entiĂšre soumission de tous au vainqueur de demain. Nous avons peine Ă comprendre, de ce cĂŽtĂ© du Rhin, qu'un homme dont les idĂ©es n'Ă©taient pas claires ait pu exercer une in- fluence profonde. Pour agir sur nous, un esprit doit ĂȘtre net et prĂ©cis. Si nous devons le suivre, il faut que lui-mĂȘme sache exac- tement oĂč il va, et par oĂč. Mais les lecteurs de Gervinus ne ressen- taient point ce besoin de clartĂ©. Il leur suffisait de se sentir en communautĂ© de sentimens avec lui. Voir l'Allemagne puissante, riche, respectĂ©e, une enfin, Ă©tait leur ambition secrĂšte. Gervinus donne un corps Ă ce rĂȘve; il fait plus, il le justifie par l'histoire, il montre que le succĂšs est proche et certain. Mais comment s'accom- LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 143 plira cette grande Ćuvre ? Gomment mener Ă bien une transforma- tion de l'Allemagne sans donner l'alarme Ă l'Europe, que l'on sait jalouse et malveillante, et qui est garante de l'acte fĂ©dĂ©ral? Que sera cet Ă©tat qui comprendra Ă la fois la Prusse et l'Autriche, ou laudra- t-il exclure l'une des deux? Que deviendront enfin Bade, la BaviĂšre, le Hanovre, le Wurtemberg, la Saxe et tout ce qui reste de dynas- ties indĂ©pendantes en Allemagne? Gervinus n'en dit rien. Il compte apparemment sur l'heureuse Ă©toile de l'Allemagne et sur la bonne volontĂ© des princes. Ses lecteurs semblent y compter comme lui. Aveuglement politique surprenant, mais aussi volontaire peut-ĂȘtre qu'aveugle, et fait Ă la fois d'inexpĂ©rience et de passion. Les obstacles Ă©taient trop nombreux et trop redoutables. Les patriotes aimaient mieux se les dissimuler, ou du moins n'en pas parler, que de se dĂ©courager eux-mĂȘmes en les regardant et en les montrant Ă tous les yeux. Ils s'en tenaient Ă leur devise UnitĂ©, libertĂ© ; l'unitĂ© par la libertĂ©. » Le but Ă©tait beau, mais la conception vague. III. Dahlmann sait mieux ce qu'il veut que Gervinus. II a plus d'es- prit de suite. Il n'est pas aussi mobile, aussi prompt Ă l'espĂ©rance, aussi accessible au dĂ©couragement. Il n'apporte pas dans la politique la nervositĂ© de l'homme de lettres, prĂȘt Ă se jeter, sous la premiĂšre impression d'un Ă©chec, dans un excĂšs qu'il dĂ©sapprouve au fond. Gervinus tient davantage de la nature un peu lĂ©gĂšre de l'Allemand du Sud ; Dahlmann est un vĂ©ritable Allemand du Nord, plus patient, plus tenace en ses desseins. Gervinus est un libĂ©ral qui finit par pen- cher beaucoup vers les dĂ©mocrates. Dahlmann est et demeure jus- qu'au bout un conservateur.. En 1837, il est vrai, lorsque le roi de Hanovre voulut se dĂ©barrasser de sa constitution, Dahlmann signa le premier la protestation de GĂŽttingen, et fut, pour cette raison, des- tituĂ© et exilĂ©. Mais cette mĂ©saventure, d'ailleurs fort honorable pour lui, n'Ă©branla point ses principes. Comme il avait Ă©tĂ© le plus com- promis, il dut attendre plus longtemps que les autres qu'on lui don- nĂąt une nouvelle chaire dans une universitĂ©. En 18/i2 seulement, le gouvernement prussien l'appelle Ă Bonn. Dahlmann ne lui en est pas moins profondĂ©ment dĂ©vouĂ©. Il se sent une sympathie naturelle pour la Prusse. Il ne se flatte pas comme Gervinus de gagner cette puis- sance aux projets des libĂ©raux qui rĂȘvent l'unitĂ© allemande ; mais il croit Ă la mission de la Prusse. En toute occasion, et surtout dans les circonstances critiques, il veut que l'Allemagne se tourne vers elle et non pas vers l'Autriche. Si la France menaçait notre pays du Rhin, dit-il, Ă qui vous adresseriez-vous, Ă la Prusse ou Ă l'Au- lA/i REVDE DES DEDl MONDES. triche? Cherchez secours prĂšs de ceux qui sont forts! » Au reste, i] n'a pas grande envie de paraĂźtre sur la scĂšne politique. Il trouve juste de laisser aux gouvernemens le soin de diriger les affaires intĂ©rieures de l'Allemagne. En revanche, dans la question du Slesvig-Holstein, Dahlmarn prend hardiment l'initiative. Les Danois ont pu dire, sans trop d'in- vraisemblance, qu'il l'avait inventĂ©e. 11 a dĂ©ployĂ© lĂ une patience et une ingĂ©niositĂ© Ă toute Ă©preuve. C'est un des Ă©pisodes les plus curieux de l'histoire de notre siĂšcle. Il montre sur le vif les pro- cĂ©dĂ©s de la science allemande mise au service des intĂ©rĂȘts poli- tiques de la nation. On sait que le roi de Danemark, souverain des duchĂ©s de Slesvig et de Holstein, faisait partie de la confĂ©dĂ©ra- tion germanique pour le Holstein seulement. Le Slesvig n'Ă©tait pas compris dans le territoire de la confĂ©dĂ©ration. Dahlmann, qui Ă©tait nĂ© Ă Wismar, et qui passa dix-sept annĂ©es de sa vie Ă Kiel comme professeur et publiciste, rĂ©solut de corriger cette anomalie. Il exprima le premier l'opinion que, le Slesvig et le Holstein Ă©tant unis, le Slesvig devait suivre la condition du Holstein et appartenir comme lui Ă l'Allemagne. Dahlmann mit Ă rĂ©pandre cette idĂ©e un zĂšle infatigable. Elle avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e, il est vrai, au congrĂšs de Vienne, mais sans succĂšs. De l'aveu mĂȘme de M. de Treitschke, elle n'avait pas trouvĂ© d'Ă©cho dans les duchĂ©s. On n'y savait qu'une chose, dit-il, c'est que, depuis des siĂšcles, on Ă©tait uni au Danemark, et Ton pensait naĂŻvement que les habitans du Holstein, ceux de Seeland, ceux de l'Islande, Ă©taient tous Ă©galement de fidĂšles Da- nois. » Dahlmann entreprit de persuader aux habitans des duchĂ©s qu'ils se trompaient et que leur loyalisme devait s'adresser non au roi de Danemark, mais Ă la patrie allemande. 11 exploita habilement des difficultĂ©s qui s'Ă©levĂšrent entre la noblesse du pays et le gou- vernement danois. II ne s'agissait pas de revendiquer des provinces arrachĂ©es Ă la mĂšre patrie par la violence des armes, et toutes frĂ©- missantes encore de leur nationalitĂ© perdue. La tĂąche Ă©tait bien plus difficile il fallait rej^ermaniser un pays danois depuis des siĂšcles, et qui ne se plaignait point de l'ĂȘtre. Dahlmann se servit avec une Ă©gale habiletĂ© du livre et du journal. L'histoire du Slesvig-Holstein devint sous sa plume la dĂ©'OQonstration sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e de sa thĂšse politique. Les habitans des duchĂ©s, par leur langue, leurs antiquitĂ©s nationales, leur poĂ©sie, leurs mĆurs et leur caractĂšre, appartiennent Ă©videmment Ă la race germanique d'oĂč cette conclusion, appuyĂ©e d'argumens juridiques, qu'en bon droit les duchĂ©s doivent tous deux appartenir Ă l'Allemagne. L'idĂ©e de Dahlmann fut d'abord accueillie assez froidement dans les duchĂ©s ; mais dans toute l'Allemagne elle eut un retentissement extraordi- LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 1&5 naire. Une question dangereuse Ă©tait posĂ©e, une convoitise terrible Ă©tait Ă©veillĂ©e. L'orgueil national s'exaspĂ©rait Ă la pensĂ©e qu'un petit pays comme le Danemark dĂ©tenait injustement une portion de terre allemande. En 1848, l'espĂ©rance de Dahlmann parut prĂšs de se rĂ©aliser. La Prusse Ă©tait entrĂ©e en campagne contre le Danemark et avait oc- cupĂ© les duchĂ©s de vive force. Mais elle ne voulut pas ou n'osa pas aller jusqu'au bout. L'Ă©tat de l'Europe, et celui de l'Allemagne en particulier, Ă©taient troublĂ©s et inquiĂ©tans, la Russie hostile. La Prusse signa l'armistice de MalmĂŽ, qui Ă©quivalait Ă une retraite complĂšte. L'occasion Ă©tait perdue se retrouverait-elle jamais? Dahlmann ne put assister de sang-froid Ă cet Ă©croulement de son Ćuvre. M. Saint-RenĂ© Taillandier a tracĂ© ici-mĂȘme 1 le tableau de cette sĂ©ance du parlement de Francfort oĂč, bouillant de co- lĂšre, la voix tremblante d'indignation, Dahlmann adjurait l'assem- blĂ©e de ne pas ratifier l'armistice, a Messieurs, s'Ă©crie-t-il, il n'y a pas trois mois encore, le 9 juin, dans cette mĂȘme Ă©glise Saint-Paul, il a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que, dans les affaires du Slesvig, l'honneur de l'Allemagne resterait sauf entendez- vous? l'honneur de l'Alle- magne! » EntraĂźnĂ©e par Dahlmann, dont elle partage la passion, l'assemblĂ©e repousse l'armistice. Le ministĂšre tombe sur celte ques- tion. Dahlmann, chargĂ© de former un nouveau cabinet, se heurte aux plus graves difficultĂ©s, et le parlement perd dans cette aventure le peu de considĂ©ration qui lui restait. Dahlmann avait commis une faute politique grossiĂšre. M. de Treitschke, qui est plein d'indulgence pour cet ami de la Prusse, en convient tout le premier. Le parlement disposait-il d'une armĂ©e pour venger l'honneur de l'Allemagne, dont il se montrait si jaloux? Pouvait-il imposer sa volontĂ©, et au Danemark, et Ă la Prusse, qui avait signĂ© l'armistice? On ne fait pas la guerre, on ne prend pas les places fortes avec des discours. Mieux valait dĂ©vorer l'affront que de se laisser aller Ă cette explosion de sentimens, puisque l'action ne pouvait suivre. Lorsque Dahlmann mourut, en 1860, il n'Ă©tait pas consolĂ©. La plaie Ă©tait restĂ©e ouverte. En 1850, il Ă©crivait Ă M*^^ Gervinus Je vous l'avoue franchement, je ne cesse d'y penser. Si, en septembre 1848, on avait suivi mon conseil, si on avait rĂ©solument pris le parti que les circonstances critiques exigeaient, les affaires de l'Alle- magne, et en particulier les affaires du Slesvig, seraient dans une meilleure passe. » Et Gervinus lui-mĂȘme Ă©crivait Ă Jacob Grimm Je peux Ă peine lire les articles de journaux qui ont rapport au Schlesvig-Holstein ; je les passe exprĂšs, pour ne pas retomber tou- 1 VoyM la Revue du 1" juillet 1849. TOME LXXXVUI. â 1888. 10 146 REVUE DES DEDX MONDES. jours dans l'irritation la plus vive. » L'orgueil allemand souffrait cruellement de cette dĂ©convenue, et entretenait l'espoir de revenir Ă la charge. Si Dahlmann avait vĂ©cu quatre ans de plus, il aurait eu la joie de voir une armĂ©e austro-prussienne arracher les duchĂ©s au Danemark. Dans ses derniĂšres annĂ©es, il pressentait que de graves Ă©vĂ©nemens Ă©taient proches, que l'Europe allait traverser une crise ; et il se dĂ©solait en pensant que l'Allemagne, toujours divisĂ©e, ne profiterait sans doute pas des chances qui lui seraient offertes. MalgrĂ© les fautes graves qu'il a commises, nous ne pouvons re- fuser Ă Dahlmann un certain esprit politique et un sentiment assez juste de la rĂ©alitĂ©, surtout si nous le comparons Ă la plupart de ses collĂšgues qui furent mĂȘlĂ©s aux affaires de l'Allemagne. A plusieurs reprises, il a su faire preuve de justesse d'esprit et de sang-froid. En 1847, Gervinus le prie instamment de collaborer Ă sa Gazette allemande, et d'y apporter l'autoritĂ© de son nom populaire et res- pectĂ© dans toute l'Allemagne. Mais Dahlmann craint de se compro- mettre avec ces libĂ©raux, dont il n'approuve pas les idĂ©es poli- tiques. Pourquoi risquer ainsi de perdre d'un seul coup l'estime du gouvernement prussien, Ă laquelle il tenait tant, et qu'il avait si patiemment conquise? D'ailleurs, il ne croit pas beaucoup au succĂšs de l'entreprise. 11 sait bien que le meilleur journal du monde ne rĂ©soudra pas, Ă lui seul, les grosses questions de la politique alle- mande. Il refuse donc nettement sa collaboration, et ne veut pa- raĂźtre ni comme directeur, ni comme rĂ©dacteur mais Ă l'occasion il donne son avis. On le consultait avec dĂ©fĂ©rence ; il avait Ă©crit une Politique, fort estimĂ©e de ses amis, et jouissait d'une grande au- toritĂ© en la matiĂšre. Ainsi, le 12 mars 1848, au dĂ©but mĂȘme de la rĂ©volution, Gervinus lui demande un programme de rĂ©forme consti- tutionnelle. â A Francfort, lui Ă©crit Gervinus, dans les cours allemandes du Sud, et mĂȘme parmi les dĂ©putĂ©s des Ă©tats, on est tout dĂ©sorientĂ©, et l'on ne sait comment mettre Ă exĂ©cution cette grande idĂ©e la constitution d'une Allemagne unifiĂ©e, bien que l'on ait la meilleure volontĂ© du monde. » A quoi Dahlmann rĂ©pond avec un grand bon sens Il ne pouvait en ĂȘtre autrement ; il faudrait con- naĂźtre les projets de la Prusse et les dispositions des autres grandes puissances allemandes. Si j'avais la force, ajoute-t-il, et si j'avais pu me mettre Ă la place de la Prusse, huit jours aprĂšs la chute de Louis-Philippe, j'aurais pris en main les affaires allemandes, â Ă titre provisoire, bien entendu, â et je les aurais administrĂ©es en empereur, en accordant toutes les libertĂ©s constitutionnelles qui manquent encore en Prusse. L'Autriche ne peut plus dĂ©sormais prĂ©tendre Ă la direction des affaires allemandes. » VoilĂ enfin une vue nette, comme on en trouve trop peu dans cette corres[Kndance. Dahlmann tenait lĂ le langage d'un homme LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 147 d'Ă©tat. L'expĂ©rience amĂšre de 1848 lui profita bien mieux qu'Ă Ger- vinus. Ce dernier, au moment de la guerre d'Italie, sent se rĂ©- veiller ses anciennes passions. Il veut, encore une fois, fonder un journal, pour agir sur l'esprit public et sur les gouvernemens en Allemagne. Dahlmann l'en dissuade fort sagement, et lui explique que le temps en est passĂ©. Les meilleurs conseils du monde, Ă©crit-il, venant de quelqu'un qui n'a pas la force Ă sa disposition, ne peuvent plus nous ĂȘtre utiles ; il faut auparavant qu'un maĂźtre s'affirme, d'oĂč qu'il vienne. » Lorsque les plus sages esprits en sont lĂ , le maĂźtre qu'ils attendent n'est jamais long Ă venir. Moins de dix ans aprĂšs que Dahlmann eut Ă©crit ces mots, la Prusse vic- torieuse dominait en Allemagne. IV. Ainsi Dahlmann constate, non sans mĂ©lancolie, mais avec rĂ©si- gnation, l'impuissance des efforts qui ont rempli sa vie et celle de Gervinus. Us se flattaient d'aider Ă la transformation de l'Allemagne et de la conduire sans grande secousse Ă la libertĂ© et Ă l'unitĂ© ; ils se sont heurtĂ©s Ă des obstacles insurmontables. La dĂ©sillusion de 18^8 a Ă©tĂ© complĂšte. Elle leur a laissĂ© un dĂ©couragement pro- fond. Ils ne dĂ©sespĂšrent pas des destinĂ©es de l'Allemagne; mais ils ne croient plus au pouvoir des idĂ©es ni au progrĂšs politique ob- tenu par la seule persuasion. L'avenir leur paraĂźt trĂšs noir. Gervi- nus, par dĂ©pit, se jette du cĂŽtĂ© de la dĂ©mocratie. Dahlmann, tou- jours conservateur, s'incline par avance devant celui qui saura, par la force, faire l'unitĂ© de l'Allemagne, fĂ»t-ce au prix de la libertĂ©. Les causes de leur Ă©chec Ă©taient nombreuses. Nous en avons si- gnalĂ© plus d'une chemin faisant. Les unes tiennent aux idĂ©es, aux tendances, aux habitudes d'esprit de ces savans, dĂ©paysĂ©s dans la vie politique. D'autres, plus gĂ©nĂ©rales, rendaient impossible le suc- cĂšs de l'entreprise, quelle qu'eĂ»t Ă©tĂ© l'habiletĂ© de ceux qui la ten- taient. Mais au contraire ils sont, pour la plupart, d'une inexpĂ©rience, on dirait presque d'une naĂŻvetĂ© politique parfaite. On pourrait leur appliquer le mot que Gervinus Ă©crivait trĂšs sĂ©rieusement Ă Dahl- mann Vous ĂȘtes incommensurable! » Ils sont fort en peine de rĂ©aliser l'unitĂ© de l'Allemagne ; ils le seraient encore davantage de lui procurer la libertĂ©. Ne pouvant obtenir sĂ©parĂ©ment ni l'une ni l'autre, ils s'imaginent qu'ils obtiendront l'une par l'autre. Aussi, au premier choc de la rĂ©alitĂ©, leurs illusions s'effondrent. En 1848, Ă la faveur des Ă©vĂ©nemens de fĂ©vrier, un parlement se rĂ©unit Ă Francfort. Cette assemblĂ©e, si longtemps attendue, prĂ©tend reprĂ©- senter la nation allemande. Elle se dit constituante, et elle com- 148 REVUE DES DEUX MONDES. * mence en effet Ă Ă©laborer une constitution. Elle n'a oubliĂ© qu'un point qui imposera cette constitution aux diffĂ©rons Ă©tats de l'Alle- magne? Qui en assurera le respect? Comparez les dĂ©buts du parle- ment de Francfort Ă ceux des Ă©tats -gĂ©nĂ©raux de 1789. DĂšs que l'assemblĂ©e de Versailles a pris conscience d'elle-mĂȘme, dĂšs qu'elle a conçu son Ćuvre, comme elle va droit au but et force le roi lui- mĂȘme Ă reconnaĂźtre le pouvoir qu'elle veut exercer ! Imagine-t-on la constituante dĂ©libĂ©rant en l'air et lĂ©gifĂ©rant Ă vide, sans savoir si ses lois ne resteront pas lettre morte? C'est que, en 1789, l'unitĂ© française Ă©tait depuis longtemps accomplie. En 18A8, l'unitĂ© alle- mande n'Ă©tait qu'une espĂ©rance. Les hommes politiques qui pro- voquĂšrent la rĂ©union du parlement faisaient prĂ©cisĂ©ment de l'unitĂ© le but suprĂȘme de leurs efforts. Mais, en commençant par le travail lĂ©gislatif, ils s'y prenaient Ă rebours. Ils espĂ©raient apparemment que la constitution, une fois votĂ©e, aurait par elle-mĂȘme la vertu de se faire accepter et observer, et que l'esprit particulariste dispa- raĂźtrait devant elle. L'illusion Ă©tait naĂŻve. Il existe bien aujourd'hui un empire d'Allemagne; mais cet empire, comme chacun sait, ne doit pas sa naissance Ă des travaux parlementaires. A vrai dire, si l'Ćuvre Ă©tait au-dessus du talent de ses promo- teurs, elle Ă©tait plus encore au-dessus de leurs forces. Elle n'impli- quait rien moins qu'une rĂ©volution. Sans doute, ils faisaient profes- sion de respecter tous les droits historiques mais si les reprĂ©sentans de ces droits s'opposaient opiniĂątrement Ă l'unitĂ© de l'Allemagne, â et cette rĂ©sistance Ă©tait inĂ©vitable, â comment en viendraient- ils Ă bout? â Ces lĂ©gislateurs Ă©taient sans force. Ils ne pouvaient, comme la Convention, se transformer en pouvoir exĂ©cutif, il aurait fallu, soit provoquer un grand mouvement populaire, soit demander Ă la Prusse ou Ă l'Autriche un appui qui devait coĂ»ter cher. En 1789, la plus grande partie du peuple français Ă©tait de cĆur avec l'assem- blĂ©e qui pouvait Ă bon droit se nommer nationale. Cette assemblĂ©e n'aurait pu, si elle l'eĂ»t voulu, se dĂ©rober Ă sa mission. La nation se tenait derriĂšre elle, pour l'encourager et pour la pousser au besoin. Mais en 18A8, en Allemagne, si l'on excepte les classes instruites et la population de quelques grandes villes, la masse du peuple restait assez indiffĂ©rente aux travaux de l'assemblĂ©e de Francfort. Elle les suivait avec curiositĂ©, mais non avec la sympathie, avec l'en- thousiasme, qui auraient Ă©clatĂ©, si les espĂ©rances les plus chĂšres au peuple allemand avaient pu vraiment se rĂ©aliser dans l'Ă©glise Saint- Paul. Elle semblait comprendre, avec un sens profond, que ce n'Ă©tait pas l'histoire vraie qui s'accomplissait lĂ , mais une parodie de l'his- toire, jouĂ©e par des acteurs de bonne foi. Comme ces acteurs avaient Ă©tĂ©, pendant longtemps, les seuls Ă parler en Allemagne, ils s'Ă©taient imaginĂ© parler au nom de toute LES IDĂES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 149 l'Allemagne. Ils n'exprimaient, en effet, que les sentimens d'une mino- ritĂ©, je veux dire ceux de la classe moyenne et de la bourgeoisie Ă©clairĂ©e ; ils avaient cru vraiment donner une voix aux regrets et aux dĂ©sirs de la nation entiĂšre. Pour ne prendre qu'un exemple, tous subissaient, Ă des degrĂ©s divers, l'attraction de la libertĂ© parlemen- taire, alors florissante en d'autres pays. Beaucoup la rĂ©clamaient avec plus de passion encore que l'unitĂ©, et le parlement de Francfort avait surtout pour mission, dans leur pensĂ©e, d'assurer cette libertĂ© Ă l'Allemagne. Mais le peuple all^nand, dans ses masses profondes, Ă©tait loin de ressentir aussi vivement ce dĂ©sir. Dans l'Allemagne du Sud, les institutions pai'lementaires, Ă©tablies depuis longtemps, vĂ©gĂ©taient Ă grand'peine. Dans l'Allepiagne du Nord, le servage n'Ă©tait aboli que depuis le commencement du siĂšcle. La population des campagnes, qui formait la trĂšs grande majoritĂ© de la nation, n'Ă©prouvait pas le besoin d'une libertĂ© politique dont elle n'avait pas l'idĂ©e. Les grandes rĂ©formes de Stein en Prusse, habilement poursuivies par Hardenberg, avaient correspondu, toutes propor- tions gardĂ©es, Ă l'Ćuvre de la Constituante en France. Le gros de la nation restait ainsi Ă©tranger aux questions purement poliiiques. En un mot, l'assemblĂ©e de Francfort avait les gouvernemens contre elle, sans avoir le peuple derriĂšre elle. DĂšs lors, l'issue n'Ă©tait plus douteuse. Le parlement se montra impolitique et maladroit; mais toute rhaiiletĂ© du monde n'eĂ»t pas remĂ©diĂ© Ă sa position fausse, et sa faiblesse devait Ă©clater, tĂŽt ou tard, Ă tous les yeux. L'insuccĂšs n'Ă©tait donc que trop certain. Mais, on le voit, la res- ponsabilitĂ© n'en retombe pas tout entiĂšre sur les Dahlmann et les Gervinus. Sans doute, avec les intentions les plus pures, ils ont nui aux causes qu'ils prĂ©tendaient servir. Leur Ă©chec cxraplet a dĂ©- truit, tout d'un coup, la popularitĂ© de leurs idĂ©es. Ils avaient dĂ©- montrĂ©, sans le vouloir, que l'unitĂ© de l'Allemagne ne s'accomplirait pas pacifiquement les plus clairvoyans parmi eux, aprĂšs cette expĂ©- rience, appelaient un vainqueur et se soumettaient Ă lui par avance. On peut leur reprocher aussi leur prĂ©somption, leur inexpĂ©rience po- litique, et, en gĂ©nĂ©ral, leur mĂ©diocritĂ©. Mais tout cela ne suffit pas. Il faut remonter plus haut, Ă des causes plus gĂ©nĂ©rales, auxquelles de plus grands politiques que Dahlmann ou Gervinus n'auraient rien pu changer. L'Allemagne, telle que son Ă©volution historiq'ue l'avait façonnĂ©e, ne comportait point d'unitĂ© politique. Deux puis- sances rivales s'Ă©taient formĂ©es, trop allemandes pour que l'Alle- magne pĂ»t exister sans elles, trop peu allemandes pour que l'Alle- magne pĂ»t se confondre avec elles. L'Autriche avait maintes fois sacrifiĂ© les intĂ©rĂȘts allemands Ă ses convenances particuliĂšres, mĂȘme au temps oĂč elle portait la couronne impĂ©riale elle avait refusĂ© cette 150 REVOE DES DEUX MONDES. couronne en 1815 et repoussĂ© franchement dee obligations qu'elle ne se souciait pas de remplir. Quant Ă la Prusse, elle Ă©tait encore, au com- mencement du siĂšcle, un objet de terreur et de haine pour beaucoup d'Allemands. Lors de l'arrivĂ©e des alliĂ©s dans la province du Rhin, en 18i/i, il avait fallu rassurer la population Ă©pouvantĂ©e Ă l'approche des Prussiens. GĂŽrres avait dĂ» lui expliquer, dans le Mercure du Rhin, qu'ils ne sont plus les Prussiens d'autrefois ; que ce sont des amis, des libĂ©rateurs, des Allemands. MĂȘme en 18Ă8, la haine de la Prusse, selon M. de Treitschke, dominait la majoritĂ© de l'assem- blĂ©e Ă Francfort. En un mot, la Prusse et l'Autriche Ă©taient des puissances hybrides, Ă double face. A l'Ă©gard de l'Ă©tranger, le Prus- sien ou l'Autrichien Ă©tait l'Allemand, Ă l'Ă©gard de l'Allemand, c'Ă©tait presque l'Ă©tranger. Le reste de l'Allemagne pouvait-il s'unir en excluant Ă la fois la Prusse et l'Autriche? C'eĂ»t Ă©tĂ© revenir Ă la confĂ©dĂ©ration du Rhin, souvenir abhorrĂ© de tous les patriotes. D'ail- leurs, la Prusse et l'Autriche ne l'auraient pas permis, et les intĂ©res- sĂ©s n'y auraient pas consenti. Saxe, BaviĂšre, Wurtemberg, Bade, Hanovre, tous tenaient d'autant plus Ă leur autonomie qu'elle Ă©tait plus prĂ©caire. Si Gervinus, Dahlmann et leurs amis avaient vu nettement les nĂ©cessitĂ©s de la situation politique, ils se seraient Ă©pargnĂ© bien des mĂ©comptes. Deux partis s'offraient Ă eux , mais il fallait choisir. Ils pouvaient renoncer provisoirement Ă l'unitĂ©, puisqu'elle soule- vait tant de difficultĂ©s et de dangers, et mettre tous leurs efforts Ă la prĂ©parer pour l'avenir. Ou bien, si le dĂ©sir de l'unitĂ© Ă©tait trop vio- lent, ils devaient en prĂ©voir et en accepter toutes les consĂ©quences la guerre et la domination du vainqueur. Mais aucune des deux al- ternatives ne leur semblait acceptable. Ils auraient voulu que l'Al- lemagne , parvenant enfin Ă l'unitĂ© , ne devĂźnt ni autrichienne ni prussienne, et restĂąt simplement allemande. De lĂ leur tentative de Francfort, dĂ©plorable par ses rĂ©sultats, gĂ©nĂ©reuse, aprĂšs tout, dans son principe. C'Ă©tait un effort pour rĂ©soudre la plus complexe des questions, avant que la force vĂźnt brutalement la trancher. Et, pour- tant, le parlement de Francfort rendait par avance hommage Ă la force. Si divisĂ© et si impuissant qu'il fĂ»t, il se retrouvait unanime pour rĂȘver de revendications et de guerres il jetait des regards de convoitise au-delĂ de toutes les frontiĂšres, sur le Slesvig-Holstein, sur la Pologne, sur le Luxembourg, sur l'Alsace-Lorraine. Ce symp- tĂŽme Ă©tait significatif. L'unitĂ© de l'Allemagne devait s'accomplir au profit d'un vainqueur qui saurait contenter son orgueil et satisfaii-e ses ambitions, LĂvY-BarHL. LE SALON DE 1888 LA SCULPTURE. L'impopularitĂ© et la solitude sont de bonnes conseillĂšres. Tandis que les peintres, fĂȘtĂ©s par le monde, flagornĂ©s par la presse, glo- rifiĂ©s par les photographes, consument, en gĂ©nĂ©ral, le plus clair de leurs forces et de leur volontĂ© dans une dispersion stĂ©rile d'exis- tence et d'imagination, les sculpteurs, obscurs ouvriers longuement rivĂ©s Ă leurs tĂąches par la rĂ©sistance d'une matiĂšre moins docile, mais plus durable, poursuivent, au contraire, dans le silence de leurs ate- liers humides et nus, leur rĂȘve Ă©ternel avec une obstination tou- chante. Ici, peu ou point d'incertitude sur le but Ă atteindre et sur les moyens Ă employer. Le but, c'est d'abord la rĂ©jouissance des yeux par la combinaison harmonieuse des formes vivantes, c'est ensuite, pour les Ćuvres supĂ©rieures, l'exaltation de l'esprit par la beautĂ© ou l'intensitĂ© d'expression donnĂ©e Ă ces formes reposĂ©es ou en mouvement ; les moyens, c'est la connaissance exacte et l'em- ploi judicieux de l'anatomie humaine. MalgrĂ© la faiblesse relative d'un certain nombre de morceaux, trop incomplets ou trop inex- 1 Voyez la Revue du \" juin. 152 RÂŁ?LÂŁ DÂŁS DÂŁUX MONDES. pĂ©rimentĂ©s, illĂ©gitimement admis par la dĂ©plorable indulgence des jurys, et qui compromettent l'aspect gĂ©nĂ©ral de l'exposition, nos sculpteurs français, dans leur ensemble, montrent, cette annĂ©e encore, qu'ils n'ont pas l'intention de broncher sur les principes ; et l'on reste toujours Ă©tonnĂ© de la quantitĂ© de groupes et de sta- tues, d'un mĂ©rite rĂ©el, produits rĂ©guliĂšrement par leurs mains, si l'on rĂ©flĂ©chit surtout Ă ce que coĂ»te de temps et d'argent la moindre de ces figures et lorsqu'on connaĂźt la modicitĂ© des res- sources dont disposent en gĂ©nĂ©ral ces obstinĂ©s pĂ©trisseurs d'argile, ces enragĂ©s tailleurs de marbre. 11 y aurait d'Ă©tranges et touchans rĂ©cits Ă faire sur la vie de nos sculpteurs contemporains. C'est peut-ĂȘtre dans cette classe d'artistes qu'on trouve les vocations les plus dĂ©sintĂ©ressĂ©es et les plus opi- niĂątres, les illusions les plus vaillantes et les plus indestructibles, les dĂ©voĂ»mens les pluspatiens et les plus rĂ©signĂ©s. C'est par excep- tion que quelques-uns d'entre eux arrivent Ă la fortune; c'est par exception aussi que, mĂȘme pour les plus estimĂ©s, la rĂ©putation dĂ©- passe un petit cercle et que la renommĂ©e se tourne en gloire. La plupart, venus d'en bas, fils d'ouvriers ou de paysans, ayant contractĂ© de bonne heure l'amour de la terre et de la pierre en les remuant et en les maniant, accoutumĂ©s aux rudes travaux, gauches de ma- niĂšre et timides d'esprit, mĂšnent une vie difficile qui serait une vie misĂ©rable s'ils ne marchaient toujours l'Ăąme fixĂ©e sur un songe, sans cesse escortĂ©s par l'image de force ou de beautĂ© qu'ils s'obs- tinent, malgrĂ© tous les dĂ©boires, Ă vouloir rĂ©aliser. Puissance sin- guliĂšre du besoin de crĂ©er ! Il n'est pas rare de voir de pauvres sculpteurs, hantĂ©s par leur rĂȘve insaisissable, entraĂźner avec eux, par la force de leurs convictions, durant de longues annĂ©es, dans une sĂ©rie d'incroyables sacrifices, non-seulement leurs femmes et leurs enfans, mais encore leurs camarades, leurs voisins, jusqu'Ă leurs fournisseurs! Il n'y a guĂšre d'annĂ©e oĂč ceux qui vivent dans ce petit monde humble et laborieux ne vous puissent montrer une figure de plĂątre, de pierre ou de marbre, pour laquelle on a tout engagĂ©, le prĂ©sent et l'avenir, et dont l'achĂšvement a exigĂ© la col- laboration de bien des petites bourses et de bien des confiances imprudentes. Dans quel espoir, hĂ©las? D'une mĂ©daille qui n'arrive pas toujours, d'un achat qui n'arrive presque jamais. Nos amateurs, qui parfois jettent si follement les billets de banque sur une faĂŻence ou une aquarelle, ne sont point aussi gĂ©nĂ©reux pour les sculptures. La statuaire n'occupe pas encore, dans nos Ă©difices et dans nos ap- partemens, la place qui pourrait lui ĂȘtre rĂ©servĂ©e et qu'elle rem- plirait si bien. Quanta l'Ă©tat, sur qui l'on compte en dernier lieu, il est pauvre et il paie mal ; c'est cependant l'Ă©tat qui reste la plus LE SALON DE 1888. 153 sĂ»re ressource des jeunes sculpteurs, et si le gouvernement, comme le rĂ©clament de temps Ă autre quelques politiciens irrĂ©flĂ©chis, ces- sait de s'intĂ©resser Ă leur art, il est bien probable que lĂ aussi, comme ailleurs, nous ne tarderions pas Ă perdre notre supĂ©rioritĂ© sĂ©culaire. Quoi qu'il en soit, rien ne les rebute. Il semble mĂȘme que plus on leur montre d'indiffĂ©rence, plus ils se raidissent dans leurs convictions, que plus le goĂ»t du public s'abaisse et se rapetisse, plus ils sentent croĂźtre leur passion pour ce qui est Ă©levĂ© et pour ce qui est grand. Depuis quelques annĂ©es, il y a en outre un mou- vement trĂšs accentuĂ© chez les jeunes sculpteurs dans le sens des conceptions matĂ©riellement puissantes et des compositions colos- sales. Le nombre des figures d'adolescens ou d'adolescentes, souvent dĂ©licates et fines, mais prĂȘtant au maniĂ©risme et Ă la mollesse, si fort Ă la mode Ă la suite des premiers succĂšs de MM. FalguiĂšre et Dubois, diminue Ă chaque Salon depuis plusieurs annĂ©es. En revanche, la note mĂąle et vigoureuse, la note hĂ©roĂŻque, celle qu'a redonnĂ©e le premier M. MerciĂ©par son Gloria VictĂčet par son GĂ©nie des Arts, y rĂ©sonne plus frĂ©quemment. Presque tous les pensionnaires de Rome tiennent Ă honneur d'apporter de lĂ -bas des tĂ©moignages d'un long commerce avec les tailleurs de marbre les plus robustes de l'anti- quitĂ© et de la renaissance; le torse colossal du BelvĂ©dĂšre et le MoĂŻse de San-Pietro-in-Vincoli tourmentent leur imagination comme la Victoire de Samothrace, VEsclave de Michel-Ange et le Milon de Puget tourmentent celles de leurs camarades demeurĂ©s Ă Paris et plus voisins du Louvre que du Vatican. On dirait qu'il y a chez eux comme un mot d'ordre pour rĂ©sister Ă l'envahissement des trivia- litĂ©s naturalistes et des fadeurs quintessenciĂ©es qui dĂ©shonorent les arts plastiques aussi bien que la littĂ©rature. Cependant ce mot d'ordre n'existe pas, car il n'y a pas, en gĂ©nĂ©ral, d'artistes moins raison- neurs et moins thĂ©oriciens que les sculpteurs; les plus puissans sont les plus taciturnes. C'est donc simplement Ă leurs habitudes consciencieuses de travail solitaire et de contemplation dĂ©sintĂ©res- sĂ©e qu'ils doivent cette fermetĂ© collective de direction et cette gran- deur commune d'aspirations. Deux groupes en marbre se partagent surtout l'admiration des amateurs, comme ils se sont disputĂ© les voix des artistes pour la mĂ©daille d'honneur, le Pro Patria Morituri, de M. Tony-NoĂ«l, V Aveugle et le Paralytique de M. Turcan. C'est Ă ce dernier, en fin de compte, qu'est allĂ©e la majoritĂ©, et ce jugement se peut jus- tifier par les qualitĂ©s particuliĂšres d'expression qui s'y joignent aux qualitĂ©s sĂ©rieuses de l'exĂ©cution pour en faire un morceau supĂ©rieur. On se souvient qu'en 1883, lorsque M. Turcan exposa le modĂšle en plĂątre de \ Aveugle et du Paralytique, le mĂȘme 154 REVUE DES DEDX MONDES. sujet avait Ă©tĂ© traitĂ© par d'autres artistes distinguĂ©s, notamment par MM. Carlier et Gustave Michel. Je ne sais qui, dans les ateliers de la rive gauche, avait eu l'idĂ©e de tirer de ses souvenirs d'enfance cette fable du bon Florian ; mais ce contraste saisissant et cette alliance touchante entre la vigueur d'un corps que sa tĂȘte ne conduit pas et la vivacitĂ© d'une tĂȘte qui ne commande plus Ă son corps avaient fortement excitĂ© l'imagination de plusieiu-s jeunes gens. Ce concours spontanĂ© donna d'exeellens rĂ©sultats. Les sujets de ce genre, oĂč le contraste des expressions morales peut s'ex- primer par le contraste mĂȘme des forces physiques, ne sont pas, en effet, de ceux qu'on rencontre tous les jours. M. Turcan en a tirĂ© un excellent parti. Il n'Ă©tait point aisĂ© d'exprimer plastiquement toute cette complication d'actions physiques et de senti mens mo- raux HĂ©las! dit le perdu?, vous ignorez, mon frĂšre, Que je ne puis faire un seul pas Vous mĂȘme vous n'y voyez pas; A quoi nous servirait d'unir notre misĂšre? â A quoi? rĂ©pond l'aveugle, Ă©coutez Ă nous deux, Nous possĂ©dons le bien Ă l'homme nĂ©cessaire J'ai des jambes et vous des yeux. Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide; Vos yeux dirigeront mes pas mal assurĂ©s ; Mes jambes, Ă leur tour, iront oĂč vous voudrez. Ainsi, sans que jamais notre amitiĂ© dĂ©cide Qui de nous deux remplit le plus utile emploi, Je marcherai pour voua, vous y verrez pour moi. Le sculpteur, cependant, est parvenu Ă tout dire, et Ă tout dire dans sa langue, cette langue nette et simple des formes qui doit se faire entendre sans commentaires. Si nous avons rappelĂ© l'apo- logue populaire d'oĂč est sortie l'inspiration, c'est pour faire com- prendre les difficultĂ©s en prĂ©sence desquelles s'est placĂ© volon- tairement l'artiste et pour faire saisir le mĂ©rite qu'il a eu d'en triompher. En rĂ©alitĂ©, M. Tufcan a obtenu un rĂ©sultat si complet, il a si bien fait passer le sujet du domaine littĂ©raire dans le domaine sculptural, que son groupe parle de lui-mĂȘme aux yeux les moins avertis et aux esprits les moins cultivĂ©s. L'aveugle, un grand corps solide et musculeux Ă la Michel-Ange, mais d'une soliditĂ© embar- rassĂ©e d'elle-mĂȘme et d'une musculature qui s'ignore, a dĂ©jĂ chargĂ© sur ses Ă©paules le paralytique, dont il tient fermement les deux jambes raides et sĂšches sous son bras droit. L'impotent inquiet du bras droit se cramponne tant qu'il peut au cou de son con- ducteur, tandis qu'allongeant son autre bras le long du bras tendu LE SALON DE 1888. 155 de l'aveugle, il le dirige ainsi du geste en mĂȘme temps que de la voix. L'inclinaison de la tĂȘte du vieux paralytique, tĂȘte intelligente et rĂ©signĂ©e, s' appuyant tendrement sur la joue de son compagnon, accentue encore la signification de ce geste indicateur. C'est, en outre, avec une simplicitĂ©, une dĂ©licatesse, une tendresse vraiment supĂ©rieures que M. Turcan a marquĂ©, sans affectation, entre les deux figures, toute une sĂ©rie de contrastes expressifs, d'un cĂŽtĂ© la pesanteur vacillante de l'Ă©norme portefaix hĂ©sitant et tĂątonnant, dont les yeux clos n'Ă©clairent point la face inerte et dont les pensĂ©es flottent dans la nuit, de l'autre la rĂ©solution attentive et la prudence reconnaissante de son conducteur dĂ©bile, tout Ă©tonnĂ© et tout ravi de pouvoir se diriger au moyen de cette association de forces et de cĆurs. Si l'on ajoute qu'en cette circonstance M. Turcan s'est monti'Ă© un ouvrier du marbre aussi intelligent que l'avait Ă©tĂ© d'abord l'arrangeur de figures, que ces deux figures enlacĂ©es sont traitĂ©es, d'un bout Ă l'autre, avec une science soutenue qui ne s'affiche pas et avec une habiletĂ© discrĂšte qui sait se contenir, on reconnaĂźtra que la mĂ©daille d'honneur a rarement signalĂ© une Ćuvre plus mĂ©ritante. Le groupe colossal commandĂ© par la ville de Paris Ă M. Tony- NoĂ«l, et qui a pu, sans exciter l'Ă©tonnement, disputer la plus haute rĂ©compense du Salon Ă celui de M. Turcan, ne procĂšde pas d'une inspiration littĂ©raire si complexe. C'est un pur morceau de sculp- ture, mais de sculpture solide et vigoureuse, conçu avec l'Ă©nergie grandiose d'un Romain qui aurait vĂ©cu dans les Ă©coles de Rhodes, exĂ©cutĂ© avec la fermetĂ© inaltĂ©rable et la vaillance rĂ©solue d'un prati- cien consommĂ©. Le Pro Patria moriluri met]"en scĂšne deux guer- riers vĂȘtus Ă l'antique, c'est-Ă -dire fort peu vĂȘtus. L'un d'eux, dĂ©jĂ frappĂ© Ă mort, et tombĂ© sur son bouclier, la face contre terre, ne porte qu'une bandelette enroulĂ©e Ă l'un de ses Ă©normes pieds ; l'autre, le survivant, le dernier combattant, coiffĂ© d'un casque plat Ă nasal, a perdu, dans la mĂȘlĂ©e, l'une de ses jambiĂšres. Ce dernier, enjambant le cadavre de son compagnon, se penche en avant, dans une attitude dĂ©fensive, et prĂ©sente son avant-bras gauche, muni d'un Ă©troit bouclier, Ă l'ennemi, en brandissant son glaive de la main droite. 11 n'y a donc lĂ rien d'inattendu pour l'esprit, et c'est seulement dans la pondĂ©ration savante des formes, dans le rythme fier et souple des contours, dans la dĂ©termination Ă©nergique des attitudes, dans la combinaison naturelle et vivante des mouvemens, dans la force et la libertĂ© du rendu, que M. Tony-NoĂ«l avait Ă dĂ©- ployer sa maĂźtrise. Il l'a fait avec une maturitĂ© puissante qui tĂ©moigne d'un artiste en pleine possession de tous ses moyens et en pleine possession de lui-mĂȘme. Ce beau groupe, d'une allure 156 REVUE DES DEUX MONDES. mĂąle et rĂ©solue, taillĂ© dans un marbre. d'un grain serrĂ© et d'un ton» sĂ©vĂšre, avec une largeur et une sĂ»retĂ© peu communes, est un de ces morceaux de bravoure qui font honneur Ă toute une Ă©cole, en attestant la force de l'enseignement traditionnel qu'on y reçoit et qu'on y transmet. Parmi les successeurs de M. Tony-NoĂ«l Ă la Villa MĂ©dicis qui en ont rapportĂ© comme lui le goĂ»t des conceptions robustes, on a remarquĂ©, depuis plusieurs annĂ©es, MM. Peynot et Labatut. M. Peynot, dont nous avons louĂ© ici mĂȘme la Proie et le Pro Patria en 1886, n'ex- pose cette annĂ©e que le modĂšle en plĂątre d'un groupe dĂ©coratif destinĂ© Ă occuper le milieu d'un bassin dans le parc de Vaux-le- Vicomte; c'est un Triton gigantesque sonnant d'une conque ma- rine et se roulant avec deux enfans au milieu des vagues ; on peut dĂ©jĂ prĂ©voir, par l'allure vivante et libre de ce modĂšle, l'efTet pitto- resque qu'il produira sous le ruissellement d'un jet d'eau dans un joyeux mouvement de lumiĂšres. Quant Ă M. Labatut, ses deux en- vois, un Roland en marbre et un MoĂŻse en bronze, attestent tous deux un tempĂ©rament vigoureux de sculpteur et de fortes Ă©tudes chez les maĂźtres les plus virils de la renaissance. Le MoĂŻse, un MoĂŻse jeune, vif, bien dĂ©couplĂ©, le MoĂŻse ardent et imprudent qui, voyant un Ăgyptien frapper un de ses frĂšres hĂ©breux, le tue du coup et l'enfouit sous le sable du dĂ©sert, se rattache, par la fiĂšre dĂ©coupure de ses membres nus et par la vivacitĂ© sĂšche de son mouvement, Ă l'Ă©cole de Donatello et de l'Ammanati. Un pied sur le cadavre Ă©crasĂ© et repliĂ© de sa victime, foulant de l'autre un fragment d'inscription hiĂ©roglyphique, ce jeune homme furieux, jetant d'une main loin de lui la couronne Ă©gyptienne et de l'autre Ă©treignant un yatagan, semble autant une figure allĂ©gorique qu'une figure historique. Si les accessoires sont orientaux, il n'y a d'ailleurs aucune recherche d'orientalisme dans le personnage lui-mĂŽme, qui reste un person- nage d'allure dĂ©corative et d'expression gĂ©nĂ©rale dans sa nuditĂ© antique Ă la mode florentine du xv^ et du xvi siĂšcle. Peut-ĂȘtre, de notre temps, conviendrait-il de chercher Ă pĂ©nĂ©trer un peu plus avant dans la vraisemblance historique ; si rien ne garantit Ă l'ar- tiste, non plus qu'Ă l'Ă©crivain, qu'il retrouvera jamais la certitude du type disparu, il est certain pourtant que le seul effort fait pour l'atteindre donne presque toujours Ă son Ćuvre un accent de vie plus imprĂ©vu et plus nouveau ; les hommes de la renaissance ne faisaient pas autrement, lorsqu'en transformant en hĂ©ros leurs camarades et leurs voisins, ils s'imaginaient volontiers faire Ćuvre de rĂ©surrec- tion savante. Dans un sujet aussi moyen Ăąge, aussi français, que le Roland Ă Roncevaux, on eĂ»t Ă©tĂ© heureux, par exemple, de trouver, au moins dans le costume, quelques indications spĂ©ciales plus appa- LE SALON DE 1888. 157 rentes qui ne permissent pas de pouvoir prendre Ă distance, mĂȘme un instant, le neveu de Gharlemagne, dans sa nuditĂ© classique, pour un PromĂ©thĂ©e se tordant sur son roc ou pour un Ajax se dĂ©battant sous les Ă©clairs. M. Labatut, il est vrai, a cherchĂ© Ă donner au paladin une physionomie française en le dotant d'une tĂȘte anguleuse, avec des mĂąchoires Ă©paisses, un front bas, des cheveux courts, des mous- taches pointues, qui le font bien plus ressembler Ă un reĂźtre ou Ă un mousquetaire du temps de Louis XIII qu'Ă un preux noble et lervent des chansons de geste. C'est malheureusement, Ă notre grĂ©, la partie la moins rĂ©ussie de l'ouvrage, et il nous est difficile de retrouver dans cette physionomie Ă©paisse la beautĂ© virile du noble comte Roland, Ă qui la belle Aude n'avait point la force de survivre, et dont le poĂšte ou le chantre Theroulde nous a conservĂ© les derniĂšres et touchantes paroles. Le groupe, d'ailleurs, est puissamment massĂ©, savamment mouvementĂ©, hardiment exĂ©cutĂ©, et il eĂ»t suffi de lui mieux donner sa signification historique pour en faire un monu- ment d'intĂ©rĂȘt national. L'instant choisi par M. Labatut est celui oĂč Roland, sentant venir la mort, perdant la cervelle par les oreilles, n'ayant plus de souffle pour faire sonner l'olifant, prĂȘt Ă la mort, Ă©vanoui sur l'herbe verte, vient d'ĂȘtre attaquĂ© sournoisement par un Sarrasin qui s'Ă©tait cachĂ© parmi les cadavres. Le comte sent qu'on lui enlĂšve son Ă©pĂ©e ; il ouvre les yeux et ne dit que ce mot Sur mon Ăąme, tu n'es point des nĂŽtres! » Il tient l'olifant, que jamais il ne veut lĂącher, il en frappe le prince sur son heaume ciselĂ© d'or, il brise l'acier, et la tĂȘte et les os, il lui fait sortir les deux yeux de la tĂȘte et l'abat mort Ă ses pieds... Alors Roland s'aperçoit qu'il ne voit plus. Il se dresse sur ses pieds et s'Ă©vertue tant qu'il peut, mais son visage est sans couleur. » C'est ce dernier retour de vie que M. Labatut a voulu rendre. Presque assis sur un roc, ayant entre les jambes le cadavre repliĂ© du Sarrasin, qu'on reconnaĂźt Ă sa cotte de mailles rompue et dĂ©chirĂ©e, Roland se raidit encore de toutes ses forces contre la mort qui l'envahit. Ses yeux se ferment, sa tĂȘte se penche ; de sa main droite, qui Ă©treint encore Ă plein poing Durandal, il s'appuie en arriĂšre sur le granit, et dans sa main gauche dressĂ©e serre l'olifant, qu'il n'a plus la force d'approcher de ses lĂšvres. La tension et la rĂ©sistance de ce corps vigoureux sont rendus, en diverses parties, avec une largeur et une rĂ©solution remarquables qu'on retrouve aussi dans les membres, savamment ramassĂ©s, du Sarrasin gisant. L'effet gĂ©nĂ©ral, bien qu'un peu con- fus et lourd, est sculptural et dramatique. M. Labatut compte, dĂšs aujourd'hui, parmi les ouvriers les plus vaillans de la matiĂšre plas- tique, auxquels il suffira d'un jour de bonne inspiration pour rĂ©a- liser Ă son tour quelque chef-d'Ćuvre supĂ©rieur oĂč la puissance de la forme sera mise au service d'une pensĂ©e plus personnelle. 158 REVUE DES DEUX MONDES, MM. Tony-NoĂ«l, Peynot, Labatut, sont des sculpteurs expĂ©rimentĂ©s qui peuvent s'attaquer sans pĂ©ril Ă des figures gigantesques, parce que chez eux la vaillance du ciseau est Ă©gale Ă la vaillance de l'ima- gination, et qu'en taillant des formes colossales, ils n'en compromet- tront pas l'effet simple et grandiose par la recherche de dĂ©tails insi- gnifians ou l'accentuation inopportune d'une habiletĂ© superficielle. Leurs Ćuvres pourraient ĂȘtre brisĂ©es que tous les morceaux crie- raient encore la grandeur de l'ensemble. M. Injalbert appartient aussi Ă cette lignĂ©e de modeleurs puissans, mais il y apporte une recherche particuliĂšre du mouvement dĂ©coratif et un goĂ»t marquĂ© pour la tradition un peu pompeuse du xvii^ siĂšcle français. Sans avoir Timportance des grands reliefs qu'il exposait l'annĂ©e derniĂšre, sa lienommĂ©e et sa Douleur le montrent suivant avec rĂ©solution la voie qu'il a choisie. La RenommĂ©e, une belle figure volante en haut-re- lief, ouvrant largement ses grandes ailes, en traĂźnant dans l'espace un long flot de draperies, n'est point la plus originale ; on y peut reconnaĂźtre quelques rĂ©miniscences de MM. Ghapu et MerciĂ©. La Douleur, au contraire, figure allĂ©gorique destinĂ©e Ă un tombeau, rentre plus dans l'ordre habituel des conceptions dĂ©coratives du sculpteur. C'est une jeune femme, enveloppĂ©e, surchargĂ©e, presque Ă©crasĂ©e de lourdes draperies, sous lesquelles elle s'avance en trĂ©- buchant, et qui, tenant de la main gauche une grande couronne d'im- mortelles, cherche Ă Ă©carter de son front, en mĂȘme temps que le voile qui lui pĂšse, le souvenir qui l'oppresse. Le jeu des contours et des lumiĂšres, savamment mĂ©nagĂ© dans cette complication de sail- lies et de plis, accentue encore l'expression de lenteur funĂšbre et d'Ă©crasement moral que le sculpteur a voulu donner Ă cette appa- rition dĂ©solĂ©e. Il est regrettable de ne pas trouver un sentiment si Ă©levĂ© dans le groupe intĂ©ressant dĂ» Ă M. Cordonnier, un autre sculp- teur chercheur et audacieux, d'une extraordinaire habiletĂ© Ă pĂ©trir l'argile ou Ă tailler le marbre. Pour reprĂ©senter lĂ MateĂźmitĂ©, M. Cor- donnier a choisi une jeune femme d'un type Ă©trange, un peu sau- vage, avec un air effarĂ© et un sourire animal d'intention prĂ©histo- rique sans doute, mais d'une expression difficile Ă dĂ©finir. Cette individualitĂ© typique et trop marquĂ©e de la physionomie rape- tisse l'effet d'une composition qui, puissamment massĂ©e et large- ment exĂ©cutĂ©e, se prĂ©sente bien au regard, et qui contient des morceaux traitĂ©s avec une vĂ©ritable maĂźtrise, notamment la poitrine de la mĂšre et les deux enfans. Ceux-ci, gras et potelĂ©s comme de petits Bacchus, n'ont rien conservĂ© de l'Ă©trangetĂ© du type maternel. M. Cordonnier, en oubliant peut-ĂȘtre la bizarrerie de sa premiĂšre inspiration, s'est retrouvĂ©, pour reprĂ©senter ces petits ĂȘtres en- dormis, sourians, bien portans, un vĂ©ritable sculpteur, simple et fort, ce qu'il devrait toujours ĂȘtre. LE SALON DE 1883. 159 Les groupes colossaux de MM. Michel, Tony-NoĂ«l, Labatut ne sont pas les seuls qui mĂ©ritent l'attention. Il en est d'autres, sous des dinaensions plus modestes, moins librement et moins large- ment traitĂ©s, oĂč l'on peut goĂ»ter encore des qualitĂ©s fort estima- bles et un effort heureux dans la composition. M. Aizelin, l'Ă©vo- cateur aimable des Marguerites et des Mignons, a rarement, que nous sachions, composĂ©, dans le sentiment classique, un groupe plus expressif ou d'un plus noble aspect que son Agar et hma'Ă©l, Agar, une noble femme, au profil correct, la tĂȘte enveloppĂ©e d'un voile, tient, renversĂ© sur ses genoux, le petit IsmaĂ«l, dont le corps nu se dĂ©veloppe ainsi tout entier. Sans viser Ă un renouvellement inattendu de ce sujet traditionnel, soit par l'introduction des re- cherches ethnographiques, soit par une mise en scĂšne drama- tique, M. Aizelin est arrivĂ© cependant Ă faire une Ćuvre intĂ©res- sante et touchante par le charme sĂ©rieux d'une exĂ©cution grave, habile et correcte. Le groupe plus ambitieux de M. Godebski, la Force brutale Ă©touffant le gĂąnie, offre aussi, avec moins de simpli- citĂ©, un bon aspect d'ensemble. Cette allĂ©gorie, dans le goĂ»t du XVII siĂšcle, qui semble faite pour un parterre de Versailles, nous prĂ©sente une maniĂšre d'Hercule FarnĂšse au front bas, aux muscles redondans, qui Ă©treint entre ses bras un jeune homme muni de grandes ailes. L'issue de la lutte n'est pas douteuse, et le chĂ©tif adolescent se dĂ©bat en vain sous cet embrassement cruel en im- plorant les divinitĂ©s sourdes. Il est fĂącheux que certaines duretĂ©s et quelques minuties dans l'exĂ©cution enlĂšvent Ă ce corps Ă corps un peu de son effet vigoureux et saisissant. Deux compositions, Ă©galement conçues et traitĂ©es d'aprĂšs les donnĂ©es et les habitudes des acadĂ©miciens d'autrefois, dans un ordre d'idĂ©es plus familiĂšres, par MM. Steiner et AUouard, prĂ©- sentaient de moindres difficultĂ©s, qui ont Ă©tĂ© heureusement rĂ©solues par leurs auteurs. Le Pcre nourricier de M. Steiner est d'ailleurs encore Ă l'Ă©tat de modĂšle en plĂątre, et, durant sa transformation dĂ©finitive, pourra subir quelques changemens dĂ©sirables, notam- ment au point de vue d'une meilleure simplification des draperies. Telle qu'elle est, cette scĂšne pastorale se compose agrĂ©ablement. Ce pĂšre nourricier, un bonhomme chevelu et barbu, avec une phy- sionomie ravagĂ©e et affable de vieux prolĂ©taire, est un Faune aux pieds fourchus, qui a recueilli dans sa forĂȘt, par suite de circon- stances inconnues, deux nourrissons humains. Il s'acquitte en con- science de sa besogne et veille avec sollicitude sur l'un des poupards qui ronfle Ă pleines joues sur ses genoux, tandis que l'autre, assis dans le gazon, Ă son cĂŽtĂ©, dĂ©pĂšce, gaĂźment, avec la rage destructive de son Ăąge, une flĂ»te en roseaux. M. Steiner a mis de l'esprit et de 160 REVUE DES DEUX MONDES. la gaĂźtĂ© dans cette sculpture vivante et chiffonnĂ©e, sans sortir des rĂšgles de la bonne plastique. M. Allouard a fait de mĂȘme, avec un succĂšs mĂ©ritĂ©, dans sa Lutinerie, oĂč l'on voit une Bacchante, Ă©ten- due sur une peau de lion, corrigeant un trĂšs jeune Faune qui paraĂźt avoir voulu prendre quelque libertĂ© prĂ©coce avec la belle endormie. La dame, plus coquette qu'offensĂ©e, n'y va pas de main morte, et l'oreille pointue du polisson qui agite ses pieds de bouc en faisant une grimace douloureuse, s'allonge lamentablement sous les doigts Ă©lĂ©gans qui la tirent. C'est galamment arrangĂ©, finement Ă©tudiĂ©, soigneusement exĂ©cutĂ©. Au xviii* siĂšcle, on eĂ»t commandĂ© Ă M. Allouard une rĂ©duction de ce joli marbre pour en faire un sujet de biscuit de SĂšvres Ă placer dans les boudoirs Ă la mode. C'est encore aux souvenirs mythologiques que MM. Goulon, Guil- loux, Houssin, Michel, PĂ©pin, Lemaire, en s'inspirant des traditions françaises, MM. Leenhoff, MĂ©gret, BarthĂ©lĂ©my, en se rattachant plus Ă©troitement Ă l'imitation antique, MM. Astruc et Granet, en se sou- venant de la renaissance, ont empruntĂ© les sujets de leurs groupes ou de leurs figures. L'Hebe cĆlestis de M. Goulon, dont le modĂšle avait Ă©tĂ© mĂ©daillĂ© au Salon de 1886 et dont nous avons parlĂ© alors, a gardĂ© dans le marbre son bon aspect plastique et dĂ©coratif. La premiĂšre apparition de Y OrphĂ©e expirant de M. Guilloux, qui avait fait connaĂźtre ce jeune artiste, remonte Ă 1881 ; on voit que l'auteur a mis du temps pour achever et polir son ouvrage. C'est de la bonne sculpture française, d'une conception judicieuse, d'un sen- timent distinguĂ©, d'une exĂ©cution consciencieuse, ce qu'on appelait autrefois l'Ćuvre d'un homme de goĂ»t. Aucune affectation drama- tique ni sentimentale. Le beau poĂšte, frappĂ© par les Bacchantes, est tombĂ© sur le sol. ĂpuisĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ©, rĂ©signĂ©, n'ayant presque plus la force de dresser l'un de ses bras pour se dĂ©fendre contre les der- niers coups de ces forcenĂ©es, il se soulĂšve avec peine sur l'autre bras, laissant tomber sa lyre inutile. Le PhaĂ©ton de M. Houssin prĂ©sente des lignes plus mouvementĂ©es. Par une inspiration assez hardie, le sculpteur a reprĂ©sentĂ© le fils prĂ©somptueux du Soleil au moment mĂȘme oĂč, frappĂ© sur son char par la foudre de Jupiter, il chancelle prĂȘt Ă tomber. Bien qu'une attitude pareille soit bien diffi- cile Ă saisir et Ă fixer, sans invraisemblance, dans la matiĂšre plas- tique, qui ne dispose pas, pour expliquer et justifier ces mouve- mens transitoires, des ressources complĂ©mentaires de la peinture, M. Houssin s'est tirĂ© avec goĂ»t et adresse de ce pas difficile. Sa figure, sans ĂȘtre trop agitĂ©e, se dĂ©bat suffisamment au milieu des dĂ©bris du char brisĂ© et des lambeaux de draperies flottantes pour que l'action se comprenne et s'explique. Peut-ĂȘtre ce PhaĂ©ton est-il un peu maigre et efflanquĂ© pour un fils de dieu, mais il sera facile LE SALON DE 1888. 161 Ă M. Houssin d'enrichir son systĂšme musculaire avant de le couler en bronze. L'ouvrage, ainsi amĂ©liorĂ©, pourra faire bonne figure dans un jardin. On ne saurait adresser un reproche du mĂȘme genre Ă la Fortune enlevant son bandeau, par M. Gustave Michel ; s'il y avait chez elle quelque correction Ă dĂ©sirer au point de vue des formes, ce serait plutĂŽt dans le sens de l'attĂ©nuation que de l'augmentation. On pourrait observer, il est vrai, que l'action mĂȘme Ă laquelle se livre cette Fortune, action trĂšs audacieuse, tout Ă fait inattendue et bien contraire aux traditions expĂ©rimentales de l'antique lĂ©gende, implique de sa part une forte dose d'Ă©nergie morale. S'il y a une Fortune virile, c'est bien celle-lĂ , qui veut enfin, aprĂšs tant de siĂšcles mal employĂ©s, voir clair Ă ce qu'elle fait et distribuer ses faveurs Ă ceux qui les mĂ©ritent. M. Gustave Michel, l'auteur, nous l'avons rappelĂ©, d'un de ces groupes de V Aveugle et du Paralytique qu'on avait pu comparer, en 1881, Ă celui de M. Turcan, a traitĂ© cette donnĂ©e originale avec un sentiment Ă©levĂ© de l'expression plas- tique et morale. La dĂ©esse, un pied en avant, l'autre suspendu en- core sur sa roue d'oĂč elle est descendue et qui tombe derriĂšre elle, s'Ă©lance en arrachant, par un mouvement dĂ©cidĂ©, le voile qui lui couvrait les yeux. La tĂȘte, d'un type assez moderne, mais soigneu- sement choisi, montre un caractĂšre de beautĂ© noble et de simplicitĂ© intelligente qu'il est bien rare de pouvoir admirer dans les Ćuvres contemporaines de sculpture, oĂč presque toujours les visages et les physionomies restent les parties les moins intĂ©ressantes, soit Ă cause de l'extrĂȘme banalitĂ© des types, soit Ă cause de leur rĂ©alisme excessif. Le torse, ferme et souple, n'est pas indigne de cette belle tĂȘte ; et c'est seulement dans les parties infĂ©rieures du corps qu'on pourrait dĂ©sirer un modelĂ© plus dĂ©licat et plus ressenti. La matiĂšre dans la- quelle M. Michel se dĂ©cidera Ă fixer cette heureuse inspiration devra dĂ©cider d'ailleurs du genre d'amĂ©liorations matĂ©rielles qu'il y pourra apporter. Les exigences du marbre, de la pierre, du bronze, sont si diffĂ©rentes, qu'une figure, mĂȘme comme celle-ci, pouvant se prĂȘter, sans rĂ©pugnance, au point de vue linĂ©aire, Ă des transfor- mations diverses, n'en reste pas moins obligĂ©e de modifier ses ap- parences plastiques suivant l'opacitĂ© ou la transparence, la duretĂ© ou la mollesse de la matiĂšre employĂ©e. C'est ainsi qu'une excel- lente figure dont nous avons parlĂ© avec Ă©loge l'annĂ©e derniĂšre, V OrphĂ©e de M. Peinte, d'une dĂ©coupure vraiment heureuse, n'a pas gagnĂ©-, autant qu'elle le devait, Ă se changer en bronze, parce que le modelĂ©, trop adouci et trop caressĂ©, n'offrait pas d'un bout Ă l'autre l'accent et l'Ă©lasticitĂ© qu'exige cette matiĂšre absorbante et rĂ©sistante. Au contraire, le Chasseur de M. CariĂ©s, chasseur des temps hĂ©roĂŻques, apportant en triomphe sa proie sur ses Ă©paules, TOME LXXXVIII. â 188. 11 162 REVUE DES DEUX MONDES. accentue heureusement dans le bronze la rudesse vivante de sa sihouette hardie. Les sculpteurs doivent assez souvent se dĂ©fier des procĂ©dĂ©s courans de la fonte et des infidĂ©litĂ©s ou maladresses de l'ajustage et de la ciselure pour ne pas s'exposer Ă de plus grands malheurs en livrant des modĂšles trop sommaires ou d'une adaptation trop difficile. La Pandore de M. PĂ©pin, Ă©videmment destinĂ©e au bronze, et qui n'est point sans mĂ©rite, aurait aussi besoin d'une re- vision Ă ce point de vue. Le globe minuscule sur lequel se dresse la distributrice de tous les maux, et le nain, gnome ou dĂ©mon, que ce globe Ă©crase, sont d'une petitesse par trop disproportionnĂ©e Ă la figure qu'ils supportent. L'allĂ©gorie d'ailleurs n'est pas claire ; je m'imagine que M. PĂ©pin a voulu reprĂ©senter le triomphe dĂ©finitif de la seule vertu renfermĂ©e dans la boĂźte magique sur toutes les misĂšres qui en sont sorties, la victoire de l'espĂ©rance sur le mal ; il y a, dans sa composition, des intentions ingĂ©nieuses et peut-ĂȘtre profondes; il est fĂącheux qu'elles ne s'expriment pas plus nettement. La Mar- chande d'amours de M. Lemaire est pins facile Ă comprendre ; elle est aimable et gracieuse; mais, avant de nous revenir, elle fera bien d'engraisser sa marchandise. M. Leenhoff dans sa figure Ă ! Ăcho, M. MĂ©gret, dans son groupe de VĂ©nus et V Amour mutln^ M. BarthĂ©lĂ©my, dans sa Pastourelle du Faune, n'apportent pas certainement le mĂȘme dĂ©sir de trans- former la tradition paĂŻenne par quelque innovation intellectuelle ou dĂ©corative. Ce sont des adorateurs respectueux et soumis des chefs-d'Ćuvre classiques, dont les ouvrages corrects ne prĂ©ten- dent exciter aucune surprise. L'Ăcho de M. Leenhoff se fait cepen- dant remarquer par le naturel de l'attitude, la dĂ©licatesse de l'ex- pression et une certaine distinction gĂ©nĂ©rale dans le sentiment et la facture. V Enfance de Bacchus, par M. Granet, est une imitation par trop flagrante du Mercure volant de Jean de Bologne, auquel le sculpteur a seulement confiĂ© le soin d'emporter dans son voyage aĂ©rien un marmot de bonne humeur. On n'est pas surpris de trouver plus d'originalitĂ© dans le bronze de M. Zacharie Astruc, le Roi Midas, fantaisie amusante, qui aurait pu facilement dĂ©gĂ©nĂ©rer en caricature, mais que l'artiste a su contenir avec goĂ»t dans les limites d'une satire enjouĂ©e. Cet amateur cĂ©lĂšbre, ce judicieux con- naisseur, qui prĂ©fĂ©rait les chants de Pan Ă ceux d'Apollon, est assis sur un siĂšge soutenu aux quatre angles par des tĂȘtes d'aigles, sym- boles de sa supĂ©rioritĂ© intellectuelle. C'est un bonhomme qui a beaucoup rĂ©flĂ©chi, comme on en peut juger par les rides de son front et de ses joues. Il a l'entiĂšre conscience de sa valeur. Son air bĂ©at de satisfaction vaniteuse, son sourire niais de protection imbĂ©- cile, ne laissent aucun doute Ă cet Ă©gard. ChargĂ©, comme un par- LE SAION DE 1888. 163 venu, de bracelets et de joyaux, il possĂšde dĂ©jĂ les majestueuses oreilles d'Ăąne dontPhĆbus lui a fait don, mais, les ayant surmontĂ©es d'une couronne de laurier, il n'en continue pas moins Ă prodiguer ses avis dĂ©licats Ă qui veut les entendre. PenchĂ© en avant, ayant jetĂ© Ă ses pieds la lyre qu'il dĂ©daigne, il est en train d'expliquer les mĂ©rites plus simples et plus moraux de la flĂ»te de Pan qu'il tient Ă la main. C'est la bĂȘtise Ă©panouie dans toute sa splendeur. Sur les faces postĂ©rieures du siĂšge, un sculpteur prophĂ©tique a vaine- ment tracĂ© en bas-relief la scĂšne de l'esclave racontant aux roseaux bavards l'infirmitĂ© de son maĂźtre ; le royal critique ne se doute ou n'a cure de ces basses indiscrĂ©tions il continue Ă fonctionner avec ses belles oreilles. M. Astruc et M. Ăllouard ont su mettre de l'esprit dans leur sculpture ; c'est un rare mĂ©rite d'y bien rĂ©ussir, car le marbre et le bronze ne se prĂȘtent qu'Ă un genre d'esprit trĂšs limitĂ©, l'esprit dans l'attitude et dans le type ; encore y faut-il apporter assez de tact et de prudence pour ne pas troubler outre mesure le rythme des masses et des lignes plastiques, sans lequel il n'y a plus de sculpture. En rĂ©alitĂ©, ce genre de recherche n'y peut ĂȘtre qu'exceptionnel, car tout homme qui travaillera durant des mois ou des annĂ©es sur une masse d'argile ou de marbre pour en faire sortir une crĂ©ation durable sera bien plus portĂ©, par la durĂ©e mĂȘme de son labeur et la longueur de sa contemplation, Ă donner Ă cette crĂ©ation un caractĂšre permanent de beautĂ©, de force ou de grĂące qu'un caractĂšre passager de finesse spirituelle. De mĂȘme tout homme contemplant une Ćuvre de statuaire de grande dimension, dans une matiĂšre difficile Ă travailler, dĂ©sirera toujours y trouver une soliditĂ© de conception en rapport avec la durĂ©e du travail accompli et une gravitĂ© d'expression en rapport avec la stabilitĂ© de la matiĂšre employĂ©e. Aussi, ce qui rappelle invinciblement, lors- qu'ils sont libres, les sculpteurs vers les vieux sujets mythologi- ques, c'est, en gĂ©nĂ©ral, la facilitĂ© qu'ils y trouvent de reprĂ©senter, sous des prĂ©textes reçus, les formes Ă©ternelles de la vie, soit en repos soit en mouvement. GrĂ©er des ĂȘtres idĂ©alement vivans, c'est lĂ leTĂ©ritable but de leur art, l'objet rĂ©el de leur intime passion, le motif dĂ©terminant de leurs labeurs et de leurs sacrifices. Tout sculpteur est un PromĂ©thĂ©e qui rĂȘve de voler Ăźe feu du ciel pour en animer son argile, tout sculpteur est un Pygmalion qui espĂšre Ă chaque instant voir son marbre lui ouvrir les bras pour l'embras- ser ; dans aucun art, le rĂȘve sorti du cerveau de l'artiste ne peut revĂȘtir une forme plus prĂ©cise et plus voisine de la rĂ©alitĂ© ; c'est pourquoi l'effort pour rĂ©aliser cette forme Ă la fois rĂ©elle et idĂ©ale suffĂźt Ă lui donner une ivresse de crĂ©ation qui, dans les Ćuvres de 164 REVUE DES DEUX MONDES. certains sculpteurs passionnĂ©s, comme M. FalguiĂšre, par exemple, Ă©clate avec une vivacitĂ© et une chaleur saisissantes. Si les Grecs n'avaient pas inventĂ© le mot en mĂȘme temps que la chose, et dit les premiers de leurs grands sculpteurs qu'ils faisaient respirer la matiĂšre, on eĂ»t trouvĂ© l'expression pour caractĂ©riser le talent de M. FalguiĂšre, l'un des plus hardis et des plus heureux tailleurs de marbre qu'on ait jamais vus. On avait dĂ©jĂ rencontrĂ© autrefois en plĂątre cette Nymphe chasseresse, une belle fille, trĂšs peu dĂ©esse, de forte race, de type commun, aux formes plus riches que dĂ©licates, lancĂ©e au galop et dĂ©cochant une flĂšche, tout le corps en avant et formant presque angle droit avec la jambe posĂ©e sur le sol. Ce mouvement qui, vu de certains cĂŽtĂ©s, ne laisse pas l'Ćil sans inquiĂ©tude au sujet de l'Ă©quilibre de la figure, avait dĂ©jĂ paru tĂ©mĂ©raire pour une figure destinĂ©e au bronze. M. FalguiĂšre n'a pas craint pourtant de lui faire affronter les pĂ©rils du marbre. Ce tour de force, en tant que tour de force, nous intĂ©resserait mĂ©dio- crement, car il pourrait ĂȘtre d'un fĂącheux exemple, venant d'un tel artiste, et le marbre a d'assez belles choses Ă dire dans le mode calme et puissant qui est le sien, sans qu'on s'efforce de lui en faire dire d'Ă©tranges dans le mode agitĂ© qui ne lui convient pas. Cepen- dant, il faut le reconnaĂźtre, quelles que soient les apprĂ©hensions que suggĂšre ce corps solide prĂȘt Ă pivoter sur son frĂȘle support, si peu sĂ©duisante que soit mĂȘme, de certains cĂŽtĂ©s, cette disposition angulaire des jambes et du torse, l'on est si surpris par cette pal- pitation extraordinairement vivante du marbre, l'on en est mĂȘme si charmĂ©, qu'on se sent prĂȘt de tout pardonner Ă cette jolie gail- larde, et son attitude risquĂ©e, et son embonpoint peu virginal, et son minois faubourien, tant est puissante et communicative cette expression sincĂšre et chaude de la vie, mĂȘme de la vie purement extĂ©rieure et sensuelle, lorsqu'un artiste est parvenu Ă la rĂ©pandre ainsi dans son Ćuvre ! On doit constater, d'ailleurs, que, dans cette transformation, la Nymphe plĂ©bĂ©ienne a sensiblement gagnĂ©, mĂȘme au point de vue des formes, et que sa beautĂ©, sans pouvoir entrer en utte avec la beautĂ© aristocratique de sa maĂźtresse Diane, s'est pourtant quelque peu allĂ©gĂ©e. Il est encore d'autres beaux marbres oĂč l'on saisit, comme dans la Nymphe, tout le plaisir qu'a Ă©prouvĂ© le sculpteur Ă faire len- tement sortir du nĂ©ant, Ă caresser longuement des formes choisies. Telle es\\di Danse de M. Delaplanche, figure alerte et gracieuse que nous avons dĂ©crite en 1886, lors de sa premiĂšre apparition; telles sont les deux figures allĂ©goriques de M. Barrias pour le grand escalier des fĂȘtes de l'HĂŽtel de Ville, le Chant et la Musique. Cette derniĂšre est reprĂ©sentĂ©e par une svelteet robuste jeune femme jouant du vio- LE SALON DE 1888. 165 loncelle,dontla beautĂ© souriante Ă©voque le souvenir des musiciennes affables rangĂ©es par VĂ©ronĂšse autour du salon de la villa Barbaro. D'autres artistes, Ă©pris des grĂąces juvĂ©niles de la forme humaine, sans chercher Ă y ajouter la poĂ©sie des sujets mythologiques ou allĂ©goriques, la prĂ©sentent avec bonheur en des actions familiĂšres qui sont de tous les temps et de tous les lieux. Les Jeunes Bai- gneuses de M. Escoula composent un morceau dĂ©licat et des mieux rĂ©ussis. La plus grande, une jeune sĆur ou une jeune mĂšre, s'avance doucement sur une grĂšve, tenant par la main la plus petite, une fillette d'une dizaine d'annĂ©es. Celle-ci, pressĂ©e contre sa protectrice, serrant ses petites jambes, dĂ©tourne la tĂȘte, par un mouvement bien enfantin, de cette vilaine eau qui lui fait peur. Il n'y a aucune mesquinerie non plus qu'aucune affectation de style dans l'agrĂ©able façon dont ces aimables figures en marbre sont rapprochĂ©es et mo- delĂ©es. Leur simplicitĂ© chaste fait leur plus grand charme. Des qualitĂ©s du mĂȘme ordre, une /dĂ©licatesse naĂŻve, un sentiment pur et respectueux de la beautĂ© virginale, ont fait remarquer la jeune fille de M. Mathet, qui, dans une action semblable, regarde, en levant les bras, par un geste de surprise inquiĂšte, la source oĂč elle va mettre les pieds. Ni le sujet ni le geste de cette HĂ©sitation ne sont nouveaux, mais sujet et geste sont suffisamment renouvelĂ©s par la candeur dĂ©licate que M. Mathet y a su mettre, h' HĂ©sitation^ comme les Baigneuses^ est un marbre. Le groupe de FrĂšre et SĆur, deux enfans qui s'embrassent, par M. Albert Lefeuvre, est sculptĂ© en pierre comme les figures naĂŻves de nos cathĂ©drales qu'il rappelle avec bonheur. Ce sont des Ćuvres dĂ©finitives. La Muse d'AndrĂ© ChĂ©nier, par nous apparaĂźt encore sous sa forme prĂ©paratoire ; toutefois on peut dĂ©jĂ penser que ce sera une Muse bien moderne et d'une grĂące tout Ă fait tendre. Malheureusement la façon dont le sujet est compris, quelque habiletĂ© que puisse mettre l'artiste Ă en cacher l'horreur, nous paraĂźt au fond rĂ©pugner Ă l'expression plastique. Ce sujet avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© traitĂ©, si nous ne nous trompons, par M. Louis-NoĂ«l; en passant par les mains de M. Puech, il n'est pas restĂ© moins lugubre. La Muse de ChĂ©nier est assise Ă terre, tenant entre ses bras et couvrant de baisers la tĂȘte coupĂ©e du poĂšte guil- lotinĂ©. 11 est vrai que le sculpteur a enveloppĂ© ce chef sanglant d'un long voile, ilBst vrai que le mouvement par lequel la jeune femme serre contre son sein ce front oĂč il y avait encore tant de choses est un mouvement trĂšs souple, extrĂȘmement bien combinĂ© pour dissi- muler l'aspect repoussant des tristes restes qu'elle caresse. M. Puech, en homme de goĂ»t, a donc senti tout ce qu'il y avait de difficile Ă sauver dans la rĂ©alisation d'une pareille image que la littĂ©rature peut Ă©voquer un instant dans la pĂ©nombre confuse de l'imagination Ă©mue, mais qui ne semble point faite pour ĂȘtre prĂ©cisĂ©e dans une 166 REVUE DES DEDX MONDES. forme d'art implacable comme la forme sculptĂ©e. C'est tout au moins, il nous semble, ce qu'auraient pensĂ© les AthĂ©niens du temps de PĂ©ri- clĂšs. Quoi qu'il en soit, la figure de M. Puech est un excellent tra- vail ; il Ă©tait difficile de se mieux tirer d'un pas si pĂ©rilleux. On s'arrĂȘte encore avec grand plaisir devant quelques figures mascu- lines d'adolescens ou d'enfans, parmi lesquels les marbres de MM. Worms-Godfary et Gardet tiennent le meilleur rang. Le PrĂ©- curseur de M. Gardet est un bĂ©bĂ© assis, agitant une petite croix, qu'on peut reconnaĂźtre pour l'avoir dĂ©jĂ aperçu aux pieds de la Vierge, devant le petit JĂ©sus, chez LĂ©onard de Vinci ou ailleurs; ce futur mangeur des sauterelles qui se promĂšnent allĂ©gorique- ment sur son piĂ©destal, cet ascĂšte en herbe, possĂšde, pour le moment, des petites joues bien pleines et un ventre rondelet qui font plaisir Ă voir ; la figure est aimable, toute voisine de la minau- derie dans la conception comme dans la facture caressĂ©e Ă l'italienne. 11 y a plus de simplicitĂ©, plus de candeur vĂ©ritable, plus de bon- homie Ă la française, dans la maniĂšre dont se prĂ©sente la figure de M. Worms-Godfary, le Jeune Garçon mordu par une vipĂšre. C'est un petit paysan debout, qui tient encore sous son pied, se tortillant et agonisante, la bĂȘte venimeuse qui l'a blessĂ©, tandis qu'il presse de la main droite la morsure qu'elle lui a faite sur le dos de la main gauche. Le garçon s'examine avec un soin et une simplicitĂ© dignes de son camarade grec, le beau tireur d'Ă©pines, qui mettait tant d'attention, l'on s'en souvient, Ă se soigner le pied. Sa nuditĂ©, d'ailleurs, n'est pas moins complĂšte, et M. Worms-Godfary a sculptĂ© ce corps souple et dĂ©licat d'adolescent avec un scrupuleux respect et un amour prĂ©cis de la forme qui tĂ©moignent d'Ă©tudes spĂ©ciales longuement et mĂ©thodiquement poursuivies. La figure, plus vĂȘtue, d'une jeune fille se dĂ©fendant contre un Coup de vent, par M. Pilet, est encore une statue agrĂ©ablement composĂ©e dans un sentiment plus moderne. Presque tous les sculpteurs dont nous venons de parler se sont exercĂ©s sur des thĂšmes restreints, qu'ils avaient eux-mĂȘmes choi- sis ; ils ne se sont donc pas trouvĂ©s en prĂ©sence des difficultĂ©s mul- tiples et imprĂ©vues que prĂ©sentent la conception et l'exĂ©cution, soit d'un ensemble de figures destinĂ©es Ă dĂ©corer un Ă©difice ou un monument, soit d'une figure imposĂ©e dont on ne doit pas modifier le caractĂšre. Ces difficultĂ©s, de diverses natures, peuvent quelque- fois paraĂźtre insurmontables, comme l'eussent Ă©tĂ©, sans doute, pour beaucoup d'autres, celles dont M. Chapu s'est tirĂ© victorieusement dans son groupe en marbre des FrĂšres Galignani, destinĂ© Ă la ville deCorbeil. Les frĂšres Galignani, les fondateurs du Galignani' s Mes- senger, Anglais de naissance, Français de cĆur, sont morts, on le sait, en laissant des legs considĂ©rables pour des fondations chari- LE SALON DE 1888. 167 tables tant Ă Gorbeil qu'Ă Paris. On peut voir, Ă la section d'archi- tecture, les plans d'une maison de retraite construite Ă Neuilly, suivant leurs instructions, pour les hommes de lettres et les artistes sans ressources. Dans la section de sculpture, le groupe de M. Ghapu atteste la reconnaissance de la ville prĂšs de laquelle ils habitaient, et que n'a pas oubliĂ©e leur gĂ©nĂ©rositĂ©. C'est toujours une tĂąche assez ingrate et nous en avons plus d'une preuve Ă l'exposition mĂȘme de poser sur un piĂ©destal, au milieu d'une place pu- blique, un personnage contemporain, surtout un personnage civil, n'ayant pour agrĂ©menter les contours de sa silhouette sur le ciel que les pans maigres et secs du frac Ă©triquĂ© ou de la redingote Ă©galitaire. Quelle peine il se faut donner pour dissimuler les pau- vretĂ©s de ce commode et ridicule ajustement ! Il va sans dire qu'on ne se hasarde jamais Ă l'empirer en y ajoutant son complĂ©ment nĂ©cessaire, le chapeau Ă haute forme, ce qui serait pourtant tout Ă fait rĂ©gulier ; en sorte que tous les grands hommes du xix siĂšcle, moins heureux que leurs prĂ©dĂ©cesseurs, tous noblement ou familiĂš- rement coiffĂ©s du tricorne, du grand feutre, de la toque ou du cha- peron, sont absolument condamnĂ©s Ă demeurer tĂȘte nue dans l'Ă©ternitĂ©, sous les rigueurs du soleil et sous les fureurs de l'orage. Mais que de mal on doit prendre encore pour Ă©toffer par quelque jet de manteau plus ample la maigreur des torses ainsi emprison- nĂ©s dans leurs fourreaux noirs, pour dissimuler surtout l'insigni- fiance et la raideur des jambes cachĂ©es dans des enveloppes ma- ladroites, qui ne sont pas assez collantes pour laisser suivre Itf mouvement des membres, qui le sont trop pour substituer Ă l'ex- pression du mouvement anatomique l'expression d'un mouvement dĂ©coratif ! S'il est difficile d'installer un gentleman en redin- gote de marbre qui fasse bonne figure Ă quelques mĂštres de terre, combien doit-il ĂȘtre plus scabreux d'en installer deux Ă la fois! Tel Ă©tait le problĂšme posĂ© devant M. Ghapu, qui l'a rĂ©solu tranquillement et sans fanfaronnade, en artiste intelligent et en ha- bile ouvrier. N'avons-nous pas le droit, aprĂšs tout, aussi bien que nos pĂšres, de passer chez la postĂ©ritĂ© tels que nous sommes? Ne devons- nous pas avoir le courage de nous montrer chez nos arriĂšre-neveux avec nos vĂȘtemens ridicules, puisque nous n'avons pas le courage d'en changer? Ces arriĂšre-neveux seront probablement pour nous beaucoup plus indulgens que nous-mĂȘmes, et ils trouveront cer- tainement un attrait pour leur curiositĂ© historique dans la sincĂ©- ritĂ© mĂȘme de nos ajustemens, si singuliers qu'ils puissent ĂȘtre, comme nous en trouvons nous-mĂȘmes un trĂšs vif dans l'exactitude de certains costumes bizarres du moyen Ăąge ou du xvii^ siĂšcle, qui n'Ă©taient pas, aprĂšs tout, ni mieux adaptĂ©s que les nĂŽtres Ă la forme 168 REYUE DES DEUX MONDES. du corps, ni plus soumis Ă ses mouvemens, ni plus expressifs dans leur froide rigiditĂ© ou dans leur hypocrite luxuriance. L'essentiel est que le caractĂšre du personnage se dĂ©gage sim- plement et vivement de cet appareil passager et conventionnel. A ce compte, les effigies des frĂšres Galignani auront la mĂȘme valeur pour l'avenir que les belles figures couchĂ©es ou agenouillĂ©es sur leurs sar- cophages auxquelles les artistes d'autrefois ont su donner une ex- pression si nette et si vivante, quel que soit le vĂȘtement dont ils sont enveloppĂ©s, armure aux arĂȘtes anguleuses ou robe aux longs plis sy- mĂ©triques. L'artiste a posĂ© l'un prĂšs de l'autre les deux frĂšres en des attitudes familiĂšres, qui indiquent Ă la lois leurs habitudes de colla- boration intellectuelle et leurs rapports de confiante affection. L'un d'eux, assis sur un fauteuil, sous lequel est empilĂ©e une collection du Galignani s Messenger, tient une grande feuille de journal dĂ©ployĂ©e sur ses genoux, et, relevant la tĂȘte vers son frĂšre, qui se tient debout Ă sa gauche, semble lui poser quelque interrogation. Celui-ci, appuyĂ© sur le bras du fauteuil, une main dans la poche de son pantalon, jouant de l'autre avec son binocle, se penche d'un air bienveillant pour approuver. Les deux tĂȘtes, d'un type trĂšs marquĂ©, d'une expression intelligente et douce, doivent ĂȘtre d'une ressemblance parlante. Les vĂȘtemens, ces terribles vĂȘtemens, redingotes et pan- talons, sont plissĂ©s et fripĂ©s avec une adresse naturelle et simple, qui en fait disparaĂźtre toutes les raideurs sans leur rien enlever de la correction qui convient aux habits de si parfaits gentlemen. Il est probable que M. Ghapu a Ă©prouvĂ© moins de plaisir Ă manier ces draps noirs qu'il n'eĂ»t fait Ă manier la laine souple d'un blanc pĂ©plum sur une Ă©paule de dĂ©esse, mais il n'est point mauvais que des ar- tistes de cette valeur soient mis de temps Ă autre en prĂ©sence d'embarras auxquels sont forcĂ©ment exposĂ©s la plupart de leurs confrĂšres. La façon mĂȘme dont ils s'en tirent prouve aux autres que le problĂšme n'est pas insoluble, et que les mieux armĂ©s pour le rĂ©soudre sont prĂ©cisĂ©ment ceux qui semblent aux gens superfi- ciels s'y ĂȘtre le moins spĂ©cialement prĂ©parĂ©s. Par un hasard singulier, M. MerciĂ©, qui d'habitude se complaĂźt autant que M. Ghapu en la compagnie des hĂ©ros et des dieux, s'est trouvĂ© aussi, cette annĂ©e, en prĂ©sence d'une figure trĂšs nette, qui ne se prĂȘtait pas plus que celle d'un directeur de journal aux transformations idĂ©ales. L'effigie de M. Zafiri, nĂ©gociant grec Ă©tabli Ă Gonstantinople, dont le tombeau doit s'Ă©lever dans un cimetiĂšre d'oĂč l'on voit la mer, est comprise dans un esprit aussi moderne que possible. M. Zafiri, vĂȘtu d'une redingote et d'un pardessus, chaussĂ© de bottines Ă boutons, est assis, les jambes allongĂ©es, sur un large divan oriental. A ses pieds gisent des roses effeuillĂ©es. Il a LE SALON DE 1888. 169 la tĂȘte nue et se tient accoudĂ©, dans l'attitude de la rĂ©flexion, sur un traversin. Pour bien comprendre sa pose, il faut remonter Ă la section d'architecture, oĂč Ton trouve une aquarelle de M. EsquiĂ© donnant l'ensemble du monument dans lequel doit prendre place cette figure. C'est un Ă©dicule oblong, en forme de dais, de style mi-classique, mi-oriental, adossĂ© Ă une muraille, et supportĂ© par deux piliers, auquel on accĂšde de trois cĂŽtĂ©s par une sĂ©rie de gra- dins. Sous le dais repose M. Zafiri sur son divan, tandis que sur les gradins monte vers lui une femme drapĂ©e, qu'on voit de dos dans le dessin, et qui est accompagnĂ©e d'une petite fille. Ces deux figures complĂ©mentaires paraissent devoir ĂȘtre Ă©galement des portraits et reprĂ©sentent sans doute la femme et la fille de M. Zafiri. Il est cer- tain qu'en modelant ces deux figures Ă©lĂ©gantes et simples, M. Mer- ciĂ© se trouvera plus Ă l'aise qu'en employant son ciseau Ă reproduire les vĂȘtemens si bien confectionnĂ©s, Ă la derniĂšre mode parisienne, du chei de la famille. Toutefois, en traitant la partie la plus diffi- cile de son ouvrage, il y a dĂ©jĂ mis l'adresse et la libertĂ© qu'il apporte en tout ce qu'il fait. Il est restĂ© sculpteur malgrĂ© tout, et dans son Ćuvre comme dans celle de M. Ghapu, la ferme vigueur de la tĂȘte domine et sauve tout le reste. Les statues des MM. Galignani et de M. Zafiri sont en marbre ; il faut bien reconnaĂźtre que cette Ă©clatante et noble matiĂšre se prĂȘte moins encore que le bronze aux apothĂ©oses des gens en paletot. Le bronze, avec ses modelĂ©s sourds et ses opacitĂ©s rĂ©sistantes, dis- simule avec indulgence bien des vulgaritĂ©s et des pauvretĂ©s que la transparence du marbre met au contraire en pleine lumiĂšre. Dans le bronze, il suffit d'une silhouette heureuse, d'une attitude bien indiquĂ©e, d'un geste clair et expressif, pour obtenir le rĂ©sultat dĂ©- sirĂ©, lorsqu'il s'agit, bien entendu, d'une figure colossale ou de grandeur naturelle, de celles qu'on dresse sur les places publiques. Si nous en jugeons par la rĂ©duction figurant au Salon, la statue de M. BoiicĂźcaut, fondateur du Bon MarchĂ©, sur la place de BellĂȘme, par M. Etienne Leroux, doit y faire assez bon effet. Rien n'indique prĂ©cisĂ©ment, dans les accessoires, la profession Ă laquelle M. Bou- cicaut dut sa fortune et sa gloire, mais l'image est trĂšs familiĂšre et trĂšs vivante; c'est celle d'un homme intelligent, satisfait, bien- veillant, Ă qui le monde a souri et qui sourit au monde; les enfans de BellĂȘme, Ă le regarder, n'y prendront que des habitudes de belle humeur et des idĂ©es encourageantes. On voudrait un peu de cette animation dans la statue de l'illustre chimiste Dumas, pour la ville d'Alais, par M. Pech; cette grosse figure nous a paru Ă©paisse et lourde, et n'exprimer que mĂ©diocrement l'intelligence si ouverte et si vive du modĂšle. La statue agenouillĂ©e du Comte de Cham- 170 REVUE DES DEUI MONDES. bord, qui snrmonte le monument important Ă©levĂ© Ă sa mĂ©moire dans la ville d'Auray, drapĂ©e dans son manteau royal, prĂ©sente naturellement une silhouette et une masse plus facilement sculptu- rales. A la hauteur oĂč elle se trouve placĂ©e sur un piĂ©destal beau- coup trop Ă©levĂ© pour ses proportions, il n'est guĂšre possible de juger si M. Garavanniez a tirĂ© parti, autant qu'il le pouvait, de la physionomie mĂ©lancolique et douce du prince exilĂ©. Les quatre figures historiques qui entourent le piĂ©destal, Sainte GeneviĂšve, Jeanne d' Arc, Bayard, Duguesclin, sont exĂ©cutĂ©es avec une habi- letĂ© facile qui frise la banalitĂ©. Avec deux autres figures agenouil- lĂ©es d'ecclĂ©siastiques, celle de M^^ Lamazou, Ă©vĂȘque de Limoges, pour l'Ă©glise d'Auteuil, par M. Marquet de Vasselot, celle du Car^ dĂźnai Pierre Giraud, archevĂȘque de Cambrai, pour la cathĂ©drale de cette ville, par M. Grauk, nous revenons au marbre, qui, entre des mains expĂ©rimentĂ©es, se prĂȘte si bien dans ce cas Ă des effets prĂ©vus, mais toujours renouvelables, tant dans l'accentuation des tĂȘtes, presque toujours caractĂ©ristiques, que dans le bel arrange- ment des draperies rĂ©pandues autour du corps. Sous ces deux rap- ports, l'ouvrage savamment correct et soigneusement achevĂ© de M. Grauk mĂ©rite notamment l'attention et l'estime. Si les cĂ©lĂ©britĂ©s du jour, grandes ou petites, ont des tendances de plus en plus marquĂ©es Ă se grossir et s'agrandir parfois outre me- sure et Ă revĂȘtir des proportions colossales, les cĂ©lĂ©britĂ©s anciennes semblent prendre plaisir, au contraire, Ă se rapetisser. De mĂȘme qu'autrefois, Ă la suite du Jeune Chanteur florentin de M. Dubois, du Vainqueur au combat de coq», et du Tarcinus, de M. FalguiĂšre, on put voir, pendant plusieurs annĂ©es, le Palais de l'Industrie en- vahi par une lĂ©gion d'adolescens de plus en plus grĂȘles et chĂ©tifs, de mĂȘme aujourd'hui, Ă la suite du succĂšs obtenu par le Mozart enfant de M. Barrias, on y voit pulluler les grands hommes en herbe Ă l'Ă©tat d'Ă©coliers et presque de marmots. G'est ainsi que M. Moreau-Vauthier nous prĂ©sente le jeune Pascal, un genou en terre, traçant sur le parquet des figures gĂ©omĂ©triques, que M. Laoust fait chanter Ă la lune, d'un air sentimental, le jeune Lulli en tablier de marmiton, que M. Hercule montre le jeune Turenne regardant une Ă©pĂ©e dans une attitude martiale, et que M. Gaudez installe le jeune MoliĂšre, apprenti tapissier, son marteau Ă la main, sur un fauteuil dont il nĂ©glige de clouer les passementeries pour lire Ă la dĂ©robĂ©e quelque piĂšce de comĂ©die. Gette derniĂšre figure est spiri- tuellement et vivement troussĂ©e, avec la grĂące et la dĂ©sinvolture que M. Gaudez sait apporter en ces sortes d'atfaires. Presque tous les autres artistes ont assez ingĂ©nieusement interprĂ©tĂ©, en les rajeunis- sant, les visages connus de leurs hĂ©ros; mais, c'est bien le cas de LE SALON DE 1888. 171 le dire, tout cela n'est que gaminerie et enfantillage. La conception de M. Barrias Ă©tait heureuse, parce que, d'une part, elle Ă©tait con- forme Ă la vĂ©ritĂ© historique, puisque Mozart Ă©tait un virtuose cĂ©lĂšbre Ă l'Ăąge oĂč l'on est encore Ă l'Ă©cole, et que, d'autre part, l'action d'accorder un violon est une action connue, facile Ă comprendre, se prĂȘtant admirablement, comme l'a prouvĂ© l'habile artiste, au dĂ©ve- loppement sculptural d'une attitude trĂšs vive et d'un geste trĂšs ex- pressif. Il n'en est pas de mĂȘme pour la plupart des petits bons- hommes dont l'on nous veut faire prĂ©voir maintenant les grandes destinĂ©es ; si leurs noms n'Ă©taient pas inscrits sur leur socle, on ne se douterait guĂšre de leur futur gĂ©nie, et les actions auxquelles ils se livrent, actions qui ne dĂ©passent pas la mesure de l'activitĂ© ordinaire des enfans, ne sont pas en elles-mĂȘmes d'une nouveautĂ© bien surprenante ni d'un effet trĂšs sculptural II est plus naturel, il est plus juste de reprĂ©senter les grands hommes Ă l'heure oĂč ils le sont devenus ; s'il nous semble Ă peine convenable de les montrer dans leur dĂ©crĂ©pitude, il nous semble presque ridicule de les vou- loir deviner avant leur floraison. Le Rameau de M. Allasseur et le Bacine Ă eW. Allouard ne rĂ©alisent peut-ĂȘtre pas aussi complĂštement que possible l'idĂ©e qu'on a pu se faire de ces deux maĂźtres en l'art musical et en l'art poĂ©tique ; nĂ©anmoins, la maniĂšre dont tous deux se prĂ©sentent dans leurs vĂȘtemens de cour, abondans et pompeux, est infiniment plus respectable et plus digne. Dans ces sortes de re- prĂ©sentation, l'imagination non plus ne gĂąte rien ; on en trouve la preuve dans le Boucher de M. ĂubĂ©. Le dĂ©corateur des .boudoirs, nonchalamment assis sur un de ces rochers moelleux qui meublent les paysages bleus des trumeaux, trempe son pinceau dans la cou- leur d'une palette idĂ©ale qui lui est prĂ©sentĂ©e par un Amour bouffi et gambadant. Le caractĂšre galant et dĂ©coratif du talent de Boucher est infiniment mieux exprimĂ© par cette aimable fantaisie, traitĂ©e vivement avec toute la dĂ©sinvolture indispensable, qu'il ne l'eĂ»t Ă©tĂ© par une image plus exacte et plus rĂ©elle du peintre des grĂąces. Si les documens prĂ©cis font parfois dĂ©faut Ă ceux de nos artistes modernes qui veulent ressusciter les ho -James et les femmes du passĂ©, on peut croire que les artistes futurs ne se trouveront pas dans le mĂȘme embarras, car on ne s'est jamais fait si volontiers portraiturer que de notre temps. Les bustes ne sont pas moins nom- breux au Salon que les portraits peints ; la plupart sont, il faut bien le dire, mĂ©diocres et dĂ©testables ; toutefois, il en est un petit nombre qui sont des Ćuvres remarquables et quelques-uns qui sont des chefs-d'Ćuvre. La libertĂ© avec laquelle nos habiles sculpteurs inter- prĂštent la figure humaine et la variĂ©tĂ© des moyens qu'ils emploient pour mettre en relief les physionomies individuelles rendent cette 172 RETDB DES DEUX MONDES. collection aussi curieuse qu'intĂ©ressante. Il n'y a sans doute aucun rapport entre la gravitĂ© calme avec laquelle M. Guillaume reprĂ©- sente \e Prince NapolĂ©on et M. Chevreul et l'ĂąpretĂ© fougueuse avec laquelle M. Dalou modĂšle la tĂȘte de M. Henri Roche fort, entre la dĂ©sinvolture joviale avec laquelle M. FalguiĂšre prĂ©sente le Portrait de M^^ P. P... et la mystĂ©rieuse tristesse avec laquelle M. Rodin fait sortir d'un bloc rugueux la tĂȘte fatiguĂ©e et pensive de M"^^ M. V. . , entre la naĂŻvetĂ© plĂ©bĂ©ienne qu'apporte M. Baffier dans l'analyse d'un masaue de Jeune Bei-richonne et la distinction savante qu'apporte M. Degeorge dans son Ă©tude d'un Jeune Florentin ; mais tous ces artistes et bien d'autres, parmi lesquels nous rappellerons seulement MM. Fagel, Bastet, Gautherin, Carlier, Puech, Cordonnier, ont saisi et fixĂ©, avec la mĂȘme sincĂ©ritĂ©, quelque trait nouveau du visage et de l'Ăąme moderne; ils ont fait Ćuvre d'historiens, en mĂȘme temps qu'Ćuvres d'artistes. A ce point de vue, on ne saurait rester indiffĂ©rent aux progrĂšs que continue Ă faire, chez les sculpteurs, l'art du portrait sous une forme .plus familiĂšre et plus intime, mais extrĂȘmement prĂ©cieuse, Ă cause mĂȘme de ces qualitĂ©s, l'art des mĂ©daillons et des mĂ©dailles. LĂ aussi les moyens d'expressions varient suivant les tempĂ©ramens et suivant les Ă©coles les uns, comme MM. LĂ©onard, Ringel, Deloye, Robert David d'Angers, inclinent plus vers l'expression mouvemen- tĂ©e, pittoresque , dĂ©corative ; les autres, comme MM. Ponscarne, AlphĂ©e Dubois, Daniel Dupuis, Patey, se tiennent de plus prĂšs Ă cĂŽtĂ© des maĂźtres dessinateurs de l'antiquitĂ© et de la renaissance. Dans ce groupe actif et ingĂ©nieux, c'est toujours M. Ghaplain qui tient la tĂȘte, parce qu'il joint Ă une science sĂ»re et prĂ©cise, Ă une observation ferme et pĂ©nĂ©trante, Ă un goĂ»t noble et dĂ©licat, une qualitĂ© plus rare, celle qui fait les artistes supĂ©rieurs, une imagination inven- tive et poĂ©tique, Ă la fois gĂ©nĂ©reuse et contenue, chaleureuse et maĂźtresse d'elle-mĂȘme. Il n'y a qu'Ă examiner les revers des mĂ©- dailles frappĂ©es, cette annĂ©e, par M. Ghaplain, en l'honneur d'illus- tres artistes contemporains, MM. Henriquel Dupont, Guillaume, Cabanel, P. Laurens, Ă voir avec quelle ingĂ©niositĂ©, souvent pro- fonde, il a rajeuni pour eux ces vieilles allĂ©gories de la Gravure, de la Sculpture et de la Peinture, pour comprendre la haute valeur de cet artiste exceptionnel et la lĂ©gitimitĂ© de l'action qu'il exerce autour de lui. George Lafenestre. ĂRASME ET L'ITALIE D'APRĂS DES LETTRES INĂDITES D'ĂRASME Ărasme est l'homme de la renaissance. S'il faut choisir an nom pour caractĂ©riser cette pĂ©riode glorieuse, le sien vient le premier Ă l'esprit. Dans la rĂ©volution morale qui secoua l'Europe du Nord engourdie par la scolastique, pour la ramener au mou- vement et Ă la vie, nul n'a dĂ©pensĂ© plus de forces, ni utilisĂ© plus de talent. Nul aussi, parmi les travailleurs Ă l'Ćuvre commune, ne mĂ©rite d'ĂȘtre Ă©tudiĂ© avec plus de sympathie. Cette Ă©tude, il est vrai, est fort dĂ©licate. La grande figure d'Ărasme participe trop Ă l'extrĂȘme complexitĂ© de son Ă©poque. Les hommes d'une activitĂ© aussi multiple, d'une vie aussi mĂȘlĂ©e Ă leur temps, sont difficiles Ă bien connaĂźtre. On les apprĂ©cie souvent d'aprĂšs des tĂ©moignages sans contrĂŽle; on les condamne en bloc sur certains dĂ©fauts saillans; ou encore on les glorifie pour ce qu'ils ne furent pas. Mais l'Ă©rudit qui les cherche sincĂšrement dans leurs livres et prend la peine de les replacer dans leur milieu, dĂ©couvre en ces Ăąmes singuliĂšres tant de cĂŽtĂ©s inattendus qu'il aime mieux laisser Ă d'autres le soin de les juger, et les goĂ»ter que les dĂ©finir. L'Ă©crivain de France qui a le mieux compris Ărasme, et qui a eu le rare mĂ©rite de parler de lui pour l'avoir lu, est certainement M. DĂ©sirĂ© Nisard 1. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© le philosophe de BĂąle, aprĂšs avoir expliquĂ©, avec autant de mesure que de finesse, son rĂŽle 1 Voyez la Revue des l''' et 15 aoĂ»t et du !'=' septembre 1835. 174 REVUE DES DEDX MONDES. d'Ă©rudit et de chrĂ©tien et ses contradictions apparentes, l'Ă©minent critique n'a pas osĂ© rĂ©sumer ces pages pourtant si prĂ©cises et que leur briĂšvetĂ© n'empĂȘche pas d'ĂȘtre complĂštes. Il a mieux aimĂ© s'avouer accablĂ© par la diversitĂ© du personnage que de le mu- tiler pour le faire entrer de force dans un cadre trop Ă©troit. » Un tel aveu semble dĂ©courageant pour quiconque est tentĂ© de s'occuper d'Ărasme ; il justifie cependant des recherches nouvelles sur un sujet toujours obscur par quelque point. Le hasard nous a servi en nous faisant retrouver, Ă la bibliothĂšque du Vatican, un certain nombre de lettres inĂ©dites de ce grand homme. Plusieurs de ces lettres se rapportent prĂ©cisĂ©ment Ă un des momens les moins connus de sa carriĂšre, Ă son voyage en Italie. Elles ont quelque valeur de document par les points de biographie qu'elles permettent de fixer avec certitude ; elles ont paru en avoir aussi par les obser- vations qu'elles invitent Ă grouper. La place que tient l'Italie dans la vie d'Ărasme, dans le dĂ©veloppement de son caractĂšre d'huma- niste et mĂȘme dans la formation de ses opinions religieuses, n'a pas Ă©tĂ©, croyons-nous, indiquĂ©e comme elle le mĂ©rite. C'est un point de vue qu'on a laissĂ© dans l'ombre, et le portrait du philosophe, si bien esquissĂ© par M. Nisard, gagnera peut-ĂȘtre quelques traits Ă celui du voyageur. I. Il est impossible que l'Italie n'ait pas exercĂ© sur Ărasme une in- fluence profonde et durable, quand on songe Ă quelle Ă©poque il l'a visitĂ©e et Ă la longueur du sĂ©jour qu'il y fit. II y a vĂ©cu prĂšs de trois annĂ©es, de 1506 Ă 1509, et dans un moment dĂ©cisif pour les desti- nĂ©es de la renaissance. Ses liaisons y furent trĂšs nombreuses et ses Ă©tudes trĂšs variĂ©es. Beatus Rhenanus, son biographe, nous dit bien qu'il apporta dans ce pays la science que les autres y venaient cher- cher ; mais c'est lĂ une des exagĂ©rations de l'enthousiasme, et il est permis de douter de ces jugemens portĂ©s aprĂšs coup et oĂč l'amour de l'antithĂšse entre sans doute pour quelque chose. Ărasme avait prĂšs de quarante ans quand il franchit les Alpes, et il semble, Ă regarder son histoire, que ce voyage appartienne encore Ă sa jeunesse, j'entends Ă cette pĂ©riode de prĂ©paration et de culture qui se prolongeait si longtemps pour les hommes d'au- trefois. A peine sorti du couvent, oĂč on l'avait enfermĂ© malgrĂ© lui, le jeune Hollandais avait couru le monde, cherchant Ă satisfaire son immense besoin d'Ă©tude et Ă rĂ©parer, dans les universitĂ©s et chez les maĂźtres, son Ă©ducation mal commencĂ©e. Il avait appris tout seul le grec, dont il sentait la nĂ©cessitĂ© pour mieux pĂ©nĂ©trer l'Ăcri- ture sainte, et qui Ă©tait encore presque entiĂšrement ignorĂ© dans ĂRASME ET l'iTALIE, 175 les pays transalpins. Il avait eu ses premiĂšres escarmouches avec Iss moines et les thĂ©ologiens de l'Ă©cole rĂ©gnante, qui avaient Ă©tĂ© les tyrans de sa jeunesse et qui restĂšrent les adversaires de toute sa vie. Il avait sĂ©journĂ© Ă Louvain, Ă Paris, Ă OrlĂ©ans, Ă Londres, dans les principaux centres intellectuels du temps, et s'Ă©tait liĂ© par- tout avec les savans. Cependant, si nous examinons Ă cette date l'Ćuvre imprimĂ©e d'Ărasme, nous trouvons qu'elle n'est encore ni considĂ©rable ni populaire ; il a fait quelques traductions, quelques livres d'Ă©ducation, quelques commentaires sur saint JĂ©rĂŽme ; son nom est connu d'un cercle d'amis ; il excite dĂ©jĂ , dans certains mi- lieux, ces colĂšres et ces haines dont la violence mĂȘme fera une part de sa gloire ; mais il n'a pu trouver, pendant sa vie nomade et souvent difficile, ni le loisir des grands travaux d'Ă©rudition qui Ă©blouiront son siĂšcle, ni l'inspiration des satires qui charmeront la postĂ©ritĂ©. A son retour d'Italie, il en va tout autrement. Ărasme de Rotterdam n'est plus le mĂȘme personnage son recueil des Adages est aux mains de tous les gens instruits ; il compose V Ăloge de la folie ; il publie cette sĂ©rie de Colloques et de traitĂ©s latins, qui vont achever de gagner l'Europe Ă l'esprit de la renaissance ; il entreprend enfin cette prodigieuse correspondance internationale, aujourd'hui si prĂ©- cieuse, littĂ©raire, politique et religieuse, et dont on ne peut rapprocher que deux correspondances analogues, en des temps fort diffĂ©rons, celle de PĂ©trarque avant lui, et, aprĂšs lui, celle de Voltaire. Gomme ces deux grands hommes, il devient le roi intellectuel de son Ă©poque, consultĂ© par tout ce qui pense, Ă©coutĂ© par tout ce qui rĂ©flĂ©chit; son public se forme autour de lui c'est le moment oĂč son rĂŽle d'Ă©du- cateur des princes et des peuples va commencer. Aussi les annĂ©es dont nous allons rĂ©sumer l'histoire sont-elles importantes dans sa vie. Ce voyage d'Italie, qui peut sans paradoxe se rattacher Ă sa jeunesse, en marque nettement la fin, et l'on doit conclure que la formation du grand humaniste du Nord s'achĂšve dans la patrie de l'humanisme. Paris avait Ă©tĂ©, au xiii^ siĂšcle, le grand foyer de la science en Europe; au xv^ siĂšcle, l'Italie avait repris ce rĂŽle, et ses universi- tĂ©s, surtout Bologne et Padoue, appelaient de tous les coins du monde la jeunesse lettrĂ©e. La France elle-mĂȘme commençait Ă y envoyer ses Ă©tudians, et, pendant tout le xvi siĂšcle, nos prĂ©lats, nos magistrats, nos Ă©rudits tinrent Ă honneur de prendre leurs grades dans les Ă©coles de la pĂ©ninsule. Telle Ă©tait aussi l'inten- tion d'Ărasme, quand il partit pour l'Italie. Il n'Ă©tait point encore docteur en thĂ©ologie, et bien qu'il dĂ©daignĂąt les titres officiels, le vrai docteur Ă©tant celui qui montre sa science par ses livres, » il voulait sacrifier au prĂ©jugĂ© du temps et mĂ©riter comme les autres d'ĂȘtre appelĂ© magister noster. Une autre raison plus Ă©levĂ©e l'attirait 176 REVUE DES DEUX MONDES. plus vivement encore il dĂ©sirait se perfectionner dans la langue grecque, et les bons maĂźtres n'avaient pas encore passĂ© les Alpes. Depuis sa jeunesse il rĂȘvait ce voyage ; trois fois il avait dĂ» partir; le manque d'argent l'avait toujours arrĂȘtĂ©. En 1506 seulement, l'oc- casion se prĂ©senta. Il vivait Ă Londres, au milieu d'une sociĂ©tĂ© de gens instruits dont Holbein a fait plus tard les portraits ; il comptait parmi ses meilleurs amis un homme qui a marquĂ© sa place au pre- mier rang des grands esprits du siĂšcle, Thomas Morus. Un mĂ©de- cin du roi Henri VII, un GĂ©nois fixĂ© en Angleterre, voulant en- voyer ses deux fils achever leur Ă©ducation dans son pays, offrit Ă Ărasme de les accompagner, pour diriger leurs Ă©tudes. Celui-ci accepta avec empressement, et le voilĂ mettant ordre Ă ses affaires et faisant ses prĂ©paratifs de dĂ©part. Un tel voyage alors Ă©tait chose grave ses amis s'en effrayĂšrent et essayĂšrent en vain de l'en dis- suader ; ils craignaient qu'il ne revĂźnt pas Si pourtant nous le revoyons, Ă©crivaient-ils, ce sera avec un beau titre et une belle gloire! » Ărasme arriva Ă Paris au milieu du mois de juin. La traversĂ©e de la Manche avait Ă©tĂ© mauvaise et avait durĂ© quatre jours. Use reposa parmi des amis qu'il aimait particuliĂšrement et dont plusieurs Ă©taient pour lui de vieux condisciples ; un d'eux est restĂ© cĂ©lĂšbre c'est le restaurateur des lettres grecques en France, Guillaume BudĂ©. Le voyageur s'arrĂȘta quelques jours Ă OrlĂ©ans, puis Ă Lyon, oĂč les personnages doctes de la ville le reçurent honorablement. Les savans ne faisaient pas alors l'unique attrait de Lyon, si nous en croyons un joli Colloque j les auberges Ă©taient confortables et les servantes tout Ă fait accortes ; Ărasme insiste 'trop sur ce souvenir de voyage pour qu'il ne soit pas rappelĂ© ici. Il traversa enfin les Alpes, au mois d'aoĂ»t, avec ses jeunes compagnons, composant des odes latines au pas de son cheval, dans les cols couverts de neige Je commence, disait-il, Ă sentir les soucis de l'Ăąge. Je n'ai pas encore quarante ans et dĂ©jĂ , ĂŽ mon ami, mes cheveux sont clairse- mĂ©s, mon menton grisonne, mon temps printanier est fini. Tandis que je mĂȘle aux travaux sacrĂ©s les travaux profanes, le grec au latin, tandis que je prends plaisir Ă gravir les Alpes neigeuses, Ă me faire aimer des uns, admirer des autres, voici que furtivement la vieillesse s'est glissĂ©e vers moi, et je m'Ă©tonne d'en apercevoir les premiers signes. » Ăvidemment, Ărasme parle ici comme font les poĂštes quand la vieillesse n'est point trop prochaine. A peine descendu en PiĂ©mont, il se fait recevoir docteur Ă l'univer- sitĂ© de Turin. Il est sĂ©duit par l'amabilitĂ© des habitans de la ville, et on voit que le charme de l'Italie commence Ă agir, dĂšs son arrivĂ©e, sur cet homme du Nord. Mais il ne sĂ©journe pas longtemps Ă Turin, ayant dĂ©cidĂ© de passer l'annĂ©e scolaire Ă Bologne. En traversant la ERASME ET L ITALIE. 1/ / Lombardie,iI visite la fameuse Chartreuse de Pavie, dont la construc- tion et rembellissement ont Ă©tĂ© l'Ćuvre favorite des Visconti et des Sforza. La façade de l'Ă©glise, cette merveille du dĂ©cor architectural, est alors Ă peu prĂšs terminĂ©e. Ărasme parle quelque part du monu- ment, mais ce n'est pas l'admiration qui l'emporte dans ses souve- nirs Quand je suis allĂ© dans le Milanais, dit-il, j'ai vu un mo- nastĂšre de chartreux, non loin de Pavie ; il y a une Ă©glise qui, au dedans et au dehors et du haut en bas, est entiĂšrement construite de marbre blanc ; tout ce qu'elle contient ou Ă peu prĂšs, autels, colonnes, tombeaux, est aussi de marbre. A quoi bon dĂ©penser tant d'argent pour faire chanter dans un temple de marbre quelques moines solitaires ? Pour eux-mĂȘmes, cette richesse est un ennui, car ils sont importunĂ©s par une foule d'Ă©trangers qui viennent chez eux uniquement pour l'Ă©glise et pour le marbre. » Combien d'observa- tions du mĂȘme genre va faire, dans la suite de son voyage, cet ami trop exclusif de la simplicitĂ© Ă©vangĂ©liquel Ărasme, qui comprendra si bien certains cĂŽtĂ©s du gĂ©nie italien, restera indiffĂ©rent ou hostile Ă des manifestations du mĂȘme gĂ©nie que nous admirons aujour- d'hui, le luxe, les arts, l'Ă©blouissante vie des cours et la magnifi- cence profane mise au service de l'idĂ©e religieuse. Nos Ă©trangers ont mal choisi leur temps pour voyager dans la Haute Italie. Une guerre interminable dĂ©sole ce malheureux pays. En ce moment mĂȘme, les troupes de Louis XII n'ont pas repassĂ© les Alpes, et celles de Jules II sont occupĂ©es Ă reconquĂ©rir les places dĂ©tachĂ©es du domaine de l'Ă©glise. Les Bolonais sont des sujets rĂ©voltĂ©s; l'armĂ©e du saint-siĂšge marche contre eux, et le premier sĂ©jour d'Ărasme Ă Bologne est interrompu brusquement par l'arrivĂ©e de l'ennemi. Il doit chercher un refuge au-delĂ de l'Apennin, et choisit Florence, alors paisible au milieu de l'Italie en armes. C'est du moins une belle annĂ©e, que l'an 1506, pour venir Ă Florence. L'ardente campagne de Savonarole n'a point arrĂȘtĂ© l'Ćuvre de la renaissance. La tranquillitĂ© dont jouit l'Ă©tat florentin attire de tous cĂŽtĂ©s les artistes LĂ©onard, Michel- Ange, RaphaĂ«l, fra Bartolommeo, AndrĂ© del Sarto, ont en mĂȘme temps leurs ate- liers ouverts. Ărasme, nous l'avons dit, n'est pas prĂ©parĂ© Ă leur rendre visite, mais peut-ĂȘtre entrera-t-il dans les cercles littĂ©- raires. Aux Orti Oricellarii, un homme d'esprit et de savoir, l'his- torien Bernard Ruccellai, a recueilli les restes des collections des MĂ©dicis ; les rĂ©unions savantes qu'il y prĂ©side rappellent celles qui se tenaient, quelques annĂ©es auparavant, autour de Laurent le Magnifique; tous les lettrĂ©s de la ville s'y rencontrent, et, parmi eux, le secrĂ©taire de la rĂ©publique, Nicolas Machiavel. Ărasme, qui TOME LXXXVIII. â 1888, 12 478 REVUE DES DEUX MONDES. admire si profondĂ©ment les grands humanistes toscans du xV siĂšcle, les Poggio et les Politien, cherche sans doute Ă connaĂźtre leurs successeurs. On le prĂ©sente Ă Ruccellai. Celui-ci, bien qu'il Ă©crive le latin comme un Salluste, se pique de ne parler qu'italien. Ărasme est fort embarrassĂ© De grĂące, lui dit-il, vir prĆclare^ ne vous servez pas de cette langue ; je ne l'entends pas plus que la langue indienne. » Ruccellai s'obstine, et la conversation ne va pas plus loin. Si Ărasme a rencontrĂ© beaucoup de semblables rĂ©sistances, on comprend qu'il ne se soit pas fait de relations Ă Florence et qu'il ait tant regrettĂ© d'y perdre son temps. Pour se consoler, il tra- duit du grec et vit, dans les livres, avec les Florentins d'autrefois. Enfin, les chemins sont libres Bologne est au pape. Ărasme y revient prĂ©cisĂ©ment pour assister Ă l'entrĂ©e triomphale de Jules II. Cet Ă©pisode a laissĂ© dans son esprit des traces profondes. C'est la premiĂšre fois qu'il se trouve en prĂ©sence du vicaire de JĂ©sus- Christ, du reprĂ©sentant de Celui dont le royaume n'est pas de ce monde et qui a maudit les Ćuvres de l'Ă©pĂ©e. Il lui apparaĂźt, dans tout l'Ă©clat d'un triomphe paĂŻen, au milieu des trophĂ©es et des acclamations de guerre, casque en tĂȘte et cuirasse au flanc. Le lendemain, Vimperator redevient pontife et cĂ©lĂšbre une messe so- lennelle Ă la cathĂ©drale; mais le premier spectacle ne s'effacera point de la mĂ©moire d'Ărasme. Un monument va d'ailleurs le lui rappeler tous les jours ; il voit s'Ă©lever, sur la porte principale de la grande Ă©glise de San-Petronio, la statue de bronze du vainqueur des Romagnes, modelĂ©e et fondue par Michel-Ange. Mets-moi une Ă©pĂȘe Ă la main, » a dit Jules II Ă son sculpteur, et surtout point de livre, je ne suis pas un humaniste; » et l'image colossale et menaçante se dresse au centre de la ville toujours rebelle. Ărasme ne blĂąmait pas seulement le pape de jouer le rĂŽle des CĂ©sars romains et de se montrer trop digne de son nom de Jules ; » il lui en voulait aussi de prolonger en Italie une guerre prĂ©- judiciable aux lettres, et particuliĂšrement Ă l'universitĂ© oĂč il comp- tait travailler Je suis venu en Italie, Ă©crivait-il, pour apprendre du grec; mais la guerre fait rage. Le pape prĂ©pare une expĂ©dition contre les VĂ©nitiens, s'ils rĂ©sistent Ă ses volontĂ©s. En attendant, les Ă©tudes chĂŽment. » D'autres ennuis l'attendaient Ă Bologne le cli- mat Ă©branla sa santĂ©, d'ordinaire fort dĂ©licate; il eut Ă se plaindre des compagnons qui Ă©taient venus d'Angleterre avec lui et dont il dut se sĂ©parer; enfin la peste Ă©clata, trĂšs violente, et l'obligea Ă passer quelque temps Ă la campagne. Mais il goĂ»ta de grandes satisfactions d'esprit. Il put enfin apprendre sĂ©rieusement le grec, sous la direction d'un des boris hellĂ©nistes d'alors, Paolo Bom- basio. Ce fut Bombasio qui l'initia complĂštement Ă la culture ita- ĂUASME ET l'iTALIE. 179 lienne, et aucun maĂźtre ne fut mieux fait pour ce rĂŽle son carac- tĂšre, fier et dĂ©sintĂ©ressĂ©, Ă©tait digne de son talent ; Ărasme s'en fit un ami et a toujours parlĂ© de lui avec une tendre aiTection ; il cher- cha mĂȘme, un peu plus tard, Ă l'attirer auprĂšs de lui en Angle- terre. Bombasio fut peut-ĂȘtre mal inspirĂ© de ne point Ă©couter son Ă©lĂšve, car sa carriĂšre en Italie ne fut pas heureuse. Les Ă©rudits de ce temps faisaient volontiers de la politique il prit parti pour l'une des deux factions qui se disputaient Bologne ; vaincu avec les siens, il dut s'exiler et chercher fortune en diverses villes. AprĂšs une vie assez tourmentĂ©e, il devint secrĂ©taire d'un cardinal, se fixa Ă Rome, et continua d'Ă©crire Ă Ărasme et de le servir jusqu'Ă sa mort. Il mourut pendant le sac de Rome par les troupes du connĂ©table de Bourbon un coup d'arquebuse Ă©garĂ© atteignit le pauvre savant, qui depuis longtemps ne s'occupait plus que de ses livres. Le sĂ©jour d'Ărasme Ă Bologne dura treize mois. Il en employa une partie Ă revoir son livre des Adages, recueil de proverbes grecs et latins entourĂ©s de commentaires, vĂ©ritable encyclopĂ©die raison- nĂ©e de la sagesse antique. Il l'avait dĂ©jĂ publiĂ© Ă Paris, et en desti- nait la seconde Ă©dition, fort augmentĂ©e, Ă l'imprimerie vĂ©nitienne d'Aide Manuce, alors dans toute sa renommĂ©e. Il Ă©crivit Ă Manuce et lai oflrit d'abord une traduction latine de deux tragĂ©dies d'Euri- pide, essai mĂ©ritoire pour l'Ă©poque et qui n'avait pas Ă©tĂ© tentĂ©. L'imprimeur accepta avec empressement et fit paraĂźtre cet opus- cule. Il se chargea aussi des Adages; mais il invita l'auteur Ă venir lui-mĂȘme Ă Venise, lui faisant entendre qu'il enrichirait beaucoup son ouvrage s'il l'achevait Ă portĂ©e des manuscrits de la biblio- thĂšque de Saint-Marc et avec les conseils des Ă©rudits vĂ©nitiens. Ărasme Ă©tait curieux de voir la ville des lagunes, plus curieux en- core de connaĂźtre Aide Manuce et ce savant groupe d'hellĂ©nistes dont Bombasio lui avait souvent parlĂ©. Il se rendit aux instances d'Aide, et arriva Ă Yenise au commencement de l'annĂ©e 1508. Aide ne voulut pas qu'il logeĂąt ailleurs que dans sa maison ; il l'admit Ă la table de famille, et, pendant huit mois environ, Ărasme vĂ©cut de la vie de son imprimeur, dans un milieu tout nouveau pour lui et dont rien jusqu'alors n'avait pu lui donner l'idĂ©e. La ville mĂȘme de Venise offrait Ă l'Ă©tranger un spectacle incom- parable. Notre Philippe de Gommynes raconte combien il fut Ă©mer- veillĂ© de voir l'assiette de cette citĂ©, et de voir tant de clochers et de monastĂšres, et si grand maisonnement, et tout en l'eau ; » il s'extasie devant la beautĂ© du Grand-Canal, oĂč les maisons sont fort grandes et hautes et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans, toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d'Istrie... C'est la plus triomphante citĂ© que j'aie jamais vue, et qui plus fait d'honneur Ă ambassadeurs 180 REVUE DES DEUX MONDES. et Ă©trangers, et qui plus sagement se gouverne, et oĂč le service de Dieu est le plus solennellement fait. » Au moment du voyage d'Ărasme, quelques annĂ©es apiĂšs Commynes, l'heure de la dĂ©ca- dence de la grande rĂ©publique n'a pas encore sonnĂ©. La rude guerre que lui fait Jules II n'atteint pas son commerce, principale source de sa prospĂ©ritĂ©. Les villas de terre ferme continuent de s'Ă©lever au bord de la Brenta; l'Ă©tat construit Ă grands frais la cour du Pa- lais ducal ; les Bellini, les Garpaccio, les Palma peignent des saints pour les Ă©glises, et le siĂšcle de Titien s'ouvre brillamment par une fĂȘte perpĂ©tuelle des sens et de l'esprit. Ce qui excite plus encore l'Ă©tonnement d'Ărasme, c'est la sociĂ©tĂ© qu'il voit chez Aide, et dans laquelle il reçoit dĂšs l'abord droit de citĂ©. Le monde littĂ©raire de Venise n'est pas celui qu'il a rencontrĂ© Ă Bologne ou qu'il va trouver un peu plus tard Ă Padoue. Les lettres n'y sont point cultivĂ©es, comme dans les villes universi- taires, par un groupe d'Ă©rudits de profession. Les principaux mem- bres de l'aristocratie et du gouvernement leur rĂ©servent la meil- leure part de leur loisir. Ils frĂ©quentent l'humble imprimerie du Rialto ; ils s'honorent d'en recevoir les dĂ©dicaces et d'ĂȘtre inscrits, Ă cĂŽtĂ© des Grecs rĂ©fugiĂ©s et des maĂźtres de Padoue, sur les listes de l'AcadĂ©mie aldine. Cette acadĂ©mie, qui est le type trop oubliĂ© de nos modernes sociĂ©tĂ©s savantes, Ă©tait spĂ©cialement consacrĂ©e au dĂ©veloppement des Ă©tudes grecques ; elle dĂ©libĂ©rait en grec ; et ce seul dĂ©tail montre Ă quel degrĂ© la culture littĂ©raire Ă©tait parvenue Ă Venise, sous l'influence d'un grand citoyen. Soutenu par ce public d'Ă©lite, Aide Manuce exĂ©cutait, sous la direction de savans spĂ©- ciaux, ses belles Ă©ditions princeps d'auteurs anciens, doat l'appari- tion Ă©tait toujours un Ă©vĂ©nement pour l'Europe lettrĂ©e. Plusieurs parurent ou furent prĂ©parĂ©es pendant le sĂ©jour d'Ărasme. Il s'est liĂ© d'une façon intime avec plusieurs des collaborateurs d'Aide, dont le nom n'est point oubliĂ©. Tel est cet Egnazio, ami de Bembo, cĆur droit et fidĂšle, qui devint un des correspondans d'Ărasme et ne cessa point de le tenir au courant des nouvelles de Venise. Tels encore Marc Musurus, de CrĂšte, qui professait Ă Padoue, tout en s'occupant de sa grande Ă©dition de Platon, et Jean Lascaris, alors ambassadeur du roi de France prĂšs la sĂ©rĂ©nissime rĂ©publique. Parmi tous ces Ă©rudits, la sympathie d'Ărasme distingua un jeune homme, qui se nommait JĂ©rĂŽme Aleandro, et se disposait Ă aller fonder Ă Paris l'enseignement du grec. Sa fortune devait ĂȘtre aussi brillante que celle de Lascaris, qui, d'abord simple Ă©diteur de V Anthologie et fournisseur de manuscrits pour Laurent de MĂ©dicis, s'Ă©tait Ă©levĂ© aux plus hautes fonctions diplomatiques. Aleandro, Ă son tour, devint archevĂȘque, nonce, bibliothĂ©caire du Vatican et cardinal. Heureux Ăąge oĂč le grec conduisait Ă tout ! Ărasme re- ĂRASME ET l'iTALIE. 181 trouva plus tard Aleandro; c'Ă©tait pendant les premiĂšres annĂ©es de la rĂ©forme, les terribles annĂ©es de Wittemberg et de Worms. Ărasme n'Ă©tait plus l'Ă©rudit modeste qu'on avait connu Ă Venise ; il comptait en Europe parmi les maĂźtres de l'opinion ; Aleandro, de son cĂŽtĂ©, arrivait en Allemagne comme nonce de LĂ©on X et repro- chait amĂšrement Ă Ărasme sa persistance Ă mĂ©nager Luther. Les deux amis d'autrefois, mĂȘlĂ©s tous les deux aux passions contem- poraines, Ă©changĂšrent de dures paroles, de violentes accusations. Et, cependant, on les trouve un jour Ă Louvain, ayant l'occasion de vivre ensemble quelque temps ; leurs conversations se prolongent toujours fort tard dans la nuit; on les croit occupĂ©s de politique ou de thĂ©ologie, de Luther, de l'Ă©lecteur de Saxe ou de l'empereur Gharles-Quint ; il n'en est rien ces deux adversaires de la veille, qui reprendront les armes demain, consacrent leur soirĂ©e aux lettres classiques et rajeunissent ensemble leurs souvenirs de la maison du Rialto. A Venise, en 1508, qui donc pouvait songer aux futurs orages? Ărasme, qui avait pourtant la vue lointaine, eĂ»t Ă©tĂ© bien surpris d'apprendre le rĂŽle que lui rĂ©servait l'avenir. S'il gardait en lui le thĂ©ologien, le rĂ©formateur peut-ĂȘtre sous l'humaniste, il n'en lais- sait rien paraĂźtre. Il Ă©tait Ă Venise pour lire du grec et pour impri- mer ses Adages. Les amis d'Aide, d'ailleurs, ne s'intĂ©ressaient qu'aux textes anciens et Ă la philosophie platonicienne. Ărasme fai- sait comme eux, et nulle annĂ©e de sa vie ne fut mieux remplie pour les lettres. Il prenait part aux travaux de l'imprimeur, rece- vait la confidence de ses grands desseins, que la mort allait bientĂŽt briser. Souvent, le soir, quand les presses se taisaient et quand les ouvriers Ă©taient partis, on voyait arriver Lascaris ; il apportait un des prĂ©cieux inĂ©dits qu'il avait recueillis autrefois en GrĂšce ou dans les Ăźles, ou encore dans la bibliothĂšque de Blois; on Ă©tudiait en commun les moyens d'en tirer le plus grand profit pour la science. D'autres fois, on lisait la correspondance des amis absens, le courrier d'Angleterre, de Hongrie ou de Pologne. Dans ces doctes rĂ©unions, oĂč les plus nobles sĂ©nateurs et les plus humbles Ă©rudits donnent leur avis en Ă©gaux et fĂȘtent ensemble la Muse antique, on aime Ă se reprĂ©senter le blond Hollandais, au teint blanc, aux traits fins, dĂ©jĂ fatiguĂ©s, comme dans le portrait d'Holbein, regar- dant de ses yeux bleus un peu indĂ©cis. Ce n'est pas le plus brillant des causeurs, ce n'est pas pourtant le moins Ă©coutĂ©. Si la conver- sation est en dialecte vĂ©nitien, il s'abstient d'y prendre part; mais, pour traiter de questions littĂ©raires, il est bien sĂ»r qu'on va parler la langue littĂ©raire. AussitĂŽt son regard s'anime, son latin s'en- flamme; il entre dans la discussion par un trait subtil, trouve le mot juste, rĂ©sume un dĂ©bat ; et plus d'une fois la raillerie, une I 182 REVUE DBS DEUX MONDES. raillerie douce et sans amertume, plisse les coins mobiles de ses lĂšvres. II. L'Ă©dition des Adages avait paru et courait dĂ©jĂ l'Italie. AprĂšs huit ou neuf mois de sĂ©jour, rien ne retenait plus Ărasme Ă Venise. Il ne pouvait cependant se dĂ©cider Ă quitter ses amis. Il rĂ©solut de passer l'hiver non loin d'eux, Ă Padoue. Il accepta d'ĂȘtre prĂ©cepteur d'un fils du roi d'Ecosse, qui suivait les cours de la grande univer- sitĂ© vĂ©nitienne. Il fit Ă Padoue des connaissances nouvelles; il se lia particuliĂšrement avec un jeune hellĂ©niste qui d'ordinaire habi- tait Rome, oĂč ils allaient bientĂŽt se retrouver il se nommait Sci- pion Fortiguerra et, grĂ©cisant son nom, suivant la mode du temps, se faisait appeler GartĂ©romachos. Ărasme prenait ses conseils et ceux de Musurus, dont l'Ă©rudition prodigieuse faisait son admira- tion. Aux cours du maĂźtre crĂ©jtois, il assistait, chaque matin, Ă un spectacle dont il a fixĂ© avec Ă©motion le souvenir. DĂšs sept heures, et malgrĂ© les rigueurs d'un hiver qui dĂ©courageait les jeunes gens, donnant l'exemple de l'exactitude et du zĂšle, on voyait arriver un vieillard septuagĂ©naire, qui s'asseyait sur les bancs pour Ă©couter Musurus. C'Ă©tait RaphaĂ«l Regio, lui-mĂȘme longtemps professeur de lettres latines et humaniste renommĂ©, qui ne voulait pas mourir sans avoir profitĂ© des leçons de grec qu'il n'avait pas trouvĂ©es dans sa jeunesse. Ce trait suffit Ă peindre l'ardeur studieuse des Italiens du second Ăąge de la renaissance, leur soif Ă©gale des deux sources an- tiques, leur dĂ©sir de jouir des trĂ©sors de cette littĂ©rature grecque dont leurs pĂšres avaient Ă©tĂ© privĂ©s. Ărasme se fĂ»t volontiers attardĂ© Ă Padoue il s'attachait dĂ©jĂ Ă cette universitĂ© oĂč les Ă©tudes littĂ©raires, sagement rĂ©glĂ©es, lui sem- blaient mieux qu'ailleurs en juste harmonie avec la philosophie et la religion, et oĂč il aima plus tard Ă envoyer ses jeunes disciples. Mais la guerre, un moment assoupie, menaçait de se rĂ©veiller avec violence. Le belliqueux Jules II, qu'Ărasme rencontrait toujours sur son chemin, avait repris ses projets contre Venise, et on par- lait dĂ©jĂ en Italie d'une ligue internationale conclue Ă Cambrai et dirigĂ©e contre la trop puissante rĂ©publique. Les Ă©tudians, ne se sen- tant plus en sĂ»retĂ© sur le territoire vĂ©nitien, quittĂšrent Padoue, et les cours furent interrompus. Ărasme partit des derniers, avec le prince son Ă©lĂšve h Maudites guerres! s'Ă©criait-il, qui m'empĂȘchent de jouir de ce coin d'Italie que j'aime chaque jour davantage. » Ils fu'ent une courte halte Ă Ferrare. Le nom d'Ărasme, dĂ©jĂ bien connu des lettrĂ©s italiens, leur valut la visite des savans de la ville ĂRASME ET l'iTALIE. 183 âŹt de belles harangues latines. On aurait voulu les retenir. Ferrare Ă©tait un centre littĂ©raire important une gracieuse duchesse, amie des lettres, y rĂ©gnait par son esprit et par sa beautĂ©; c'Ă©tait ma- doniia Lucrezia, la divine Borgia, » auprĂšs de qui Arioste compo- sait VOrlando. Mais Ărasme ne pouvait s'arrĂȘter longtemps dans une ville si voisine du théùtre de la guerre. Il poursuivit sa route jusqu'Ă Sienne, oĂč il sĂ©journa au commencement de l'an 1509, Nous le trouvons enfin Ă Rome, oĂč il demeura, en trois voyages distincts, la durĂ©e de plusieurs semaines. Ărasme parle souvent de Rome dans ses livres et dans ses let- tres; Ă chaque instant une allusion ou une anecdote se glisse sous sa plume, cum essem RomĆ! Disons tout d'abord qu'il a bien vu Rome, et qu'il a employĂ© admirablement le temps de son sĂ©jour. Il a observĂ© les hommes et les choses d'un Ćil rapide et intelli- gent, les hommes surtout, qui l'intĂ©ressaient tout particuliĂšrement dans la capitale du christianisme. Il fut introduit, dĂšs son arrivĂ©e, dans la monde de la curie, et il apprĂ©cia bien vite les charmes de cette sociĂ©tĂ© romaine de la renaissance, l'une des plus cultivĂ©es et des plus ouvertes aux choses de l'esprit qui se soient jamais rencontrĂ©es. L'aimable CartĂ©romachos lui fit connaĂźtre tous ses amis, et, entre tous, Egidio de Viterbe, alors gĂ©nĂ©ral des Augustins, et Tommaso Inghirami. Celui-ci Ă©tait alFable, enjouĂ©, instruit, trĂšs occupĂ© de peinture et de poĂ©sie, connu des artistes et des philolo- gues, facilitant aux uns le placement de leurs tableaux, aux autres leurs recherches dans les manuscrits c'Ă©tait le modĂšle le plus accompli du prĂ©lat romain du grand siĂšcle. Ses contemporains, charmĂ©s de ses sermons d'humaniste, l'appelaient le GicĂ©ron de leur temps ; » mais l'Ă©loquence d'Inghirami a pĂ©ri avec lui, et, si son nom reste immortel, il le doit seulement au portrait que peignit son ami RaphaĂ«l, et qui est un des chefs-d'Ćuvre du palais Pitti. Ărasme le vit souvent, et usa de son obligeance pour visiter le Vatican, dont il Ă©tait bibliothĂ©caire. Une tradition veut qu' Inghirami ait con- duit Ărasme dans l'atelier de RaphaĂ«l. Il faut se mĂ©fier des lĂ©- gendes, mais celle-ci a quelque vraisemblance. Bien que l'esprit de l'art italien lui ait Ă©chappĂ©, Erasme n'Ă©tait point tout Ă fait Ă©tran- ger aux Ćuvres du pinceau ; il eut du goĂ»t pour Holbein et pour Durer; il a pu s'intĂ©resser aux travaux du jeune peintre, dĂ©jĂ cĂ©- lĂšbre, que le pape venait d'appeler auprĂšs de lui et qui commençait Ă rĂȘver aux Stanze. Ărasme est prĂ©sentĂ© partout, veut tout voir, tout visiter. D'abord les bibliothĂšques, que renferment en si grand nombre les couvens et les palais, et qui font Ă ses yeux un des grands charmes, une des gloires particuliĂšres de Rome. Puis le Vatican, oĂč, par tant d'amis, il a ses entrĂ©es Ă toute heure. On l'y fait assister Ă des ISA REVDE DES DEUX MONDES. combats de taureaux, auxquels il ne prend aucun plaisir et qui lui semblent des jeux cruels, restes du vieux paganisme. » On le mĂšne devant le Laocoon, rĂ©cemment dĂ©couvert aux Thermes de Titus, et qui excite la verve de tous les poĂštes de la ville les cui- siniers des cardinaux savent s'ils sont nombreux!. On lui montre les travaux commencĂ©s de la colossale basilique de Saint-Pierre, et on s'entretient devant lui du mystĂ©rieux plafond de la Sixtine, que recouvrent les Ă©chafaudages impĂ©nĂ©trables de Michel-Ange. Il fait une excursion dans la campagne est-ce vers Tibur? est-ce vers Tusculum? S'il n'a pas un souvenir plus prĂ©cis, la faute en est Ă Inghirami ou Ă quelque autre compagnon, qui a improvisĂ© en route trop de vers latins. La vie romaine, Ă laquelle Ărasme s'abandonne en curieux, lui apparaĂźt dans sa complexitĂ© pittores- que. Le matin, il consulte les manuscrits de la Bible ou des PĂšres, dans les salles silencieuses des bibliothĂšques, oĂč le recueillement du lieu facilite le travail de la pensĂ©e. II trouve, dans la rue, l'ani- mation et le bruit. Ce ne sont que processions et cortĂšges tantĂŽt une file de pĂšlerins, pieds nus, cierges allumĂ©s, qui va au tom- beau des apĂŽtres ; tantĂŽt une escorte de cavaliers armĂ©s qui en- toure le carrosse d'un prĂ©lat. Un attroupement de carrefour l'ar- rĂȘte prĂšs de la place Navone on lit Ă haute voix, afĂŻichĂ©e sur la statue de Pasquino, une Ă©pigramme sur un nouveau cardinal, et tout Ă cĂŽtĂ© Ărasme n'en peut croire ses oreilles une sanglante sa- tire contre le pape. VoilĂ matiĂšre Ă mĂ©ditations. Il ne dĂ©daigne point, d'ailleurs, \e popoĂźino il en connaĂźt les plaisirs et les fĂȘtes; on le rencontrait au Ghetto ou devant les bateleurs du Champ de Flore. Ce peuple bizarre et bariolĂ© l'intĂ©resse extrĂȘmement DĂ©- cidĂ©ment, s'Ă©crie-t-il, il y a de tout dans VAlma fJrbs les juifs font l'usure, les baladins dansent, les devins disent la bonne aven- ture, les marchands d'orviĂ©tan rassemblent la foule ; en vĂ©ritĂ©, que ne voit-on pas dans Y Aima Urbs ? » C'est un champ d'obser- vation inĂ©puisable, et on ne serait pas surpris qu'en ses promenades solitaires Ărasme mĂ©ditĂąt VĂloge de la folie. Mais il cherche autre chose Ă Rome, la vie morale, l'organisa- tion de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique. Plus d'une dĂ©sillusion l'attend. D'abord, chez ses amis les humanistes, combien ont moins de piĂ©tĂ© que de littĂ©rature? Plusieurs mĂȘme ne professent-ils pas audacieu- sement les doctrines matĂ©rialistes? Ărasme discute un jour avec un personnage qui nie l'immortalitĂ© de l'Ăąme, en s' appuyant sur l'au- toritĂ© de Pline l'Ancien ; tels autres prononcent d'horribles blas- phĂšmes, sans ĂȘtre le moins du monde inquiĂ©tĂ©s ; et cela, dans la ville qui gouverne l'Ă©glise ! Le faste des prĂ©lats est un dĂ©menti Ă rii vangile. La cour pontificale entretient des parasites sans nom- bre, scribes, notaires, avocats, promoteurs, secrĂ©taires, valets ĂRASME ET l'iTALIE. 185 de mule, Ă©cuyers, banquiers, entremetteurs. » Les mĆurs sont cor- rompues, la foi diminuĂ©e. Gomment en serait-il autrement, quand les sources de l'enseignement Ă©vangĂ©lique sont taries? Le vendredi saint, Ărasme a entendu le prĂ©dicateur Ă la mode prĂȘcher la Pas- sion devant Jules II. N'y manquez pas au moins, lui avait-on dit, vous entendrez la langue romaine dans une bouche vraiment romaine. » La harangue est fort belle, en effet ; tous les mots sont pris Ă GicĂ©ron ; quant aux rĂ©cits Ă©mouvans, ils ne manquent point il est ques- tion du dĂ©voĂ»ment de DĂ©cius, de Gurtius, de RĂ©gulus et mĂȘme du sacrifice d'IphigĂ©nie. Mais le discours s'achĂšve au milieu des mur- mures flatteurs de l'auditoire, et du Seigneur JĂ©sus, mort pour les hommes, le brillant orateur n'a point parlĂ©! Ărasme se plaisait pourtant dans la sociĂ©tĂ© romaine, et aucune ne semble l'avoir plus sĂ©duit. G'est qu'il trouvait au triste spec- tacle de la dĂ©cadence religieuse, non-seulement de vives compen- sations intellectuelles, mais encore quelques consolations morales. Le clergĂ© de Rome comptait, en bien plus grand nombre qu'on ne le pense, des hommes dignes du sacerdoce. Ils prenaient exemple sur cet Egidio de \iterbe, qu'on allait voir bientĂŽt cardinal, et qu'Ărasme se plaisait Ă dire vraiment savant, bien que moine, et vraiment pieux, bien que savant. Parmi les membres du sacrĂ©- collĂšge, qu'il nomme ses MĂ©cĂšnes, » et dont quelques-uns res- tĂšrent en correspondance avec lui, plusieurs mĂ©ritaient son estime par leurs vertus. D'autres gagnaient son cĆur par des qualitĂ©s moins hautes, mais plus brillantes, comme la gĂ©nĂ©rositĂ© et la pas- sion du beau. Au premier rang Ă©tait Jean de MĂ©dicis, qui allait ĂȘtre LĂ©on X; devenu pape, il aimait Ă se rappeler ses longs entretiens avec^l'auteur des Adages et le plaisir qu'il y avait pris. Le grand MĂ©dicis Ă©tait digne d'ĂȘtre aimĂ© d'Erasme ; on comprend moins les relations intimes de celui-ci avec RaphaĂ«l Riario. Ge neveu de Jules II Ă©tait l'un des cardinaux les plus magnifiques, les plus pro- fanes aussi de l'Ă©poque. Ărasme lui rendait de frĂ©quentes visites au beau palais que terminait pour lui son architecte Bramante, et qui est aujourd'hui la Chancellerie. Une telle sympathie s'explique- rait pourtant par un trait de caractĂšre de Riario aprĂšs les satires si vives de V Ăloge de la folie, oĂč le faste des cardinaux est si peu Ă©pargnĂ©, l'aimable prĂ©lat ne semble point s'ĂȘtre offensĂ©; il Ă©crit encore Ă Ărasme de revenir Ă Rome prendre sa part des avantages que mĂ©nage aux lettrĂ©s comme lui l'avĂšnement de LĂ©on X. On ne peut oublier un autre prince de l'Ă©glise qu'Ărasme alla voir, au retour d'un petit voyage Ă Naples et peu de temps avant de quitter Rome pour toujours. G'Ă©tait Grimani, le cardinal biblio- phile, qui avait rĂ©uni au palazzo di Venezia la plus belle biblio- thĂšque de la ville, environ huit mille volumes. Il avait depuis long- 186 lĆMVE DES DEDX MONDES, temps fait savoir Ă Ărasme son dĂ©sir de le connaĂźtre et le reçut avec une cordiale familiaritĂ©. II me traita comme un Ă©gal, comme un collĂšgue, » Ă©crivait Ărasme vingt ans aprĂšs. Le cardinal fit plus encore instruit de son dĂ©sir de poursuivre de grands projets littĂ©- raires, il mit sa bibliothĂšque Ă sa disposition, et lui proposa de vivre dĂ©sormais chez lui, de partager sa table et sa maison. C'Ă©tait la libertĂ© du travail assurĂ©e, une vie de loisir et de dignitĂ© que vien- draient bientĂŽt complĂ©ter de lucratives sinĂ©cures. Offres bien sĂ©dui- santes et qui font un instant hĂ©siter Ărasme. Il s'y rendrait sans doute, mais il vient de recevoir des lettres d'Angleterre ses amis le rap- pellent Ă grands cris ; Henri VIII est montĂ© sur le trĂŽne, et les Ă©rudits attendent merveilles du nouveau rĂšgne; Ărasme surtout, qui fut distinguĂ© autrefois par le prince hĂ©ritier, doit ĂȘtre le premier Ă profiter des dispositions du roi ; il peut tout espĂ©rer, et on l'engage Ă laisser croĂźtre son ambition. Notre voyageur Ă©coute ses vieux amis; tant de promesses le tentent, et peut-ĂȘtre aussi, aprĂšs trois annĂ©es presque entiĂšres passĂ©es au pays du soleil, a-t-il enfin senti la nos- talgie des brumes natales. Ce n'est pas cependant sans hĂ©siter longtemps qu'il se dĂ©cide Ă abandonner Rome. Il part sans retourner chez Grimani. J'ai fui, lui Ă©crira-t-il; je n'ai pas voulu vous revoir; ma dĂ©cision dĂ©jĂ chan- celante aurait cĂ©dĂ©; votre amabilitĂ©, votre Ă©loquence m'auraient retenu. Je sentais dĂ©jĂ l'amour de Rome, en vain combattu, grandir de nouveau au fond de moi-mĂȘme ; si je ne m'Ă©tais arrachĂ© violem- ment, jamais je n'aurais pu partir. » Ces paroles, plus Ă©nergiques encore dans le texte latin, expriment, en leur sincĂ©ritĂ©, un sentiment que connaissent bien les amoureux de Rome. Il s'en est fallu de peu, on le voit, qu'Ărasme, comme tant d'autres Ă©trangers venus en visiteurs, ne soit demeurĂ© aux bords du Tibre le reste de sa vie. A-t-on songĂ© Ă ce que devenait alors sa carriĂšre? Elle Ă©tait, sans aucun doute, plus heureuse. Il Ă©crivait encore les Ćuvres qu'il portait en lui, adoucies peut-ĂȘtre en quelques traits; mais les en- nemis qu'elles lui firent n'osaient pas l'attaquer, abritĂ© par le trĂŽne pontifical. Il vivait, dans la paix de son cĆur, pour l'amitiĂ© et pour les lettres, se reposant de l'Ă©tude des Septante par la lecture de Lu- cien. BientĂŽt LĂ©on X lui donnait le chapeau, et sa voix conciliatrice se faisait Ă©couter, au moment de la rĂ©forme, dans les conseils de l'Ă©glise. . Mais Ărasme loin de l'Allemagne, loin de la mĂȘlĂ©e du siĂšcle, Ărasme enfoui dans la littĂ©rature, endormi peut-ĂȘtre Ă demi dans l'oisivetĂ© des bĂ©nĂ©fices, compterait-il beaucoup dans l'histoire? Pour que ses livres soient lus et discutĂ©s par des milliers d'hommes, il faut qu'ils reflĂštent leurs passions et rĂ©pondent Ă leurs incertitudes ; pour que son nom reste dans la mĂ©moire de l'avenir, il faut qu'il soit mau- dit et calomniĂ©, qu'il retentisse longtemps dans les contradictions ĂRASME ET l'iTALIE. 187 et les colĂšres; s'il veut que l'Europe s'Ă©meuve Ă sa parole, il faut qu'il devienne le triste solitaire de BĂąle, dĂ©signĂ© par son isolement Ă la haine des est la vie qui l'attend dĂ©sormais. En quit- tant l'Italie, oĂč il n'a guĂšre goĂ»tĂ© que des joies, c'est au bonheur qu'il dit adieu ; mais il aura la gloire , qui s'achĂšte par la souf- france. III. Lorsque Ărasme sortit de Rome par la route de Viterbe, et qu'ar- rivĂ© sur les hauteurs qui dominent le Tibre il arrĂȘta son cheval et se retourna pour apercevoir encore les sept collines, il leur fit, comme tous ceux qui les ont aimĂ©es, la promesse d'un prochain re- tour. Bien des causes, hĂ©las ! devaient l'empĂȘcher de revenir l'Ăąge, les travaux entrepris, les infirmitĂ©s grandissantes, le dĂ©roulement d'une vie inquiĂšte et toujours sans lendemain. Il se hĂąte cependant vers cet avenir incertain qui ne lui donnera pointĂ©e qu'il espĂšre. Il traverse, en voyageur pressĂ©, les villes qu'il a vues en Ă©tudiant ou en touriste. Nous le retrouvons Ă Bologne, oĂč il'ne peut donner Ă Bombasio qu'une seule nuit. Celui-ci s'attriste de son dĂ©part d'Italie J'ai embrassĂ© notre cher Ărasme, Ă©crit-il, comme si je ne devais plus le revoir. » Cet ami tant regrettĂ© est dĂ©jĂ loin; il a passĂ© le SplĂ»gen et descendu la vallĂ©e du Rhin. Le voilĂ en Flandre, oĂč il va serrer la main aux lettrĂ©s de Louvain et d'Anvers , et enfin Ă Londres , oĂč il arrive au commencement de juillet 1509. Il est intĂ©ressant de savoir quel livre a Ă©crit Ărasme Ă son retour d'Italie, et il serait plus curieux encore d'y chercher un reflet de son Ă©tat d'esprit, un ensemble de ses impressions de voyageur. Le livre est cĂ©lĂšbre, c'est VĂloge de la folie^ aimable et fin chef-d'Ćuvre de raillerie, satire sans fiel Ă©crite pour un petit cercle d'amis et que la postĂ©ritĂ© lit encore. Chose singuliĂšre, le sĂ©jour qu'il vient d'y faire y tient trĂšs peu de place, et l'Ćuvre, Ă ce point de vue, nous mĂ©- nage une dĂ©ception. Ărasme est un esprit gĂ©nĂ©ralisateur, qui ob- serve les dĂ©tails seulement pour les faire servir Ă la crĂ©ation de ses types; de lĂ vient, par exemple, que les personnages de ses Collo- ques^ dont la conversation a cependant tant de naturel, ne laissent au lecteur que le souvenir d'intĂ©ressantes abstractions. De plus, il n'est pas arrivĂ© Ă quarante ans sans avoir fait des Ă©tudes morales Ă peu prĂšs complĂštes et ample provision de satire. Il n'a pas eu be- soin de voir des Italiens pour savoir qu'il y a au monde des sots, des voluptueux, des vaniteux et des hypocrites. Il semble mĂȘme que les souvenirs , toujours si tyranniques , des premiĂšres annĂ©es de la vie, l'aient obsĂ©dĂ© seuls dans la composition de son livre. Les travers sociaux qu'il dĂ©peint avec le plus de verve sont ceux qui ont 188 REVUE DES DEUX MONDES. pesĂ© sur sa jeunesse. II fait dĂ©filer, comme on le sait, devant leur bienveillante reine, tous les fous de l'humanitĂ©, gens de plaisir, de guerre et d'Ă©tude, capuchons de moines et bonnets de docteurs. Ce ne sont que des types sans doute ; mais, si des modĂšles ont posĂ© devant le peintre, il semble qu'ils viennent du Nord, de cette sociĂ©tĂ© peu compliquĂ©e, grossiĂšre et lourde qu'Ărasme a tant de fois Ă©tudiĂ©e dans ses voyages autour du poĂȘle des auberges. Il n'y a guĂšre, dans tout V Ăloge, que trois ou quatre mentions de l'Italie, et, Ă part le passage sur la cour romaine, ce sont des allusions tout Ă fait insignifiantes. Si l'Italie est presque absente du livre, elle y paraĂźt pourtant dans un dĂ©tail qui a bien son prix, dans le style. Ce latin si alerte, si nerveux, si personnel, qui a toutes les allures de la langue vivante, et qui malheureusement n'a pas vĂ©cu, cette langue sobre qui sait tout dire, sans doute c'est le latin d'Ărasme, et il n'appartient qu'Ă lui seul ; mais ce n'est plus celui qu'il Ă©crivait avant son sĂ©jour au-delĂ des Alpes ; le tour est plus dĂ©liĂ©, le voca- bulaire plus riche, le style mĂ»r pour les chefs-d'Ćuvre. L'habi- tude de causer sans cesse en latin avec les hommes les plus dis- tinguĂ©s de la nation la plus avancĂ©e du temps a fini par produire ce rĂ©sultat. On sent, d'autre part, qu'Ărasme a perfectionnĂ© sa langue de satirique il a appris de maĂźtre Pasquino l'art de tout faire accepter, grĂące Ă la forme littĂ©raire. Ces transformations dĂ©licates de l'outil intellectuel Ă©chappent Ă celui qui les subit ; elles ne sont mĂȘme pas toujours sensibles aux contemporains ; mais peut-ĂȘtre ne s'avancerait-on pas outre mesure en reconnaissant que l'Italie a affinĂ© chez Ărasme certaines qualitĂ©s de l'esprit, et qu'elle a tait de ce grand penseur un grand Ă©crivain. Elle lui a donnĂ© mieux encore la vision nette de son temps, la conscience du rĂŽle qu'il a lui-mĂȘme Ă jouer dans le monde. Ărasme y a trouvĂ© la renaissance Ă©panouie. Il arrive de pays graves et gla- cĂ©s, oĂč les lettres sont tenues en suspicion. La ville la plus ouverte aux nouveautĂ©s, une de celles qu'il aime le mieux, Paris, est encore sous le joug d'une institution universitaire, la vieille Sorbonne, qui n'a pas voulu se rajeunir, et qui se fait d'autant plus pesante qu'elle se sent plus Ă©branlĂ©e. Les hellĂ©nistes se comptent, et l'on passe faci- lement pour hĂ©rĂ©tique si l'on sait quelques mots de grec. L'art du livre est encore dans l'enfance ; on imprime beaucoup de Miracles de Notre-Dame et fort peu d'auteurs classiques. En Italie, rien de pareil. Les universitĂ©s si actives, si laborieuses, dont Ărasme connaĂźt les meilleurs maĂźtres, sont conquises depuis longtemps Ă l'antiquitĂ©. Elle tient une place dans l'enseignement tout entier, et supplante peu Ă peu la routine scolastique, sans grandes luttes, par la seule force du vrai et la seule sĂ©duction du beau. Les grands thĂ©ologiens sont tous d'admirables humanistes. Tout le monde sait ĂRASME ET l'iTALIE. 189 le grec ; c'est mĂȘme le moment prĂ©cis oĂč cet Aide Manuce, que nous avons vu Ă l'Ćuvre, provoque et dirige Ă la fois un mouvement vers l'hellĂ©nisme, unique dans les lettres italiennes. L'humanisme entre dans sa pĂ©riode de maturitĂ©, sans perdre encore de son enthou- siasme ; il devient moins superficiel et plus rĂ©flĂ©chi, moins oratoire et plus savant; on cherche, dans l'antiquitĂ©, l'antiquitĂ© elle-mĂȘme et point seulement des anecdotes hĂ©roĂŻques et des modĂšles de dis- cours. Cette transformation est faite pour plaire Ă l'esprit d'Ărasme ; il y participe par ses propres travaux, et rend partout hommage Ă la gĂ©nĂ©reuse nation qui se fait l'mstitutrice de l'Europe. Il y a sans doute des ridicules et des travers; mais on exagĂšre trop aisĂ©ment la place qu'ils tiennent en Italie. Ărasme les connaĂźt mieux que personne, ces GicĂ©roniens dont il se moquera plus tard avec tant de verve ; ils font une sotte besogne en cherchant, par exemple, Ă exprimer les mystĂšres de la RĂ©demption ou de l'Eucha- ristie avec des phrases du De fĂźnibus; ils s'Ă©rigent Ă tort en censeurs de la langue latine ; comme ils ne veulent reconnaĂźtre de talent qu'Ă leurs compatriotes, l'insolence de leur plume leur fait des ennemis dans tous les pays transalpins, dĂ©jĂ pĂ©nĂ©trĂ©s par la renaissance, et oĂč ils persistent Ă ne voir que des barbares. Mais, dans la pratique de la vie, ces thĂ©oriciens intransigeans sont les hommes les plus aimables, les plus fins causeurs, les lettrĂ©s les plus instruits. Y a-t-il un caractĂšre plus charmant que celui de Bembo, un esprit plus ou- vert sur toutes choses, un cĆur plus accessible Ă l'admiration? C'est ce public si calomniĂ© qui a fait le succĂšs des Adages, Ćuvre d'un barbare cependant ; Ărasme ne l'oubliera pas ; et mĂȘme lorsqu'il raillera les petits prĂ©jugĂ©s des GicĂ©roniens, peut-ĂȘtre insĂ©parables de toute coterie littĂ©raire, il ne pourra s'empĂȘcher de reconnaĂźtre en eux les hĂ©ritiers directs des grands humanistes du xv'' siĂšcle, de ceux qu'il vĂ©nĂšre lui-mĂȘme comme ses vĂ©ritables ancĂȘtres. Au reste, que prouvent ces excĂšs de l'esprit, sinon que le milieu oĂč ils se produisent est extrĂȘmement cultivĂ© ? Ărasme a pu consta- ter que la vie intellectuelle en Italie n'est pas rĂ©servĂ©e Ă une classe d'hommes, aux professeurs et aux Ă©rudits. La culture classique fait partie de toute Ă©ducation distinguĂ©e les princes, les femmes elles- mĂȘmes la recherchent et la possĂšdent, a II y a en Italie, dit notre voyageur, beaucoup de dames de haute noblesse assez instruites pour tenir tĂȘte Ă n'importe quel savant. » Ăvidemment, il a en- tendu parler de la cour d'Urbin, oĂč vit Bembo, et de la cour de Ferrare, dont il a connu les familiers. Plus d'une fois encore, dans la boutique d'Aide Manuce, on lui a racontĂ© les Ă©tudes d'une illustre cliente, la marquise de Mantoue, cette Isabelle d'EstĂ© qui sait le grec et veut Ă©lever, dans sa capitale, une statue Ă Virgile. Ce sont lĂ des 160 REVUE DES DEUX MONDES. mĆurs toutes nouvelles pour lui ; il s'y sent Ă l'aise, et affirme plus tard, avec conviction, qu'aucun peuple ne lui inspire autant de sympathie que le peuple italien. » Tout plaisait Ă Ărasme dans le caractĂšre des Italiens, jusqu'Ă cette finesse naturelle que des races moins bien douĂ©es leur reprochent quelquefois et qu'il possĂ©dait lui-mĂȘme. Il loue sans cesse la gĂ©nĂ©- rositĂ© avec laquelle ils reconnaissent et reçoivent les talens Ă©tran- gers, alors que ses compatriotes se jalousent les uns les autres. » Dans la rĂ©ception si flatteuse que lui ont faite les cardinaux, ce qui l'a le plus touchĂ©, c'est que cet honneur s'adressait moins Ă sa personne qu'aux lettres dont il Ă©tait un reprĂ©sentant. Ce souve- nir lui a laissĂ© une haute idĂ©e de l'esprit public en Italie et parti- culiĂšrement Ă Rome. Aussi ses jugemens sont-ils tout opposĂ©s Ă ceux de Luther autant Luther hait les Italiens, autant il les aime. De lui aussi on a voulu faire un ennemi de l'Italie une coterie d'Ă©cri- vains romains, le clan paĂŻen, » comme il l'appelait, l'attaqua comme italophobe, Ă propos d'un mot innocent Ă©chappĂ© Ă sa plume. Peut- ĂȘtre les thĂ©ologiens n'Ă©taient - ils pas Ă©trangers Ă cette polĂ©mic[ue qui semble toute littĂ©raire ; l'amour-propre patriotique est fort chatouilleux, et on avait trouvĂ© un sĂ»r moyen de nuire Ă Ărasme dans l'esprit de beaucoup de gens, qu'on laissait froids quand on se bornait Ă l'accuser d'hĂ©rĂ©sie. L'attaque cependant ne se jus- tifie guĂšre. Ărasme a bien quelque raillerie pour les Romains, qui se croient un grand peuple parce qu'ils portent un grand nom; mais sa moquerie est douce, lĂ©gĂšre, sans amertume; c'est une habitude de satire, et il rudoie infiniment moins les Italiens que les Hollandais ou les Allemands. La vĂ©ritĂ© est que peu d'hommes ont aimĂ© l'Italie comme lui. Il avait commencĂ© dĂšs sa jeunesse ; il s'Ă©tait enthousiasmĂ© pour ce gĂ©nie, qui Ă©tait, dit-il, en pleine floraison, alors que partout ailleurs rĂ©gnaient une horrible barba- rie et la haine des lettres. » Le prestige que l'heureuse nation exer- çait sur lui par son rĂŽle dans la renaissance, le voyage l'a grandi et l'amitiĂ© l'a dĂ©finitivement fixĂ©. Lorsque Ărasme repart pour les pays du Nord, V Ăloge de la folie sur ses tablettes et sa valise pleine de livres grecs, il a beau- coup vu et appris beaucoup. Il sait dĂ©sormais ce que peut produire la culture classique chez un peuple bien douĂ©, et ce qu'est une sociĂ©tĂ© civilisĂ©e par les bonnes lettres. » Cette sociĂ©tĂ© est sin- guliĂšrement voisine de celle qu'il rĂȘvait lui-mĂȘme et qu'il vantait dans ses livres. On peut donc supposer qu'il se fera l'apĂŽtre de l'humanisme avec plus de foi que par le passĂ©, et qu'il offrira sou- vent l'exemple des Italiens aux peuples ignorans encore qu'il va retrouver. Aux uns, ce sera comme un reproche; aux autres. ĂRASME ET l'iTALIE. 191 comme un encouragement. Quant Ă lui, il ne saurait plus hĂ©si- ter dans sa route il voit, plus nettement que jamais, le but qu'il doit poursuivre et les moyens de l'atteindre. IV. A cĂŽtĂ© de l'humanisme, Ărasme a trouvĂ©, en Italie, le catholi- cisme et la papautĂ©. Sa conscience a rencontrĂ© la conscience ita- lienne Ă la veille de la grande crise religieuse du xvi siĂšcle. Il n'est peut-ĂȘtre pas inutile de chercher quels furent, dans la vie du philosophe, les rĂ©sultats de cette rencontre. Ărasme est un croyant. Ceux qui l'ignorent le jugent, comme dit M. Nisard, par l'opinion confuse qui est restĂ©e de lui dans la mĂ©moire des hommes. » Son Ćuvre presque entiĂšre appartient Ă l'apologĂ©tique et Ă l'Ă©dification, et ses travaux les plus lĂ©gers en apparence prĂȘchent le Christ Ă leur maniĂšre. Jusque dans le dĂ©ve- loppement de l'humanisme, le moraliste voit un moyen d'adoucir les mĆurs et d'amener les intelligences Ă une notion plus nette de l'Ă©vangile. Il est personnellement d'une grande piĂ©tĂ© ; il fait des vĆux Ă saint Paul et compose des odes Ă sainte GeneviĂšve. Le doute sur la foi chrĂ©tienne ne paraĂźt mĂȘme pas l'avoir atteint. On en cherche en vain la trace dans ses livres et dans cette correspondance oĂč se reflĂšte, au jour le jour, le tableau de ses inquiĂ©tudes et de ses trou- bles intĂ©rieurs. On aimerait Ă voir cette Ăąme gĂ©nĂ©reuse, cet esprit subtil et logique, aux prises avec des problĂšmes qui se posĂšrent de son temps et qu'il a contribuĂ© pour sa part Ă soulever. Mais il faut en prendre son parti et renoncer Ă un intĂ©ressant spectacle cet indĂ©pendant, ce satirique, ce dialecticien de l'ironie, qui fait si sou- vent penser Ă Voltaire, a, sur certains sujets, la sĂ©rĂ©nitĂ© d'un FĂ©ne- lon. C'est ailleurs qu'il faut contempler les hĂ©sitations de la con- science et les luttes instructives c'est dans le rĂŽle d'Ărasme en face de la rĂ©forme. Cette histoire a Ă©tĂ© faite trop de fois pour qu'il y ait rien Ă y ajouter d'essentiel ; mais il faut se demander en quoi le voyage d'Italie peut servir Ă l'Ă©clairer. Les dĂ©tails dissĂ©minĂ©s dans les Ćuvres d'Ărasme suffisent Ă nous faire saisir les principales causes de la rĂ©forme. Elles sont, pour le dire en passant, tout Ă fait Ă©trangĂšres Ă celles dĂ© la renaissance. L'Ă©glise avait dĂ©sertĂ© peu Ă peu la mission Ă©vangĂ©lique pour les jouissances de la terre. Les prĂ©lats Ă©taient devenus princes, et plus princes que prĂ©lats. Les ordres mendians, multipliĂ©s par l'oisivetĂ© et par l'ignorance, Ă©taient les maĂźtres du monde catholique, et ce n'Ă©taient point les vertus de leurs fondateurs qui rĂ©gnaient avec eux. La puissance universelle et incontestĂ©e avait produit la cor- ruption dans les mĆurs, la routine dans les esprits pouvant sup- 192 REVDE DES DEUX MONDES. primer ses adversaires, l'Ă©glise ne cherchait point Ă les convaincre, encore moins Ă les Ă©difier. Des scandales rĂ©pandus partout, en Ita- lie plus qu'ailleurs, on rendit responsable la papautĂ©, qui ne faisait rien pour combattre le mal et qui trop souvent en donnait l'exemple. Pour supprimer les abus, on crut nĂ©cessaire d'abattre l'institution. Ainsi, du moins, pensa l'Allemagne, oĂč l'antique mĂ©pris du Teuton pour l'Italien avait prĂ©parĂ© les esprits Ă secouer la domination de Rome. La rĂ©volution protestante, si complexe dans son dĂ©tail thĂ©o- logique, revĂȘtit bientĂŽt cette forme concrĂšte dont toutes les causes ont besoin pour devenir populaires elle se rĂ©suma dans la guerre Ă la papautĂ©. Pendant cette guerre, qui devait avoir sur l'avenir du christia- nisme des consĂ©quences si graves, Ărasme a jouĂ©, comme on le sait, deux rĂŽles successifs dans le premier, il semble marcher avec les novateurs ; dans le second, il est rĂ©solument contre eux. Le pre- mier est Ă tort le plus connu; en tout cas, nous allons voir qu'ils ne sont nullement contradictoires. Ărasme avait fait de bonne heure la critique des institutions et des croyances de son temps. 11 avait Ă©tĂ© des premiers Ă attaquer la nouvelle thĂ©ologie » scolastique, qui corrompait, Ă son avis, le dogme primitif; Ă ridiculiser les pra- tiques superstitieuses qui dĂ©truisaient l'esprit chrĂ©tien ; Ă dĂ©noncer les moines dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s et les Ă©voques indignes. Mis en prĂ©sence de la papautĂ©, il n'en mĂ©nagea pas les vices. A son retour d'Italie, Ă l'Ă©poque oĂč le saint-siĂšge n'Ă©tait pas menacĂ©, il a Ă©crit, non sans courage, le portrait cĂ©lĂšbre que voici Aujourd'hui, les papes se reposent gĂ©nĂ©ralement de leur ministĂšre apostolique sur saint Pierre et sur saint Paul, qui ont du temps de reste, et rĂ©servent pour eux la gloire et le plaisir. Bien que saint Pierre ait dit dans l'Ă©vangile Nous avons tout quittĂ© pour vous suivre, ils lui Ă©rigent en patri- moine des terres, des villes, des tributs, tout un royaume... Quel rapport la guerre a-t-elle avec le Christ ? Les papes, cependant, nĂ©- gligent tout pour en faire leur occupation unique. On voit parmi eux des vieillards dĂ©crĂ©pits montrer une ardeur juvĂ©nile, semer l'argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l'humanitĂ© tout en- tiĂšre. Ils croient avoir dĂ©fendu en apĂŽtres l'Ă©glise, Ă©pouse du Christ, lorsqu'ils ont taillĂ© en piĂšces ceux qu'ils nomment ses ennemis. Comme si les plus dangereux ennemis de l'Ă©glise n'Ă©taient pas les pontifes impies qui font oublier le Christ par leur silence, l'enchaĂź- nent par des lois vĂ©nales, le dĂ©naturent par des interprĂ©tations forcĂ©es, et le crucifient par leur conduite scandaleuse ! » Certains thĂ©ologiens poussĂšrent des cris de colĂšre Ă cette san- glante peinture. Un peu plus tard, ils y voulurent voir le germe du schisme nouveau, et accusĂšrent l'auteur de Y Ăloge de la folie ĂRASME ET l'iTALIE. li^3 d'avoir pondu les Ćufs que Luther couva. » Les rĂ©formĂ©s, de leur cĂŽtĂ©, crurent trouver un alliĂ© dans le pamphlĂ©taire Ă©nergique qui semblait leur frayer la voie et marquer le but de leurs coups. Les uns et les autres se trompĂšrent. Si nous examinons de prĂšs ce pas- sage, de beaucoup le plus vif de tout ce qu'Ărasme a dit sur les papes, nous verrons qu'il n'a point la portĂ©e qu'on lui a donnĂ©e. Il est dans une Ćuvre lĂ©gĂšre et sans prĂ©tention thĂ©ologique, Ă©crite pour l'intimitĂ© et publiĂ©e pour la premiĂšre fois Ă l'insu de l'au- teur. Il n'implique d'ailleurs ni une satire absolue de la papautĂ©, ni une nĂ©gation quelconque de l'autoritĂ© du saint-siĂšge. Bien des Romains venaient d'Ă©crire des pages plus cruelles contre la per- sonne d'Alexandre VI, et celle d'Ărasme n'est aussi qu'une attaque tout individuelle elle est en son entier dirigĂ©e contre Jules II, qu'il a jugĂ© de si prĂšs en Italie. Lorsqu'il voit de ses yeux le dĂ©sordre mis dans le monde par son guide naturel, lorsqu'il entend les sophismes des thĂ©ologiens complaisans justifier les appĂ©tits de la conquĂȘte et les fureurs de la vengeance, il ne peut retenir sa plume ; il parle avec l'audace de saint JĂ©rĂŽme et de saint Gyprien, et, comme eux, pour le plus grand bien de l'Ă©glise. Il est facile de s'apercevoir que la critique du mauvais pontife est d'autant plus ardente que la croyance Ă sa mission pontificale est plus entiĂšre. On peut mĂȘme trouver un trait du caractĂšre italien dans cette façon de concevoir le pouvoir spirituel. L'Italie de Dante et de PĂ©trarque, qui voyait dans la papautĂ© sa force et sa gloire, a su parler des papes en toute franchise et flageller les vices des hommes, sans cesser dereconnaĂźtre en eux l'autoritĂ© suprĂȘme dont ils sont revĂȘtus. Il faut se rappeler que c'est en 1509 qu'Ărasme a fait entendre au chef de l'Ă©glise cette sĂ©vĂšre leçon. A partir des premiers mou- vemens luthĂ©riens, il semble regretter de l'avoir donnĂ©e. Au mi- lieu du dĂ©bordement de pamphlets contre Rome, qui inonde toute l'Allemagne et qui entraĂźne hors d'eux-mĂȘmes les meil- leurs esprits, Ărasme veille sur sa plume. Il est d'autant plus respectueux qu'on s'attendrait Ă le trouver plus hardi. Aucune phrase de ses Ćuvres dont les novateurs puissent triompher, oĂč ses en- nemis catholiques les plus acharnĂ©s puissent loyalement relever une attaque. Dans ses lettres les plus intimes, mĂȘme celles qu'il adresse Ă des luthĂ©riens, il blĂąme souvent les mauvais conseillers du pape, il raille les apologistes ridicules, il s'indigne contre la mauvaise foi des personnes ; mais il demande sans cesse le respect pour les institutions Ă©tablies, et le maintien de l'Ă©difice catholique dans son intĂ©gritĂ©. Bien des hommes puissans, Ă©crit-il, m'ont priĂ© de me joindre Ă Luther ; je leur ai dit que je serais avec Luther tant qu'il resterait dans l'unitĂ© catholique. Ils m'ont demandĂ© de TOME LXXXVIII. â 188S. 13 194 REVUE DES DEUX MONDES. promulguer une rĂšgle de foi ; j'ai rĂ©pondu que je ne connais pas de rĂšgle de foi hors de l'Ă©glise catholique. » Et ailleurs Quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n'Ă©couterai jamais que ma conscience, je n'irai Ă aucune secte nouvelle, je ne me sĂ©parerai jamais de Rome. » Ce langage, tout diffĂ©rent de celui du satirique, n'est pas moins sincĂšre. Ce n'est pas Ărasme qui a changĂ©, ce sont les temps. Ărasme devine les pĂ©rils que vont faire courir Ă la foi ces premiĂšres rup- tures de l'unitĂ©, ce premier dĂ©chirement de la robe sans couture. Il a parlĂ© jadis librement au pontife souverain, maĂźtre incontestĂ© des consciences; Ă prĂ©sent que son autoritĂ© spirituelle est Ă©branlĂ©e, que son existence mĂȘme est mise en question, il se croit de nou- veaux devoirs ; il reste fidĂšle au pasteur des Ăąmes et ne dĂ©serte point le troupeau. Les hommes qui attaquĂšrent si violemment la papautĂ© au xvi^ siĂš- cle avaient Ă©videmment leurs raisons pour le faire; mais on ne peut douter qu'un esprit aussi judicieux et aussi indĂ©pendant qu'Erasme n'eĂ»t les siennes pour la dĂ©fendre. Gomment lui aurait-on reprochĂ© son ignorance en cette matiĂšre? Il Ă©tudiait depuis sa jeu- nesse l'histoire de l'Ă©glise et les origines du christianisme. Ce qui valait mieux encore, il avait vu, Ă Rome mĂȘme, l'organisation et le fonctionnement du pouvoir central, tel que la suite des siĂšcles l'avait constituĂ©. Il avait connu de prĂšs les hommes qui gouver- naient le catholicisme, et c'est ici que son jugement a quelque poids. L'institution pontificale ne lui a paru ni dangereuse ni su- perflue. S'il l'avait jugĂ©e telle, il avait, au moment de la rĂ©forme, une occasion incomparable pour en achever la ruine. Tout l'y pous- sait ses amitiĂ©s prochaines, son intĂ©rĂȘt immĂ©diat, la guerre que lui faisaient tant de catholiques, et surtout ce qui est plus dĂ©cisif pour de tels hommes l'indĂ©pendance naturelle de son esprit. Les menaces et aussi les sĂ©ductions ne lui manquaient pas Je serais un dieu en Allemagne, Ă©crivait-il, si je consentais Ă attaquer le pape. » Pour peu qu'il l'eĂ»t voulu, l'autoritĂ© dont il jouissait en Europe lui promettait une facile victoire. Les protestans voyaient trĂšs juste quand ils lui demandaient un seul mot de condamnation contre Rome pour avoir bataille gagnĂ©e. Ce mot, Ărasme ne le dit jamais; et quand il se dĂ©cida Ă parler, quand il donna Ă l'un des deux partis en prĂ©sence l'appui de sa plume et de son nom, ce ne fut pas seulement pour venger le libre arbitre attaquĂ© par Luther, ce fut pour dĂ©fendre la tradition catholique, l'unitĂ©, le pape. C'est Ă cette cause qu'il donna l'effort suprĂȘme de sa vie. On a dit que, sans son voyage de Rome, Luther ne se fĂ»t pas rĂ©- voltĂ© ; sans son voyage de Rome, Ărasme ne fĂ»t peut-ĂȘtre pas restĂ© soumis. Luther, revenant d'Italie, le cĆur plein de mĂ©pris et de ĂRASME ET l'iTALTE. J95 haine , disait Rome n'est plus qu'un tas de cendre et une cha- rogne. » Presque en mĂȘme temps , Ărasme Ă©crivait Je ne puis oublier Rome, et le regret me torture de l'avoir quittĂ©e. » Il y a, entre des jugemens si opposĂ©s, la distance de deux esprits, la dif- fĂ©rence aussi de deux voyages. Ărasme ne sortait pas de son mo- nastĂšre quand il vint en Italie ; il avait couru le monde et connu les hommes. II a trĂšs bien vu les mĆurs du clergĂ© romain d'alors et ce qu'elles avaient, dans l'ensemble, de contraire Ă l'esprit Ă©van- gĂ©lique. Mais il a fait, dans ce triste spectacle, la part des erreurs inĂ©vitables que rachetaient tant de grandes choses, et ce milieu, qui n'Ă©tait pas le sien, il a su le comprendre et l'aimer. Luther n'a vu ni les Ă©rudits, ni les artistes, ni l'intimitĂ© des prĂ©lats, dont le luxe le scandalisait. Le moine augustin a passĂ© Ă Rome quelques jours Ă peine, pour les affaires de son ordre. Il a vĂ©cu dans son couvent de la Porte-du-Peuple ou dans les auberges du Tibre, avec des baladins et de mauvais prĂȘtres. Il est restĂ© hantĂ© tout le temps par ses visions apocalyptiques. Il n'a rien aperçu de la ville des papes, que le faste paĂŻen et la corruption. Au sortir des ombres de son cloĂźtre saxon, jetĂ© brusquement dans la pleine lumiĂšre de l'Italie de la renaissance, il a eu l'Ă©blouissement douloureux des oiseaux de nuit, et cette grande Ăąme troublĂ©e a criĂ© au monde son indignation et sa souffrance. Luther en Italie s'est trouvĂ© face Ă face, dit-il, avec a la pros- tituĂ©e de Babylone, assise sur les sept montagnes et mĂšre des abominations. » La nature de l'esprit d'Ărasme ne lui permettait pas de pareilles rencontres. En revanche, il a vu, de ses yeux de moraliste et de chrĂ©tien, la papautĂ© avec ses dĂ©fauts et ses gran- deurs, et les rapports qu'il eut avec elle dans la suite dĂ©coulent, croyons-nous, de ce qu'il pensa dans ce voyage. Il avait connu, du- rant son sĂ©jour, les prĂ©lats les plus importans de l'Ă©poque. Tous lui avaient plu par quelque cĂŽtĂ©. Les plus nombreux Ă©taient ces grands seigneurs Ă gros revenus, qui croyaient rehausser l'Ă©clat de la curie par l'appareil des plus brillantes cours laĂŻques. La plupart Ă©taient intelligens et instruits, et s'entouraient d'artistes et de savans. Leur goĂ»t en matiĂšre d'art Ă©tait un peu mythologique; on n'en veut pour preuve que la salle de bain du cardinal Bibbiena. Leurs Ă©tudes aussi Ă©taient assez profanes ; ils lisaient plus volontiers Gi- cĂ©ron et Martial que les Ă©pĂźtres de saint Paul et les hymnes de Pru- dence. Mais Ărasme estimait avec raison que l'Ă©lĂ©vation de l'esprit est une des formes de la vertu, et qu'un ami sincĂšre de l'antiquitĂ© ne persĂ©cutera point les consciences, ne pĂšsera jamais bien lourde- ment sur les esprits. D'autres prĂ©lats qu'Ărasme vit Ă Rome Ă©taient faits pour lui plaire plus entiĂšrement. CultivĂ©s comme leurs contem- porains, mais prĂ©occupĂ©s avant tout de leurs devoirs d'Ă©tat, de leur mission sacerdotale, ils ne se confinaient point dans des prĂ©occupa- 196 REVUE DES DEUX MONDES, lions classiques, dĂ©placĂ©es Ă cette heure. Ils Ă©taient consciens de la crise que traversait le monde catholique. Ils cherchaient de bonne foi Ă se rendre compte des abus qui se commettaient au nom de l'Ă©glise. Ils sentaient le besoin des rĂ©formes gĂ©nĂ©rales, et commençaient par se rĂ©former eux-mĂȘmes, en donnant l'exemple trop rare de la cha- ritĂ© chrĂ©tienne et de la simplicitĂ© des mĆurs. L'enivrement du pou- voir prĂ©sent rendait mĂ©ritoires de tels efforts Erasme leur en a toujours su grĂ©; il n'a jamais dĂ©sespĂ©rĂ© d'une sociĂ©tĂ© qui n'Ă©tait pas aussi corrompue qu'on nous la montre d'ordinaire, et qui comptait en elle tant d'Ă©lĂ©mens de vie et de renouvellement. Les deux papes qui ont Ă©tĂ© le plus liĂ©s avec Ărasme, LĂ©on X et Adrien VI, reprĂ©sentent assez bien ces deux groupes si diffĂ©rens des prĂ©lats romains de la renaissance. Ărasme aimait dans l'un l'huma- niste plein de grĂące qui l'avait accueilli en confrĂšre et qui, au be- soin, savait le dĂ©fendre. Il excusait le lettrĂ© des inconsĂ©quences du politique. Dans les affaires religieuses, lorsque le pape excommunia Luther, consacrant ainsi l'existence du schisme, qu'Ărasme espĂ©- rait encore Ă©viter, il ne rendit point LĂ©on X responsable de ce qu'il jugeait une erreur; il blĂąma seulement ses conseillers, et se plai- gnit avec tristesse que, sous le plus doux des pontifes, le parti de la violence l'eĂ»t emportĂ©. Comme les papes qui se succĂšdent ne se ressemblent jamais, Adrien VI Ă©tait de famille obscure, prĂȘtre austĂšre et sans Ă©lĂ©gance, Ă qui ses vertus seules avaient valu l'unanimitĂ© du conclave. Ărasme l'avait connu Ă Louvain, et pensait que le clergĂ© catholique, pour rĂ©pondre victorieusement aux attaques des rĂ©for- mĂ©s, n'avait qu'Ă prendre modĂšle sur son chef. Il lui adressa, plein de confiance, un plan de pacification. Ce plan avait le tort de venir au plus fort de la guerre; mais le pape n'en accusa mĂȘme pas rĂ©- ception et parut prĂȘter l'oreille Ă ceux qui incriminaient la bonne foi d'Ărasme. Celui-ci, blessĂ© au cĆur, lui pardonna pourtant ses soupçons en faveur de sa vertu, comme il avait pardonnĂ© Ă LĂ©on X ses lĂ©gĂšretĂ©s en faveur de sa littĂ©rature. C'est en grande partie sur les instances d'Adrien qu'Ărasme se dĂ©cida Ă Ă©crire contre Luther. Il fallait qu'il eĂ»t grande envie de plaire au pape et de satisfaire ses amis d'Italie, pour sortir de sa retraite studieuse, interrompre ses travaux et livrer, Ă soixante ans, une nouvelle sĂ©rie de combats. Rome d'abord ne lui en sut aucun grĂ©. Bien peu d'esprits furent assez clairvoyans ou assez sincĂšres pour reconnaĂźtre qu'il avait, par son attitude, arrĂȘtĂ© une partie de l'Allemagne sur le chemin de la rĂ©forme. Les partis ne rĂ©compen- sent que les dĂ©voĂ»mens aveugles. Ărasme sentit longtemps que ses Ă©pigrammes passĂ©es lui avaient amassĂ© plus de haine que ses la- borieux services ne lui valaient de reconnaissance. Cependant cette ingratitude de l'ignorance eut un terme Paul III lui fit offrir le ĂRASME ET l'iTALIE. 497 chapeau de cardinal ; aucune justice n'Ă©tait mieux due, et ce Far- nĂšse, qui ne fut pas un pape mĂ©diocre, ne pouvait choisir avec plus d'intelligence un chrĂ©tien qui eĂ»t mieux mĂ©ritĂ© de l'Ă©glise. Ărasme refusa; mais il put croire du moins, avant de mourir, en recevant cette rĂ©paration tardive et en voyant ses amis entourer la chaire de saint Pierre, que les Ăąmes s'ouvraient Ă la modĂ©ration et que la cause de la rĂ©forme catholique, Ă laquelle il avait donnĂ© sa vie, allait triom- pher. Telle fut, dans ses grandes lignes, la conduite d'Ărasme envers le pontificat romain, c'est-Ă -dire envers la forme sensible de l'or- thodoxie. On voit que son voyage n'est pas inutile pour l'expli- quer. S'il n'avait pas vu Rome, il aurait peut-ĂȘtre cru, lui aussi, Ă la nouvelle Babylone dĂ©noncĂ©e au mĂ©pris du monde par les pro- testans. Il savait au contraire quelles ressources morales tenait en rĂ©serve la sociĂ©tĂ© romaine, et la conscience trĂšs claire qu'il avait des services rendus Ă la renaissance par l'Italie catholique aidait Ă le garder des entraĂźnemens de son temps. Parmi les causes multiples qui dĂ©terminĂšrent son attachement Ă la tradition, et sur lesquelles personne Ă©videmment ne peut avoir la prĂ©tention de dire le dernier mot, il faut compter encore le carac- tĂšre de ses liaisons avec des Italiens. MalgrĂ© bien des raisons intimes qui semblaient devoir la mener Ă la rĂ©forme, l'Italie est restĂ©e orthodoxe, et la rĂ©action du concile de Trente a trouvĂ© en elle son plus solide point d'appui. Tous les amis qu'Ărasme y comptait ont, dĂšs le dĂ©but, pris parti contre Luther. N'est-il pas permis de croire qu'il a Ă©tĂ© influencĂ© par l'exemple d'hommes qu'il estimait et admi- rait profondĂ©ment, par la crainte d'attrister des cĆurs fidĂšles et peut-ĂȘtre les mieux aimĂ©s? Le souvenir Ă©voquĂ© d'un Bombasio, d'un Bembo, d'un Sadolet, n'a-t-il pas servi Ă empĂȘcher notre hu- maniste, dans ses momens de plus mauvaise humeur contre Rome, de donner aux rĂ©formĂ©s des gages compromettans, de s'unir Ă eux par cette fraternitĂ© des premiers combats qui entraĂźne peu Ă peu, pour les batailles suivantes, l'assentiment de la conscience? Ărasme Ă©tait extrĂȘmement accessible aux considĂ©rations de sentiment, et c'est lui-mĂȘme qui nous apprend que a ses liaisons les plus douces Ă©taient avec des Italiens. » Au milieu des attaques trĂšs vives, thĂ©o- logiques ou littĂ©raires, qui lui vinrent de leur pays, presque aucun de ces amis ne l'abandonna. De nouveaux Ă©taient venus remplacer ceux que la mort avait pris. Ce ne furent pas les moins dĂ©vouĂ©s. Ărasme n'avait pas connu Ă Rome l'Ă©vĂȘquede Garpentras, plus tard cardinal, Jacques Sadolet. Il se mit en relations par lettres avec ce prĂ©lat, l'un des plus nobles reprĂ©sentans de l'action Ă©vangĂ©lique, en ce temps oĂč l'Ă©van- gile s'obscurcissait. Leur correspondance rĂ©vĂšle deux belles Ăąmes 198 REVUE DES DEUl MONDES. attristĂ©es de l'Ă©tat du monde, Ă©galement ennemies des pharisiens» et des faux prophĂštes, » imbues presque au mĂȘme degrĂ© de l'es- prit italien de la renaissance, dĂ©jĂ sur son dĂ©clin. Agamemnon souhaitait dix Nestor pour l'armĂ©e des Grecs, Ă©crivait Ărasme ; com- bien je souhaite plus ardemment dix Sadolet pour l'Ă©glise du Christ! » La pensĂ©e de telles amitiĂ©s et de tels hommes soutint le cou- rage d'Erasme dans la vie trĂšs troublĂ©e qui fut la sienne, surtout quand Luther eut paru. L'hospitaliĂšre nation ne sortait pas de sa mĂ©moire. Celui qui a bien vu l'Italie, dit Goethe, ne peut jamais ĂȘtre tout Ă fait malheureux. » L'humaniste du xvi^ siĂšcle expĂ©ri- mentait dĂ©jĂ cette consolation du souvenir. PlacĂ© au milieu du champ de guerre des partis, il Ă©tait en butte Ă toutes les infamies de l'attaque personnelle, Ă toutes les calomnies d'une polĂ©mique enflammĂ©e, avivĂ©e par les passions religieuses. Que de temps perdu pour les lettres, dans ces livres employĂ©s Ă justifier sa sincĂ©ritĂ©, Ă expliquer des phrases trĂšs claires de ses Ă©crits qu'on s'obstinait Ă ne pas comprendre 1 Ă rĂ©pondre Ă des accusations d'ivrognerie, Ă rĂ©futer des adversaires dont l'argument le plus sĂ©rieux et le plus sĂ»r consistait Ă le traiter de bĂątard ! Comme elles Ă©taient loin, les annĂ©es heureuses d'Italie, les doctes rĂ©unions chez Manuce, les visites au cardinal Riai'io et Ă Jean de MĂ©dicisl Ces images du passĂ© revenaient souvent Ă notre Ărasme, dans sa vieillesse douloureuse, alors que les Hutten, les Scaliger, les BĂ©da, les Stunica, catholiques et protestans, aventuriers et thĂ©ologiens, ameutĂ©s contre lui Ă tous les coins de l'Europe, troublaient de leurs cris ses graves Ă©tudes et jetaient sur sa table de travail des monceaux de pamphlets. Pour fuir ces luttes mesquines qui gaspillaient son gĂ©nie, il a pensĂ© souvent Ă retourner Ă Rome, passer ce qui lui restait de vie parmi les savans et les bibliothĂšques. » Sa correspondance est pleine de projets de ce genre, tour Ă tour abandonnĂ©s et repris. HĂ©las! quand il aurait eu besoin d'y ĂȘtre, il ne pouvait plus s'y rendre. Ce grand voyageur depuis longtemps ne voyageait plus. Au pape Adrien VI, qui s'Ă©tonnait de ses hĂ©sitations, le vieil Ărasme rĂ©pondait qu'il n'Ă©tait plus assez sain ni solide pour traverser les Alpes La route est longue, disait-il ; je ne puis m'exposer Ă la neige des montagnes, aux poĂȘles dont l'odeur seule me fait Ă©va- nouir, aux auberges sordides et immondes, aux vins acres qui me rendent malade rien qu'Ă les goĂ»ter. Vous me dites Viens Ă Rome. C'est comme si vous disiez Ă l'Ă©crevisse de voler ; dile rĂ©- pondrait Donnez-moi des ailes. Et moi je vous rĂ©ponds Ren- dez-moi la jeunesse, rendez-moi la santĂ©! n Lorsqu'on 1535 Paul III l'appela encore pour faire de lui un cardinal, c'Ă©tait une derniĂšre dĂ©rision de la fortune pour cet infirme, aux souffrances toujours ĂRASME ET l'ITALIE. 199 plus cruelles, qui n'attendait plus que la mort. Ărasme tenait fort peu aux honneurs romains ; mais il aimait Rome et les hommes qui, au cĆur mĂȘme du catholicisme, reprĂ©sentaient si dignement l'esprit nouveau. C'est auprĂšs d'eux, s'il l'avait pu, qu'il serait venu mourir, lui qui Ă©crivait Mon Ăąme est Ă Rome, et nulle part au monde je n'aimerais mieux laisser mes os. » Le voyage d'Ărasme lui avait rĂ©vĂ©lĂ© la renaissance dans sa plĂ©ni- tude. Il ne l'a jamais oubliĂ©, et, le jour oĂč la cause de l'Italie et celle du catholicisme parurent unies, il paya sa dette Ă l'une en restant fidĂšle Ă l'autre. 11 avait gardĂ© dans les yeux l'ineffaçable tableau de ce qu'il avait vu au-delĂ des Alpes. Cet amour si vif du beau, des lettres, de la philosophie, cette ouverture de l'intelligence sur toutes choses, ce dĂ©veloppement libre et variĂ© de la culture humaine dans une doctrine religieuse immuable et sĂ»re, les lettres honorĂ©es avec Ă©clat et servies avec passion, les arts se souvenant de l'antiquitĂ© pour interprĂ©ter le christianisme, cette synthĂšse de deux mondes et de deux gĂ©nies que reprĂ©sente un RaphaĂ«l et qui n'a plus reparu dans l'humanitĂ©, ce fugitif idĂ©al de l'Italie de LĂ©on X, c'Ă©tait aussi l'idĂ©al d'Ărasme. Il le vit bientĂŽt compromis par la rĂ©forme. AprĂšs une courte illusion, il comprit que ses plus chĂšres amours, les lettres, risquaient d'ĂȘtre englouties dans la tempĂȘte thĂ©olo- gique. Les bniyans acteurs, comme il disait, de la terrible tragĂ©die, les anabaptistes et les sacramentaires, avaient de tout autres soucis que la philosophie chrĂ©tienne. Luther Ă©crivait en allemand, germa- nirel et se moquait, dans son grossier langage, des humanistes et des humanitĂ©s. Les Ă©rudits les plus sincĂšres, et MĂ©lanchton lui- mĂȘme, Ă©taient emportĂ©s par ce courant, si contraire au vĂ©ritable courant de la renaissance ; ils renonçaient Ă cultiver les esprits pour faire la besogne, qu'ils croyaient plus utile, d'Ă©clairer les Ăąmes. L'Allemagne, pleine du bruit des prĂȘches et des armes, n'avait plus de loisirs. Les sympathies d'Ărasme ne pouvaient hĂ©siter longtemps. Toutefois, s'il embrassa la cause que lui dĂ©signĂšrent sa conscience et ses souvenirs, ce fut avec peu d'illusion. Il prĂ©voyait, dans toutes ces luttes sans mesure et sans respect, dans les violences des deux partis, dans cette bataille si mal engagĂ©e, la perte prochaine des con- quĂȘtes de l'Ăąge prĂ©cĂ©dent, l'amoindrissement de ce noble esprit antique retrouvĂ© par l'Italie. On peut regretter qu'Ărasme et ses amis de Rome n'aient pas dirigĂ© leur temps; peut ĂȘtre l'histoire n'aurait-elle pas Ă dĂ©plorer la banqueroute de la renaissance. » Mais le monde n'Ă©coute pas les hommes sages, mesurĂ©s, prudens, les croyans sans fanatisme et les hardis sans tĂ©mĂ©ritĂ©. Le monde, dit Ărasme, est gouvernĂ© par la Folie. Pierre de Nolhac. DEUX GOUVERNEURS DE L'ALSACE-LORRAINE Nous nous sommes accoutumĂ©s, dans les derniĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, Ă ne plus compter avec les distances. La vapeur les a suppri- mĂ©es, mais parfois la politique les rĂ©tablit. On assure qu'avant peu il suffira de cinq jours pour se transporter de Soulhampton Ă New^-York; en revanche, grĂące Ă la loi des passeports et aux formalitĂ©s imposĂ©es Ă tout voyageur qui se rend de France en Alsace-Lorraine, il faut trois semaines au moins pour aller de Paris Ă Metz ou Ă Strasbourg. Tout gouvernement a le droit de dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts comme il l'entend, et nous ne trouvons rien Ă redire aux mesures de prĂ©caution que le gouvernement allemand a cru devoir adopter sur la frontiĂšre du Reich- sland. Mais la politique est une matiĂšre sur laquelle il est permis de philosopher, et on peut se demander si ces mesures, dont on rend les Français responsables, ne sont pas la consĂ©quence des fautes commises par l'administration allemande dans les provinces annexĂ©es. Nous n'au- rions garde d'en dire plus Ă ce sujet que n'en disent les Allemands rai- sonnables. L'un d'eux convenait que la politique gĂ©nĂ©reuse est souvent la plus habile, qu'on avait paru s'en douter Ă Berlin, que pendant quelque temps on s'Ă©tait appliquĂ© Ă rĂ©concilier les Alsaciens-Lorrains avec leur sort, et qu'on s'Ă©tait bien trouvĂ© de cet essai, mais qu'un mouvement d'impatience, un caprice de colĂšre, avait tout gĂątĂ© â Oa apprend, disait-il, en Ă©tudiant les Ă©coles que nous avons faites dans le Reichsland, comment un conquĂ©rant ne doit pas s'y prendre quand il se propose de s'assimiler promptement des populations qui, Ă la fois sages et fiĂšres, se montrent Ă©galement sensibles aux bons et aux mauvais procĂ©dĂ©s. » Ce fut huit ans aprĂšs la conquĂȘte que le gouvernement allemand se dĂ©cida Ă faire un essai de politique gĂ©nĂ©reuse dans l'Alsace-Lorraine. DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 201 On l'avait traitĂ©e jusqu'alors en simple pays sujet. Le siĂšge de son gouvernement Ă©tait Ă Berlin, dans une section particuliĂšre de l'office du chancelier de l'empire, dont les ordres Ă©taient exĂ©cutĂ©s par un prĂ©sident supĂ©rieur, rĂ©sidant Ă Strasbourg. Le conseil fĂ©dĂ©ral et le Reichstag se chargeaient de lui donner des lois. Elle envoyait au par- lement impĂ©rial quinze dĂ©putĂ©s, qui n'avaient guĂšre que le droit d'inutile remontrance. Son Landesausschuss ou parlement provincial n'Ă©tait qu'une chambre consultative, dont les avis Ă©taient rarement Ă©coutĂ©s. En 1879, on eut la bonne pensĂ©e de lui octroyer une sorte de con- stitution, et le siĂšge du gouvernement fut transportĂ© Ă Strasbourg. L'empereur consentait Ă s'y faire reprĂ©senter par un gouverneur ou Stalthalter, investi d'une partie de ses pouvoirs souverains. Ce Stat- thalter, Ă la fois aller ego de l'empereur et chancelier d'Alsace-Lorraine, devait se faire assister dans l'exercice de ses fonctions par un secrĂ©- taire d'Ă©tat et par un ministĂšre responsable. Le Reichsland n'Ă©tait pas admis, comme les autres Ă©tals de l'empire, Ă dĂ©lĂ©guer des plĂ©nipoten- tiaires au conseil fĂ©dĂ©ral; mais on l'autorisait, le cas Ă©chĂ©ant, Ă y faire dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts par des commissaires. Le parlement provincial acquĂ©rait le droit de voter des lois et de promulguer le budget avec l'assentiment de ce mĂȘme conseil fĂ©dĂ©ral. Le nombre des membres de cette assemblĂ©e, Ă©lue par un suffrage Ă deux degrĂ©s, Ă©tait portĂ© de 30 Ă 58. Elle obtenait en mĂȘme temps le droit d'initiative ou de proposi- tion. C'Ă©tait une concession sĂ©rieuse, et le changement Ă©tait heureux. Les autonomistes avaient souvent dit et rĂ©pĂ©tĂ© Nous sommes soumis aux mĂȘmes charges que les autres Ă©tats allemands, accordez-nous les mĂȘmes droits, les mĂȘmes franchises. » On n'accordait pas aux autono- mistes la moitiĂ© de ce qu'ils demandaient, mais on cessait de traiter les Alsaciens-Lorrains en simples sujets. On les faisait passer au rang d'Alle- mands de seconde classe, et on leur permettait d'espĂ©rer qu'un jour peut-ĂȘtre, s'ils Ă©taient bien sages, ils deviendraient aussi libres que les Badois, les Bavarois et les Saxons. Il y avait deux ombres au tableau. Bien que, par le systĂšme d'Ă©lec- tion appliquĂ© au Landesausschuss , on se fĂ»t assurĂ© qu'il n'y aurait ja- mais dans cette assemblĂ©e une majoritĂ© protestataire et intransigeante, et bien qu'on eĂ»t parĂ© d'avance Ă tous les accidens possibles en dĂ©ci- dant que, si elle se permettait de dĂ©sapprouver un projet du gouver- nement, on le ferait voter par le Reichstag et on l'imposerait d'autoritĂ©, on ne laissait pas de craindre que ce petit parlement en tutelle ne de- vĂźnt indiscret, qu'il ne conçût une trop haute idĂ©e de son importance. La salle oĂč il se rassemblait Ă©tait pourtant fort modeste ; une triple rangĂ©e de bancs en gradins offrait cinquante-six siĂšges Ă cinquante-huit dĂ©putĂ©s. Le bĂątiment lui-mĂȘme faisait une pauvre figure auprĂšs des constructions grandioses de l'universitĂ© ; il ressemble Ă un chalet suisse, 202 REVDE DES DEUX MONDES. et les malins affectaient de le prendre pour une vacherie destinĂ©e Ă fournir aux amateurs et aux malades du lait pur, de provenance garantie. Mais ce qui pouvait sembler beaucoup plus grave, c'est qu'on avait refusĂ© aux membres du Landesausschuss le droit d'immunitĂ© ou d'in- violabilitĂ© parlementaire. Il arriva un jour qu'un secrĂ©taire d'Ă©tat, qui aimait Ă montrer les dents, menaça M. Kiener, de Munster, de le tra- duire en police correctionnelle pour avoir avancĂ© devant une commis- sion un fait dont il ne pouvait produire toutes les preuves juridiques. Des agens du service forestier profĂ©raient les mĂȘmes menaces contre les dĂ©putĂ©s assez osĂ©s pour critiquer leurs actes. Un bourgeois qui, en 1880, adressait Ă un journal de Mulhouse des lettres fort piquantes, remarquait Ă ce propos que des dĂ©putĂ©s sont Ă©lus pour exercer leur libertĂ© de parole pleine et entiĂšre, qu'ils ne doivent pas courir le risque de passer de la salle de contrĂŽle des actes de l'administration sur le banc des accusĂ©s, devant le tribunal de police. » Mais en Alsace- Lorraine, les patriotes sont d'ordinaire aussi modĂ©rĂ©s que courageux, et des orateurs tels que le vaillant et pieux tribun de Mulhouse, M. Winterer, ou que le jeune reprĂ©sentant de Colmar, M. Grad, ont fait entendre plus d'une fois d'utiles vĂ©ritĂ©s sans que la foudre tom- bĂąt sur eux. Ăcartant les discussions irritantes et stĂ©riles, le parle- ment de Strasbourg s'est occupĂ© d'affaires plus que de politique, il a su faire de bonnes finances, pourvoir aux grosses dĂ©penses d'une ad- ministration plus coĂ»teuse que celle de tout autre pays allemand, sans recourir aux emprunts proposĂ©s par le gouvernement, Ă©tablir l'Ă©qui- libre dans le budget, obtenir mĂȘme des excĂ©dens de recettes, tout en consacrant des crĂ©dits considĂ©rables aux travaux publics et aux amĂ©- liorations agricoles. HĂ©las ! quoique ce malheureux Landesausschuss n'ait jamais fait que de bonne besogne, il est fort maltraitĂ© aujour- d'hui par la presse officieuse, qui a demandĂ© sa mort. Depuis que le vent a sautĂ©, depuis que la politique tracassiĂšre et compressive a remplacĂ© la politique de mĂ©nagemens, les joies tristes d'une con- science sans reproche sont les seules que puissent se promettre les Alsaciens-Lorrains qui ont le goĂ»t des devoirs amers et qui, Ă leurs risques et pĂ©rils, s'obstinent Ă s'occuper des affaires de leur pays. Les dĂ©putĂ©s se seraient consolĂ©s de n'ĂȘtre pas inviolables, si le Reichstag leur avait fait la grĂące d'abolir l'article 10 de la loi du 30 dĂ©- cembre 1871, qui confĂ©rait au chef de l'administration du Reichsland un pouvoir dictatorial et tous les droits redoutables que possĂšde un commandant militaire dans un pays soumis Ă l'Ă©tat de siĂšge. En vain allĂ©guait-on qu'octroyer une charte et conserver la dictature est une contradiction, que donner et retenir ne vaut, que l'article 68 de la constitution de l'empire assurait Ă l'empereur la facultĂ© de mettre, quand il lui plairait, le Reichsland en Ă©tat de siĂšge, qu'au surplus l'Alsace-Lorraine avait supportĂ© ses malheurs avec une rĂ©signation DEUX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 203 exemplaire, que son obĂ©issance Ă©tait parfaite, qae les impĂŽts ren- traient rĂ©guliĂšrement, que le recrutement s'opĂ©rait sans peine, qu'il n'y avait eu nulle part ni dĂ©sordres, ni troubles, ni conspirations, â M Vous nous reprĂ©sentez, disait au Reichstag un dĂ©putĂ© alsacien, que la loi de dictature n'entrera en exercice qu'Ă l'heure du danger. Il est si facile de voir partout du danger! Vous nous dites aussi que nous trouverons la meilleure des garanties dans le caractĂšre du Statthalter qui nous sera donnĂ©. A la bonne heure, et ce n'est pas de lui que je me dĂ©fie. Mais je redoute le zĂšle de ses agens. Les bureaucrates en sous-ordre ont le nez si fin! Au moindre dĂ©sagrĂ©ment qu'ils s'attire- ront par leur faute, ces grands flaireurs de pĂ©rils auront bientĂŽt fait d'insinuer Ă leur chef que la paix publique est menacĂ©e. » M. Wind- thorst vint en aide aux orateurs alsaciens-lorrains; mais l'article 10 ne fut point aboli. Plus puissant que l'empereur, le gouverneur du Reichsland n'a pas besoin de proclamer l'Ă©tat de siĂšge, il le consi- dĂšre comme une institution permanente, et il ne tient qu'Ă lui, en tout temps et Ă sa convenance, d'user de tous les pouvoirs que la loi française du 9 aoĂ»t 1849 confĂ©rait Ă l'autoritĂ© militaire. Il peut ordon- ner des visites domiciliaires Ă toute heure du jour et de la nuit, dĂ©- crĂ©ter des expulsions, des bannissemens, interdire tout journal, toute association, toute rĂ©union qui lui paraĂźt dangereuse. Ce n'est pas en- core tout, l'article 10 porte qu'il pourra prendre sans dĂ©lai toutes les mesures, sans exception, qu'il jugera nĂ©cessaires. Le 28 janvier de l'an dernier, M. Grad disait au Landesausschuss Tant que la dic- tature ne sera pas supprimĂ©e de notre lĂ©gislation, nous serons con- damnĂ©s Ă dire, comme lady Macbeth La tache est encore lĂ . Maudite tache ! je ne puis l'effacer. » Quelque imparfaite que leur parĂ»t la constitution qu'on leur octroyait, les Alsaciens-Lorrains la regardĂšrent avec raison comme un heureux progrĂšs, comme une nouveautĂ© bienfaisante. Ce n'Ă©tait pas du pain de froment qu'on leur donnait; mais enfin, si bis qu'il fĂ»t, c'Ă©tait du pain, et jusqu'alors on ne leur avait offert que des cailloux. Tout au con- traire, l'administration allemande Ă©tait inquiĂšte et mĂ©contente. Les bureaux, qui sont trĂšs avisĂ©s, avaient compris dĂšs la premiĂšre heure que l'intention du gouvernement impĂ©rial Ă©tait de relĂącher les liens du prisonnier, et que le Statthalter qu'on attendait Ă Strasbourg s'y prĂ©senterait en podestat, en arbitre souverain, avec la mission de s'in- former des vĆux et des griefs de la population, de rĂ©primer le zĂšle intempĂ©rant des sous-prĂ©fets ou Kreisdirectoren, de leur prĂȘcher la discrĂ©tion et la sagesse, de restreindre leur omnipotence. La situation en Alsace n'est pas telle qu'on la reprĂ©sente souvent dans les journaux allemands et dans plus d'un journal français dans le train ordinaire de la vie, il s'agit moins d'un irrĂ©conciliable antagonisme politique que d'un conflit, d'une lutte continuelle entre des administrĂ©s et des ad- 204 REVUE DES DEUX MONDES. ministrateurs qui n'ont ni les mĂŽmes mĆurs, ni les mĂȘmes idĂ©es, ni le mĂȘme tour d'esprit, qui ne parlent pas la mĂȘme langue, quoiqu'ils parlent tous allemand, et qui surtout ne peuvent s'entendre sur ce qu'ils se doivent les uns aux autres. L'Alsacien est un peuple paisible, travailleur, Ă©conome, facilement gouvernable. Cette population, je ne crains pas de l'affirmer, disait le chancelier de l'empire le 2 mai 1871, est en ce qui concerne l'hon- nĂȘtetĂ© et l'amour de l'ordre une vĂ©ritable aristocratie. » L'annĂ©e sui- vante, il disait encore Pourquoi nous devons mettre sous la tutelle de l'empire ce pays dont les habilans sont des enfans depuis long- temps venus Ă terme, en vĂ©ritĂ© je ne le comprends pas. » L'Alsacien le comprend encore moins. 11 est doux, mais il est digne et tenace. S'il obĂ©it Ă l'autoritĂ© et Ă la loi, l'autoritĂ© fĂ»t-elle dure et la loi dĂ©raison- nable, il n'en pense pas moins, il se rĂ©serve le droit de juger ses juges, et quand il a le malheur d'avoir un maĂźtre, il ne se croit pas tenu de changer ses opinions pour lui ĂȘtre agrĂ©able. Bons diables au fond, disait l'un d'eux, les Alsaciens distinguent entre le respect dĂ» Ă la loi et l'effacement de leur raison devant les raisons particuliĂšres aux au- toritĂ©s payĂ©es au moyen de leurs contributions. Ils croient comprendre leurs intĂ©rĂȘts aussi bien que M. le Kreisdirector, et ils se passent de ses conseils pour le choix de leurs mandataires. » Sous le rĂ©gime fran- çais dĂ©jĂ , les candidatures patronnĂ©es par le gouvernement leur plai- saient peu; en 1869, le baron Zorn de Bulach, alors chambellan de l'empereur NapolĂ©on, et M. Jean Dollfus lui-mĂȘme, en firent l'expĂ©- rience Ă leurs dĂ©pens. Depuis que l'Alsace est allemande et qu'elle en- voie des dĂ©putĂ©s au Reichstag, les candidats officiels lui agrĂ©ent encore moins. L'un d'eux, se promenant un jour d'Ă©tĂ© avec son sous-prĂ©fet, se baissait de temps Ă autre et tirait son mouchoir pour Ă©pousseter les bottes de ce haut personnage. Ses Ă©lecteurs lui firent voir qu'ils n'entendaient pas ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s Ă Berlin par un homme si prodi- gieusement aimable. L'Alsacien n'oubliera pas de longtemps que la France l'a Ă©levĂ©. Comme tout Français, il a l'humeur Ă©galitaire ; on ne lui persuadera jamais que certains hommes naissent avec une selle sur le dos et d'autres avec des Ă©perons aux pieds. Il n'aime pas que ses gouvernans se croient d'une autre caste, d'une autre espĂšce que lui et le traitent de haut en bas ; il est accoutumĂ© Ă ce qu'on ait des Ă©gards pour sa dignitĂ©. Il ne peut souffrir non plus qu'on s'ingĂšre dans ses affaires de cĆur et de conscience. Il a peut-ĂȘtre des souvenirs qui le hantent, des regrets, des amours secrĂštes et de secrĂštes espĂ©rances ; il ne pense pas en devoir compte Ă personne il obĂ©it; n'est-ce pas assez? a De- puis que vous ĂȘtes nos maĂźtres, disait au Reichstag, en 1879, un dĂ©- putĂ© d'Alsace, nous vous avons prouvĂ© que nous savions respecter ce qui vous semble respectable, et nous dĂ©sirons que de votre cĂŽtĂ© vous DEUX GOUVERNEDRS DE L ALSACE-LORRAINE. 205 respectiez en nous des sentimens qui nous sont sacrĂ©s. » Quelques mois plus tard, le bourgeois de Mulhouse que j'ai dĂ©jĂ citĂ© Ă©crivait Ce que nous demandons, nous les bourgeois annexĂ©s de l' Alsace- Lorraine, c'est de vivre le moins mal possible dans une situation et sous un rĂ©gime que nous n'avons pas choisis, que nous subissons au contraire par la force des choses. Le chancelier allemand, la France et le monde savent Ă quoi s'en tenir sur nos sentimens intimes. Mais enfin de plus sages l'ont dit Mieux vaut vivre que philosopher, et nous voulons vivre tranquilles, et autant que possible vivre bien. Le pot-au-feu d'abord, la gloire aprĂšs ! » L'Alsacien -Lorrain pense que les Ă©trangers qui le gouvernent et qu'il paie de son argent devraient s'appliquer, par leurs bons soins, par leurs mĂ©nagemens, Ă lui faire oublier son malheur, Ă le rĂ©concilier avec ses nouvelles destinĂ©es ; mais ces Ă©trangers pensent au contraire qu'ils font honneur Ă l'Alsacien-Lorrain en l'administrant bien ou mal entre deux points de vue si divergens, aucun accord n'est possible. Tous ces bureaucrates, accourus de tous les coins de l'Allemagne dans le Reichsland, l'ont considĂ©rĂ© dĂšs l'origine comme un pays conquis, comme une proie ou comme une vache Ă lait, comme une ferme Ă exploiter, comme une terre riche et grasse oĂč les traitemens sont beau- coup plus considĂ©rables que sur la rive droite du Rhin, et dans lequel un Kreisdirector, outre ses appointemens, reçoit 3,000 marcs d'indem- nitĂ© pour une voiture Ă deux chevaux, et jusqu'Ă 1,500 marcs de sup- plĂ©ment de paie ou de Ortszulagen. Touchant une solde de campagne et regardant comme une contribution de guerre l'argent alsacien qui entre dans leurs poches, ces fonctionnaires ont l'humeur militante; ils ĂŽtent rarement leurs bottes, ils ne mettent jamais leurs pantoufles. Quand M. Herzog, attachĂ© alors Ă la chancellerie de l'empire et chargĂ© de la direction des affaires du Reichsland, vint Ă Mulhouse, quelqu'un lui reprĂ©senta qu'il serait bon de rĂ©pondre au vĆu de la population en accordant aux provinces annexĂ©es un rĂ©gime moins rigoureux. Il rĂ©- pondit sĂšchement Les vĆux de la population me sont absolument indiffĂ©rens. » Le maĂźtre avait parlĂ©, son mot courut, et les subalternes en firent leur devise. Ajoutez que ces fonctionnaires, dont le chef est investi de pouvoirs dictatoriaux, se vantent d'y avoir part en quelque mesure la dicta- ture est une grĂące qui se communique et se rĂ©pand. Beaucoup ont pour principe que l'administration peut tout, et ils agissent en consĂ©quence, ils tranchent du petit potentat. Tel agent en sous-ordre se plaĂźt Ă faire sentir le poids de son autoritĂ©, et il exige, selon le mot du pays, qu'on danse comme il siffle. » Ajoutez encore que les bureaucrates alle- mands ont une disposition naturelle Ă scruter les esprits et les cĆurs ; ils aiment Ă lire dans les tĂȘtes, ils se dĂ©fient des arriĂšre-pensĂ©es ; il ne leur suffit pas qu'on obĂ©isse, ils entendent que l'obĂ©issance soit 206 REVUE DES DEDX MONDES. empressĂ©e et mĂȘme joyeuse, et ils tiennent compte des sentimens en- core plus que des actes. Aussi les fonctionnaires de l'Alsace- Lorraine eurent-ils bientĂŽt fait de partager leurs administrĂ©s en deux classes celle des mau- vais sujets, qui pullulaient, celle des bons sujets, qui n'Ă©taient pas nombreux. On est implacable pour les uns, indulgent our les au- tres, surtout quand ils possĂšdent le don des ingĂ©nieuses complai- sances tt des flatteuses caresses. On pardonne ses mĂ©faits Ă tel secrĂ©taire de mairie bien pensant, qui s'est permis de puiser quel- quefois dans la caisse municipale, et tel maire Ă poigne, qui s'entend Ă pĂ©trir la pĂąte Ă©lectorale, est maintenu en fonctions, quoiqu'il se fasse payer pour des travaux qui n'ont pas Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s. En revanche, on- accueille, on encourage toute dĂ©nonciation contre les mal pensans. Un instituteur d'outre-Rhin, Ă©tabli en Alsace, engageait les petits Alle- mands qui frĂ©quentaient son Ă©cole Ă lui dĂ©noncer les petits Alsaciens qui parlaient français pendant les rĂ©crĂ©ations. Je ne connais pas, avait dit M. Windthorst, d'Ă©tat plus insupportable que celui oui Ton n'est pas sĂ»r de sa libertĂ© personnelle, oĂč l'on ne peut compter sur les tribunaux pour vous protĂ©ger contre les mesures arbitraires et les fausses dĂ©nonciations, et, je le crains, tel est aujourd'hui le sort de l'Alsace. » Mais les fonctionnaires du Reichsland s'inquiĂ©taient peu de ce que pouvait dire M. Windthorst. Jusqu'en 1879, ils Ă©taient assurĂ©s que, quoi qu'ils fissent, la chancellerie de Berlin leur donnerait tou- jours raison, et cette certitude leur mettait la conscience en repos et l'Ăąme en liesse. M. Windthorst avait dit aussi que, si on voulait faire de la politique de conciliation dans le Reichsland, il fallait y envoyer un gĂ©nĂ©ral. L'Ă©vĂ©nement prouva qu'il avait dit vrai. En choisissant son premier Statthalter, l'empereur Guillaume eut la main heureuse. Le marĂ©chal de Manteuffel Ă©tait un homme fort remarquable. Ce soldat-diplomate, qui avait partagĂ© sa vie entre les cours et les camps, s'Ă©tait montrĂ©, selon les cas, habile nĂ©gociateur et homme de guerre accompli. Lorsque, aprĂšs la conclusion de la paix, il avait pris Ă Nancy le commandement du corps d'occupation allemande, il s'Ă©tait attirĂ© les sympathies par sa bonne grĂące, par ses procĂ©dĂ©s humains et courtois. 11 avait laissĂ© dans nos dĂ©partemens de TEst le meilleur souvenir qu'un vainqueur puisse laisser Ă des vaincus; il conservait Ă la victoire tout son prestige, il la dĂ©pouillait de son insolence. DĂšs son arrivĂ©e Ă Strasbourg, ce grand homme maigre et sec fit une bonne impression; Ă peine eĂ»t-il pro- menĂ© dans les rues sa verte vieillesse, son uniforme de dragon, sa tunique bleue, son grand manteau, sa petite tĂȘte coiffĂ©e d'une cas- quette et son Ćil vif, qui savait rire, on devina qu'il chercherait Ă plaire. Au surplus, il s'empressa de s'expliquer. 11 dĂ©clara qu'il enten- dait faire sa cour Ă la belle Alsace-Lorraine, qu'il lui demandait sa DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 207 main, et il se comparait au doge de Venise Ă©pousant la mer. Il ajou- tait qu'il n'aurait garde d'envenimer les blessures, qu'il se proposait de les panser et de les guĂ©rir. Cette parole, qui rĂ©jouit les Alsaciens, fit tressaillir d'Ă©pouvante tous les bureaux il leur parut qu'on envoyait Ă l'Alsace une Ă©pĂ©e pour la protĂ©ger contre leur bon plaisir. M. de Manteuffel avait tenu, dĂšs les premiers jours, Ă appeler auprĂšs de lui des Alsaciens d'opinions modĂ©rĂ©es, disposĂ©s Ă entrer dans ses vues et capables de lui rĂ©vĂ©ler les dĂ©sirs et les griefs des populations. Ils formaient son conseil intime, il les consultait en toute occasion, et les bureaucrates mĂ©contens l'accusaient d'inaugurer dans le Reichsland le pernicieux rĂ©gime des notables, eine Notabdwirthschaft. Il s'occupait aussi d'entretenir de bons rapports avec la dĂ©lĂ©gation provinciale. DĂ©- pensant jusqu'au derniersou en frais de reprĂ©sentation ses 300, 000 marcs de traitement, il aimait Ă recevoir, et sa fille l'aidait Ă faire les honneurs du palais. Pendant la session du Landesausschuss, il invitait chaque soir une demi-douzaine de dĂ©putĂ©s; il les interrogeait, leurlĂątait le pouls ou les sermonnait amicalement. Il pratiquait largement la politique de table, âŹt c'Ă©tait par des propos de table, le verre en main, qu'il faisait connaĂźtre ses vues et ses projets. Ce soldat Ă©tait un homme d'esprit et un orateur toujours en verve; il avait une Ă©loquence Ă la fois agrĂ©able et caus- tique, et ses toasts, d'un tour original, Ă©taient reproduits par les jour- naux. Il ne se lassait pas de rĂ©pĂ©ter que l'annexion Ă©tait un fait irrĂ©vocable, que les Alsaciens-Lorrains devaient en prendre leur parti, mais qu'il respectait leurs souvenirs, leurs regrets, qu'un peuple ne change pas de patriotisme comme de chemise, qu'il faisait peu de cas des empressemens serviles et des sympathies menteuses, qu'il ne rĂ©- ^ DEDX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 209 mais d'humeur cassante, n'avait pu vivre longtemps en paix avec M. de Manteuffel. Les concessions qu'il Ă©tait obligĂ© de faire lui avaient tellement Ă©chauffĂ© la bile qu'il faillit succomber Ă une jaunisse. Le marĂ©chal demanda son rappel et le remplaça par M. de Hofmann, qui Ă©tait plus souple. De ce jour, les subalternes ne se sentirent plus en sĂ»retĂ©, et ils ourdirent une conspiration contre le Statthalter. En vrai soldat, il mĂ©prisait les dĂ©lateurs et les dĂ©lations; on n'osait plus lui dĂ©noncer les Alsaciens protestataires; on s'en consola en le dĂ©non- çant lui-mĂȘme aux journaux allemands. Ce fut une vraie croisade de presse ; professeurs de l'universitĂ©, instituteurs primaires, tout le monde s'en mĂȘlait. Les feuilles conservatrices ou libĂ©rales-natiooalesde Berlin et de Cologne publiaient de venimeuses correspondances anonymes, oĂč M. de Manteuffel Ă©tait traitĂ© de politique incapable, qui compro- mettait par ses dĂ©plorables faiblesses la sĂ»retĂ© du pays annexĂ©. Il avait le malheur d'ĂȘtre sensible aux articles de journaux; il ne craignait pas les coups d'Ă©pĂ©e, il redoutait les mouches et leurs piqĂ»res. Il lui prenait des impatiences ; il aurait voulu obtenir des rĂ©sultats Ă©clatans et prompts qu'il pĂ»t opposer Ă ses adversaires pour les confondre. Ce doge, qui avait jurĂ© d'Ă©pouser la mer, se plaignait que ses avances fussent froidement accueillies la mer Ă©tait tranquille, unie comme une glace, et ne rĂ©pondait ni oui ni non ; peut-ĂȘtre se souvenait-elle qu'elle Ă©tait veuve et pensait-elle Ă son premier mari. Calmez-vous, avait dit un dĂ©putĂ© au marĂ©chal dans une de ses heures de fĂącherie; un politique avisĂ© ne se pique pas d'aller plus vite que le temps. » Lorsque, dans l'Ă©tĂ© de 1885, il mourut Ă Gastein d'une congestion pulmonaire, l'Alsace-Lorraine ne prit pas le grand deuil, mais elle regretta sincĂšrement ce galant homme. On lui savait grĂ© moins de ce qu'il avait fait que de ce qu'il promettait de faire, de ses façons d'agir, de la gĂ©nĂ©rositĂ© de ses intentions et de son caractĂšre, des espĂ©rances qu'il donnait. Il avait assez rĂ©ussi pour que son successeur fĂ»t tentĂ© de suivre son exemple, et personne ne s'attendait Ă un changement de rĂ©gime. Le prince Hohenlohe avait Ă©tĂ© prĂ©sident du conseil bava- rois, vice-prĂ©sident du Reichstag, ambassadeur en France^et Ă Munich comme Ă Berlin, comme Ă Paris, il passait pour un esprit tempĂ©rĂ©, inclinant aux opinions moyennes et aux mesures libĂ©rales. Ses enne- mis lui reprochaient d'avoir le regard oblique et l'accusaient de con- sidĂ©rer la politique comme l'art de dĂ©cliner les responsabilitĂ©s; mais il n'avait pas d'ennemis en Alsace quand il s'y prĂ©senta, et ses dĂ©buts furent heureux. Pour don de joyeux avĂšnement, le nouveau Statthalter rĂ©tablit le conseil municipal de Strasbourg. Peu aprĂšs, l'empereur et l'impĂ©ratrice vinrent visiter le Reichsland; ils se louĂšrent de l'accueil que leur fit une population qui respecte l'autoritĂ©, pourvu que l'auto- ritĂ© respecte ses droits et qu'elle ne cherche pas Ă violenter ses sen- TOME Lxxxviii. â 1888. il^ 210 REVUE DES DEUX MONDES. timens. Tout semblait aller pour le mieux, et le 15 octobre 1886, le prince Hohenlohe dĂ©clarait que peu de mois lui avaient suffi pour s'attacher au pays qu'il Ă©tait chargĂ© de gouverner, que dĂ©sormais il regardait Strasbourg comme sa patrie. Tout Ă coup les affaires se gĂą- tĂšrent, se brouillĂšrent, et ce furent les Ă©lections du 21 fĂ©vrier 1887 qui firent tout le mal; mais Ă qui la faute? Le Reichstag avait refusĂ© de voter le septennat, et il fut dissous. M. de Bismarck avait prononcĂ© Ă cette occasion l'un de ses discours les plus retentissans il y reprĂ©sentait l'armĂ©e française comme un redou- table instrument d'agression, et la France comme une nation que le premier hasard prĂ©cipiterait dans une guerre de revanche. Il devait s'attendre que son Ă©loquence et ses prophĂ©ties remueraient profondĂ©- ment les provinces annexĂ©es. Peu lui importait; il ne songeait qu'Ă se procurer une majoritĂ© dans le futur Reichstag, et il sacrifiait l'ac- cessoire au principal. Heureusement l'Alsacien a trop de bon sens pour ne pas savoir que certaines dĂ©clarations du chancelier ne doivent ĂȘtre acceptĂ©es que sous bĂ©nĂ©fice d'inventaire. Mais, en conscience, on ne pouvait espĂ©rer qu'il prĂźt parti pour le septennat. On annonçait Ă l'Alsace-Lorraine de prochaines batailles, et on lui demandait d'Ă©lire des dĂ©putĂ©s favorables Ă une loi qui l'obligerait Ă augmenter le con- tingent qu'elle devait fournir Ă l'Allemagne; c'Ă©tait vraiment trop exi- ger. Le prince Hohenlohe fit une faute grave ; il aurait dĂ» s'abstenir, il rĂ©solut d'entrer en campagne. Pour se conformer aux instructions que M. de Hofmann recevait de la chancellerie impĂ©riale, et malgrĂ© les avis contraires que lui donnaient ses sous-prĂ©fets eux-mĂȘmes, il publia un manifeste en faveur du septennat, et ordre fut intimĂ© Ă tous les fonctionnaires d'user de tous les moyens pour arracher au pays un vote qui fĂ»t agrĂ©able Ă Berlin. Jamais pression si violente n'avait Ă©tĂ© exercĂ©e sur les Ă©lecteurs ; on se flattait de les intimider, on ne rĂ©ussit qu'Ă les irriter. Un des candidats officiels ayant affirmĂ© que, si le sep- tennat Ă©tait rejetĂ©, ce serait la guerre, et que l'ennemi ne tarderait pas Ă envahir le Reichsland, on lui cria a L'ennemi ! il y a plus de seize ans qu'il est chez nous, n On avait semĂ© le vent, on rĂ©colta la tempĂȘte, et l'opposition remporta un Ă©clatant triomphe. L'Ă©loquence de M. de Bismarck et le manifeste du prince Hohenlohe l'avaient beau- coup aidĂ©e. Les bureaucrates de mĂ©tier ne sont jamais si certains d'avoir raison que lorsqu'ils sont dans leur tort. C'est la faute du feu marĂ©chal, s'Ă©criait-on, de sa mansuĂ©tude et de ses concessions! VoilĂ oĂč nous ont menĂ©s les voies de douceur 1 â On avait dit aux Alsaciens-Lorrains Si vous votez bien, on vous donnera peut-ĂȘtre du sucre d'orge; si vous votez mal, vous aurez le fouet. » Ils avaient mal votĂ©, ils ont eu le fouet. Les fonctionnaires mĂ©contens et les professeurs de l'univer- DECX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 211 site de Strasbourg qui envoient des correspondances anonymes Ă Berlin et Ă Cologne demandaient que le Reichsland fĂ»t incorporĂ© Ă la Prusse, que toute personne suspecte de sympathies françaises fĂ»t chassĂ©e du pays, que le Landesausschuss fĂ»t supprimĂ©. On n'a pas fait tout ce qu'ils dĂ©siraient; mais on a renchĂ©ri sur la politique compres- sive et tracassiĂšre d'autrefois. Les dĂ©nonciations encouragĂ©es, rĂ©com- pensĂ©es, la police ayant l'Ćil et la main partout, des mesures puĂ©riles et des brutalitĂ©s, la proscription des Ă©tiquettes et des enseignes de boutiques françaises, les chemins de fer n'acceptant plus les colis qui portent une marque française, un pĂšre de famille condamnĂ© pour avoir envoyĂ© son fils apprendre le français dans une Ă©cole de Saini-DiĂ©, le chocolat MĂ©nier mis Ă l'index, l'ordre de dĂ©baptiser le pain d'Ă©pice et de ne l'appeler jamais que Pfefferkuchen, les chants sĂ©ditieux punis de 4,000 francs d'amende et de deux ans de prison, des difficultĂ©s croissantes pour les permis de sĂ©jour, des expulsions, des bannisse- mens; que n'inventent pas des bureaux en colĂšre? Enfin est venue la loi des passeports, et dĂ©sormais l'Alsace-Lorraine a une frontiĂšre fer- mĂ©e, qui ne s'entre-bĂąille que pour laisser passer des gens absolument sĂ»rs. Cette loi, dont les finances du Reichsland risquent de se res- sentir, sera-t-elle rapportĂ©e? L'Allemagne ne persuadera jamais au monde que pour tenir un pays oĂč il n'y a jamais eu en dix-sept ans le moindre dĂ©sordre, elle est obligĂ©e d'ajouter Ă la dictature les rigueurs d'un emprisonnement cellulaire. Pendant que les bureaux cĂ©lĂšbrent leur victoire, que fait le Statthal- ter? 11 laisse faire. Soit qu'il n'ait pas Ă Berlin l'autoritĂ© suffisante, ou qu'il soit dĂ©sireux de ne pas compromettre son repos, il semble avoir rĂ©solu de ne se mĂȘler de rien, de n'intervenir en rien. 11 laisse ses fonctionnaires libres de suivre leurs propres inspirations ou celles qu'ils reçoivent de la capitale de l'empire ; il ne leur adresse aucune question indiscrĂšte, il s'applique Ă ne point s'ingĂ©rer dans leurs affaires. 11 n'a point de conseil intime, et on ne cite de lui aucun propos de table; il ne donne guĂšre Ă dĂźner, il reprĂ©sente peu, fait peu de bruit, il s'efface. On l'a autorisĂ© Ă faire sonner les cloches sur son passage ; mais il n'abuse pas de cette autorisation. On raconte qu'il est entrĂ© un jour, le chapeau sur la tĂȘte, dans une salle oĂč siĂ©geait un conseil municipal ; il a dĂ» lui en coĂ»ter, car il a d'ordinaire la politesse exacte d'un homme trĂšs bien nĂ©. Ajoutons qu'il a l'esprit trop cultivĂ©, qu'il est trop intelligent, trop raisonnable pour approuver des mesures ridicules ou brutales, qu'il n'ose condamner tout haut. S'il cĂ©dait Ă son penchant naturel, il in- tercĂ©derait quelquefois, il se souviendrait peut-ĂȘtre qu'il avait fait au Reichsland l'honneur de l'adopter pour sa patrie. 11 dirait comme Ponce-Pilate a Je ne vois rien de criminel dans cet accusĂ©. » Mais / 212 REVUE DES DEUX MONDES, il ne dit rien le prince Hohenlohe est un Ponce-Pilate qui se tait. Au reste, dans toute l'Alsace-Lorraine, le silence est d'or. Si le Statthalter ne souffle mot, c'est qu'il craint de se brouiller avec ses bureaux ou avec Berlin ; si les administrĂ©s se taisent, c'est que l'Alsace est un des pays de ce monde d'oĂč il est le plus dur d'ĂȘtre exilĂ©. Il y a cependant des gens qui ne savent pas se tenir ni rĂ©sister Ă la funeste dĂ©mangeaison de dire une fois au moins ce qu'ils ont sur le cĆur. NaguĂšre un Kreis- director priait un bourgmestre alsacien de lui faire les honneurs de sa commune. Le bourgmestre lui montra dans l'Ă©glise une petite souris d'argent, prĂ©sent d'un Ă©vĂȘque, et qui passe pour avoir la vertu de conjurer tous les flĂ©aux. â Vous croyez donc Ă cette niaiserie? demanda le sous prĂ©fet en haussant les Ă©paules. â Comment pour- rais-je y croire encore, rĂ©pondit le maire en courbant les siennes, puis- que vous ĂȘtes encore ici! » 11 y avait en Alsace, dĂšs le lendemain de la conquĂȘte, des autono- mistes et des protestataires. Ils se querellaient souvent, et ils Ă©taient cependant bien prĂšs de s'entendre. Les uns disaient Les Allemands nous accorderont notre autonomie ; s'ils nous la refusent, nous pro- testerons comme vous. » Les autres rĂ©pondaient Vous verrez que les Allemands ne nous la donneront jamais; si par miracle ils nous la donnaient, comme vous nous transigerions. » Sous le rĂ©gime du ma- rĂ©chal de ManteufTel, plus d'un protestataire Ă©tait devenu autono- miste; sous le rĂ©gime prĂ©sent, il n'y a pas un autonomiste qui ne proteste. On prĂ©tend que qui aime bien chĂątie bien, disait au Reich- stagun dĂ©putĂ© du Reichsland; mais puisque nous devons ĂȘtre Ă©ternel- lement chĂątiĂ©s, puisque, moins favorisĂ©s que les autres citoyens alle- mands, on nous condamne Ă ĂȘtre toujours gouvernĂ©s par des lois d'exception, que voulez-vous que nous pensions de notre nouvelle nationalitĂ©? » Les autonomistes ont perdu leurs espĂ©rances, et quand on s'informe de leur santĂ©, ils rĂ©pondent, comme Saint-Ăvremond mourant Je voudrais me rĂ©concilier avec l'appĂ©tit. » Le prince Hohenlohe est le plus discret des gouverneurs. S'il sortait de son pru- dent silence, il confesserait sans doute que la politique Ă laquelle on le force d'attacher son nom lui paraĂźt fort impolitique, que les mesures qu'on l'oblige de prendre ou de laisser prendre sont les plus propres du monde Ă inspirer Ă un peuple fier autant que sage et patient le dĂ©goĂ»t du pain qu'on lui fait manger, ainsi que de la main qui le lui offre, et le fatal amour du fruit dĂ©fendu. G. Valbeht. REVUE LITTĂRAIRE LA CRITIQUE SCIENTIFIQUE. La Critique scientifique, par M. Emile Henuequin. Paris, 1888; Perrin. J'ouvre le livre de M. Emile Hennequin sur la Crilique scientifique, â M. Emile Hennequin est un jeune Ă©crivain dont on se rappellera peut-ĂȘtre avoir lu d'intĂ©ressans et curieux Essais, â et dĂšs la pre- miĂšre page, ou le premier chapitre, car il faut ĂȘtre exact, j'y trouve la phrase que voici La critique littĂ©raire, qui a dĂ©butĂ© aux temps mo- dernes et en France par les examens de Corneille et de Racine, par Boi- leau et Perrault, apparut comme un genre distinct dans la seconde moitiĂ© du xviii* siĂšcle, dans ce pays avec La Harpe et les Salons de Diderot, en Angleterre avec Addison, en Allemagne avec Lessing. » Sur quoi je ne puis m'empĂȘcher de remarquer premiĂšrement, que ce n'est point en France, mais plutĂŽt en Italie, que la critique moderne a dĂ©butĂ© ; » deuxiĂšmement, que si je connais bien les Examens de Corneille, je n'en connais point de Racine, â ce sont sans doute ses PrĂ©/aces; â troi- siĂšmement, que les Chapelain et les d'Aubignac, la prĂ©face de VAdone, celle de la Pucelle, les Sentimens de r AcadĂ©mie sur le Cid, la Pratique du théùtre, ayant prĂ©cĂ©dĂ© les Examens de Corneille lui-mĂȘme, ont donc aussi prĂ©cĂ©dĂ© les Satires de Boileau, son Art poĂ©tique, et les Dialogues de Perrault sur les Anciens et les Modernes; quatriĂšmement, qu'Ă part les lecteurs de la Correspondance de Grimm, c'est-Ă -dire quelques prin- cipicules d'Allemagne, les Salons de Diderot n'ont guĂšre Ă©tĂ© connus que de nos jours; cinquiĂšmement, qu'Addison Ă©tant mort en 1719, il n'ap- 2i/l REVDE DES DEDX MONDES. partientpas Ă la seconde moitiĂ© duxviir siĂšcle; » sixiĂšmement, qu'en Allemagne, Lessing a Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ© de Gottsched, sans parler de quel- ques autres;., et toutes ces petites erreurs, parfaitement insignifiantes en soi, qui le seraient partout ailleurs, cessent de l'ĂȘtre et deviennent fĂącheuses dans un livre dont le titre obligeait avant tout son auteur Ă cette prĂ©cision qui faille premier caractĂšre de l'esprit scientifique. » Rien de plus facile, en effet, que d'Ă©noncer des idĂ©es gĂ©nĂ©rales et de les faire servir aux plus beaux dĂ©veloppemĂ«ns, quand on nĂ©glige, que l'on oublie, ou que l'on ignore les faits exacts qui les jugent, et presque toujours, en les jugeant, les ruinent; mais rien aussi de moins scien- tifique, » ni qui nous mette plus naturellement en dĂ©fiance d'un auteur et d'un livre. C'est le grand dĂ©faut de M. Hennequin son livre, qui tĂ©moigne d'une ardeur de gĂ©nĂ©ralisation toute juvĂ©nile, tĂ©moigne aussi de quelque insuffisance d'informations, de lectures et de rĂ©flexions. L'histoire de la littĂ©rature française, en particulier, lui semble ĂȘtre un peu Ă©tran- gĂšre, ou du moins nous avons quelque raison de le croire, quand nous le voyons Ă©crire des phrases comme celle-ci, par exemple, sur laquelle justement il prĂ©tend Ă©tablir tout un long raisonnement Il a fallu deux siĂšcles Ă Pascal et Ă Saint-Simon pour atteindre la renommĂ©e. » En effet, les MĂ©moires de Saint-Simon n'ayant paru pour la premiĂšre fois qu'il y a cent ans au plus, on ne voit pas bien comment la re- nommĂ©e du noble duc eĂ»t pu prĂ©cĂ©der elle-mĂȘme de cent ans la publica- tion de ses Ćuvres. Mais pour Pascal, on ne connaĂźt guĂšre, auxvii* siĂšcle, de plus grand succĂšs de librairie que celui des Provinciales, Ă moins que ce ne soit celui des PensĂ©es^ dont on possĂšde jusqu'Ă sept ou huit Ă©ditions ou contrefaçons pour la seule annĂ©e de leur apparition. Dans un autre endroit de son livre, adoptant pleinement l'opinion trop intĂ©- ressĂ©e peut-ĂȘtre de certains critiques anglais et allemands, M. Henne- quin reproche Ă la littĂ©rature française de n'ĂȘtre pas assez nationale, » â ou plutĂŽt il ne le lui reproche pas, ce n'est point comme il en use, et il ne se pique de rien tant que de ne pas juger, » â mais il con- state enfin qu'elle ne l'est pas. J'aurais voulu lĂ -dessus, et pour en finir avec ce paradoxe irritant, qu'il prĂźt la peine de nous dire en quoi RomĂ©o et Juliette, Othello, le Marchand de Venise, Jules CĂ©sar ou Coriolan, sont aux Anglais des sujets plus nationaux » que le Cid, ou Polyeucte, ou Ăndromaque, ou le Misanthrope Ă nous autres Français. Mais, je ne sais pourquoi, c'est une chose entendue parmi nous que Shakspeare, mĂȘme quand il copie Plutarque ou Luigi da Porta, demeure Anglais, tandis que Racine ou MoliĂšre sont Grecs ou Latins, mĂȘme quand ils composent Bajazet ou Tartufe. Goethe aussi, apparemment, a traitĂ© des sujets na- tionaux, » dans son IphĂźgĂ©nie en Tauride et dan^ son Torquato Tasso, comme Schiller dans sa Jeanne d'Arc ou dans son Don Carlos. En un REVUE LITTERAIRE. 215 autre endroit encore, et toujours pour en tirer des conclusions dogma- tiques, M. Hennequin dresse une liste sommaire de littĂ©rateurs ap- partenant Ă la mĂȘme nation, Ă la mĂȘme Ă©poque... et prĂ©sentant cepen- dant des caractĂšres intellectuels nettement divers. » On est quelque peu Ă©tonnĂ© d'y voir figurer comme contemporains, Joinville 122/^- 1319, Froissart 1337-UlO, Commynes H/i7-1511, » qui vĂ©curent, ainsi que l'on voit, Ă quelque cent ans de distance l'un de l'autre; et, dans des temps plus modernes, oĂč les gĂ©nĂ©rations littĂ©raires se succĂš- dent, en quelque sorte, plus rapidement. Mâą* de SĂ©vignĂ© rapprochĂ©e de Saint-Simon, lequel n'avait pas commencĂ© d'Ă©crire quand elle mourut, ou l'auteur de Manon Lescaut de celui de Gil Blas, dont on peut dire que l'un ne prit la succession de l'autre que pour la dĂ©na- turer. Je tĂącherai de montrer tout Ă l'heure Ă M. Hennequin, dans un livre comme le sien, l'importance particuliĂšre de ces vĂ©tilles; » mais, en attendant, nous pouvons toujours dire qu'un peu plus de prĂ©cision et de souci des dates ou des faits n'eĂ»t pas Ă©tĂ© pour nuire Ă l'intĂ©rĂȘt, Ă la soliditĂ©, et Ă l'autoritĂ© de son livre. Car, parmi toutes ces petites erreurs, on y trouve de fort bonnes choses, et qui paraĂźtraient bien meilleures encore, si la façon
Publishingplatform for digital magazines, interactive publications and online catalogs. Convert documents to beautiful publications and share them worldwide. Title: Le P'tit Zappeur - carcassonne #489, Author: zappeurmag, Length: 32 pages, Published: 2022-05-20
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France 4 - 2020-10-23T174000Z 2020-10-23T174000Z -, France 4 - 2020-10-23T181000Z 2020-10-23T181000Z -, France 4 - 2020-10-23T183500Z 2020-10-23T183500Z -, France 4 - 2020-10-23T190400Z 2020-10-23T190400Z -, France 4 - 2020-10-23T190500Z 2020-10-23T190500Z -, France 4 - 2020-10-23T212000Z 2020-10-23T212000Z -, France 4 - 2020-10-24T174500Z 2020-10-24T174500Z -, France 4 - 2020-10-24T181000Z 2020-10-24T181000Z -, France 4 - 2020-10-24T184000Z 2020-10-24T184000Z -, France 4 - 2020-10-24T190500Z 2020-10-24T190500Z -, France 4 - 2020-10-24T204000Z 2020-10-24T204000Z -, France 4 - 2020-10-24T214500Z 2020-10-24T214500Z -, France 4 - 2020-10-24T215000Z 2020-10-24T215000Z -, France 4 - 2020-10-25T184000Z 2020-10-25T184000Z -, France 4 - 2020-10-25T200500Z 2020-10-25T200500Z -, France 4 - 2020-10-25T213500Z 2020-10-25T213500Z -, France 4 - 2020-10-25T223000Z 2020-10-25T223000Z -, France 4 - 2020-10-26T183500Z 2020-10-26T183500Z -, France 4 - 2020-10-26T190500Z 2020-10-26T190500Z -, France 4 - 2020-10-26T193500Z 2020-10-26T193500Z -, France 4 - 2020-10-26T200400Z 2020-10-26T200400Z -, France 4 - 2020-10-26T200500Z 2020-10-26T200500Z -, France 4 - 2020-10-26T213500Z 2020-10-26T213500Z -, France 4 - 2020-10-26T220500Z 2020-10-26T220500Z -, France 4 - 2020-10-27T183500Z 2020-10-27T183500Z -, France 4 - 2020-10-27T190500Z 2020-10-27T190500Z -, France 4 - 2020-10-27T193500Z 2020-10-27T193500Z -, France 4 - 2020-10-27T200400Z 2020-10-27T200400Z -, France 4 - 2020-10-27T200500Z 2020-10-27T200500Z -, France 4 - 2020-10-27T220500Z 2020-10-27T220500Z -, France 4 - 2020-10-27T223000Z 2020-10-27T223000Z -, France 4 - 2020-10-27T225500Z 2020-10-27T225500Z -, France 4 - 2020-10-28T171500Z 2020-10-28T171500Z -, France 4 - 2020-10-28T190500Z 2020-10-28T190500Z -, France 4 - 2020-10-28T193500Z 2020-10-28T193500Z -, France 4 - 2020-10-28T200500Z 2020-10-28T200500Z -, France 4 - 2020-10-28T214500Z 2020-10-28T214500Z -, France 4 - 2020-10-29T171500Z 2020-10-29T171500Z -, France 4 - 2020-10-29T190500Z 2020-10-29T190500Z -, France 4 - 2020-10-29T193500Z 2020-10-29T193500Z -, France 4 - 2020-10-29T200500Z 2020-10-29T200500Z -, France 4 - 2020-10-29T214000Z 2020-10-29T214000Z -, France 4 - 2020-10-30T171500Z 2020-10-30T171500Z -, France 4 - 2020-10-30T190500Z 2020-10-30T190500Z -, France 4 - 2020-10-30T193500Z 2020-10-30T193500Z -, France 4 - 2020-10-30T200500Z 2020-10-30T200500Z -, France 4 - 2020-10-30T221500Z 2020-10-30T221500Z -, France 4 - 2020-10-31T173000Z 2020-10-31T173000Z -, France 4 - 2020-10-31T192000Z 2020-10-31T192000Z -, France 4 - 2020-10-31T194500Z 2020-10-31T194500Z -, France 4 - 2020-10-31T200500Z 2020-10-31T200500Z -, France 4 - 2020-10-31T211500Z 2020-10-31T211500Z -, France 4 - 2020-10-31T224000Z 2020-10-31T224000Z -, France 4 - 2020-11-01T183000Z 2020-11-01T183000Z -, France 4 - 2020-11-01T200500Z 2020-11-01T200500Z -, France 4 - 2020-11-01T210000Z 2020-11-01T210000Z -, France 4 - 2020-11-01T215000Z 2020-11-01T215000Z -, France 4 - 2020-11-01T224500Z 2020-11-01T224500Z -, France 4 - 2020-11-02T171500Z 2020-11-02T171500Z -, France 4 - 2020-11-02T190500Z 2020-11-02T190500Z -, France 4 - 2020-11-02T193500Z 2020-11-02T193500Z -, France 4 - 2020-11-02T200500Z 2020-11-02T200500Z -, France 4 - 2020-11-02T213500Z 2020-11-02T213500Z -, France 4 - 2020-11-02T220500Z 2020-11-02T220500Z -, France 4 - 2020-11-03T171500Z 2020-11-03T171500Z -, France 4 - 2020-11-03T190500Z 2020-11-03T190500Z -, France 4 - 2020-11-03T193500Z 2020-11-03T193500Z -, France 4 - 2020-11-03T200500Z 2020-11-03T200500Z -, France 4 - 2020-11-03T213500Z 2020-11-03T213500Z -, France 4 - 2020-11-04T171500Z 2020-11-04T171500Z -, France 4 - 2020-11-04T190500Z 2020-11-04T190500Z -, France 4 - 2020-11-04T193500Z 2020-11-04T193500Z -, France 4 - 2020-11-04T200500Z 2020-11-04T200500Z -, France 4 - 2020-11-04T220000Z 2020-11-04T220000Z -, France 4 - 2020-11-05T171500Z 2020-11-05T171500Z -, France 4 - 2020-11-05T190500Z 2020-11-05T190500Z -, France 4 - 2020-11-05T193500Z 2020-11-05T193500Z -, France 4 - 2020-11-05T200500Z 2020-11-05T200500Z -, France 4 - 2020-11-05T213500Z 2020-11-05T213500Z -, France 4 - 2020-11-06T171500Z 2020-11-06T171500Z -, France 4 - 2020-11-06T190500Z 2020-11-06T190500Z -, France 4 - 2020-11-06T193500Z 2020-11-06T193500Z -, France 4 - 2020-11-06T200500Z 2020-11-06T200500Z -, France 4 - 2020-11-06T221000Z 2020-11-06T221000Z -. Il semblerait que vous ayez dĂ©jĂ une grille personnalisĂ©e, pour y accĂ©der cliquez ci-dessous. Retrouvez France 4 en replay et en direct sur En soirĂ©e, elle rĂ©vĂšle un panel variĂ© de programmes avec une offre importante de documentaires, de sĂ©ries comme Seuls Ă la maison et de spectacles musicaux avec lâĂ©mission Monte le son. Comment les aventuriĂšres se dĂ©brouillent-elles ? FRANCE 4 - Retrouvez la grille complĂšte des programmes TV de FRANCE 4 avec TĂ©lĂ© 7 Jours Couvre-feu "Il est possible que la deuxiĂšme vague soit pire que la premiĂšre" alerte Martin Hirsch, directeur de l'AP-HP, "Quelle dĂ©ception", "Aberrant" MaĂŻwenn sâattire les foudres des internautes aprĂšs ses propos sur les fĂ©ministes et Polanski. Retrouvez France 4 en replay et en direct sur ConfĂ©rence Petite Enfance Angers 2020, Analyse Stromae Papaoutai, Ecully Perollier, Vitorino Hilton Transfermarkt, MĂ©tĂ©o Cessieu 15 Jours, Le RĂŽle De La MĂšre Dans La SociĂ©tĂ©, Signification Des Couleurs En Psychologie, La Fille Du PĂšre NoĂ«l Explication, Ol - Rangers, Alex Hugo Saison 7, Rita Saison 4, Connemara Irlande Du Nord, Bohemian Rhapsody Chords Pdf, Accident Rhone Aujourd'hui, MĂ©tĂ©o Agricole Piriac-sur-mer, Plk Nana, Mmz Pour La Vie, Agence ImmobiliĂšre Lyon 2, Top Gear France Saison 7, Teams TĂ©lĂ©charger, Salaire Megan Rapinoe, N'oubliez Pas Les Paroles Margaux, Calogero Les Plus Belles AnnĂ©es D'une Vie, Ana Girardot Mariage, Location Saint-fons, MĂ©tĂ©o Munich Demain, RelevĂ© MĂ©tĂ©orologique, Philippe Bas Age, RibeauvillĂ© HĂŽtel, Pierre Perret Chanson, Buster Keaton Horloge, Lac Souterrain St-lĂ©onard Concert, Mercato Estival 2020 Date, Me Before You Film Complet En Français, Calogero Chanson D'amour, Topo Guide Gr 3, Libres Gabriel Le Bomin, Fonctionnement Canal Vod, Qpv Paris 15, Clinique Champvert Recrutement, Adeline Marthe Soeur De Shy'm, Circuit Vtt Lac De Maine, Mairie Balma Carte IdentitĂ©, Marquis De La Fayette, La RochĂšre - Catalogue, Liev Schreiber Couple 2019, Bootstrap Notify Generator, Ah ça Ira, Quartier Saint-serge Angers Avis, Sat 24 Monde, Michel Sardou - La Java De Broadway Paroles, Enterrement Lyon Aujourd'hui, Beni Affet Final, Mistral Gagnant piano Accompagnement, Les Faluns, Minguettes 2019, Le Papa Pingouin Version Originale, ça Va ça Vient karaokĂ©, Louane Joie De Vivre Tracklist, Donne-moi Ton CĆur Louane, Croix-rousse Lyon Restaurant, Quartier Lac De Maine, Angers, Savoir Aimer Partition, MĂ©tĂ©o Annecy 14 Septembre 2019, Sondage Municipales Lyon 2Ăšme Tour, Le Mot Papa Poesie, Guadeloupe Tourisme Coronavirus, Nous+vous Donne Quoi, Temporary Protected Status, Villeurbanne Avis, Saoirse Ronan Jack Lowden, Valeur En Douane Calcul, Mairie De Melun, Maman, J'ai Bobo, Citation En Anglais, Code Promo M6 Boutique Juin 2020, Si Jamais J'oublie Paroles, Soprano Taille, Merzhin Le Petit Manager, Indila Love Story,
AllanQuatermain et la pierre des ancĂȘtres ou King Solomon's Mines en VO est un film rĂ©alisĂ© par Steve Boyum sorti en France le 6 Juin 2004. Que renferme les mines du Roi
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Allan Quatermain et la pierre des ancĂȘtres) Saison : 1 Que renferme les mines du Roi Salomon ? La tombe lĂ©gendaire existe-t-elle vraiment ? Nul ne peut le dire, car ceux qui sont partis Ă sa recherche n'en sont jamais revenus. L'aventurier, Allan Quartermain, a Ă©tĂ© engagĂ© par la belle anglaise, Elizabeth Andersen, pour l'aider Ă retrouver son pĂšre, exp [voir le dĂ©tail]
Un peu cryptique, mon titre, non? Moi, j'aime bien. Bref. Parmi mes bonnes rĂ©solutions pour l'annĂ©e 2010, il y avait celle d'apprendre Ă utiliser Ă fond le langage SQL. Pour ce faire, j'ai passĂ© il y a quinze jours une bonne heure Ă la librairie Eyrolles pour trouver un livre suffisamment complet, pĂ©dagogique et pas trop axĂ© sur un systĂšme de gestion de bases de donnĂ©es prĂ©cis la plupart des bouquins ne s'intĂ©ressent qu'Ă mySQL, alors que j'ai plutĂŽt optĂ© pour SQLite. J'ai fini par renoncer Ă employer un manuel français rien trouvĂ© de bien convaincant - d'ailleurs j'ai dĂ©jĂ plusieurs titres français sur la question dans ma bibliothĂšque et, justement, ils ne m'ont pas convaincu et j'ai jetĂ© mon dĂ©volu sur Learning SQL, d'Alan Beaulieu, chez O'Reilly oui, j'aime bien O'Reilly; et je ne suis pas le seul, ISBN 978-0-596-52083-0, avril 2009 pour la seconde Ă©dition zen chercherez, des blogs qui vous donnent des rĂ©fĂ©rences aussi prĂ©cises.Le bouquin est trĂšs clair et pĂ©dagogique, parsemĂ© d'humour ce qui ne gĂąte vraiment rien. Il est construit autour d'une base de donnĂ©es abondante et savamment emberlificotĂ©e, qu'on peut se procurer sur le site d'O'Reilly pour ensuite tester des manips avec mySQL. C'est une excellente idĂ©e, mais il s'agit bien sĂ»r de donnĂ©es bidon clients bidon, adresses bidon, produits bidon, numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone bidon - alors qu'on ne progresse jamais autant dans la maĂźtrise des bases de donnĂ©es qu'en traitant des donnĂ©es rĂ©elles, toujours truffĂ©es d'exceptions et de cas particuliers. J'adore ça, et d'autant plus que je sais que la plupart des informaticiens gĂšrent ces exceptions tout simplement en les ignorant - ce qui, Ă mon sens, dĂ©montre bien qu'ils sont loin d'ĂȘtre aussi intelligents qu'ils ne souhaiteraient le faire croire. Et si vous trouvez que j'exagĂšre, regardez donc sur votre chĂ©quier comment les informaticiens de votre banque ont notĂ© votre adresse je vous parie Ă dix contre un qu'elle est Ă©crite toute en majuscules et sans accents. Ah ouais, les accents, c'est une vraie galĂšre Ă gĂ©rer, surtout quand l'informaticien est une brĂȘle - et c'est trĂšs gĂ©nĂ©ralement le cas comme vous pouvez le voir si mĂȘme les kadors que s'offrent la BNP et Natixis sont infoutus de noter un c cĂ©dille, ça vous donne une idĂ©e de ce que le clampin moyen serait capable de faire avec une bien moi, j'aime les exceptions, les cas foireux, les trucs qui rentrent pas dans les cases. Dans le cas de ma DVDthĂšque, j'aime les films qui ont plusieurs titres qui s'appellent "Wild at Heart" in English et "Sailor et Lula" en français, par exemple, j'aime les "coffrets Paul Newman" enfermant dans un contenant unique "la Chatte sur un toit brĂ»lant", "Doux oiseau de jeunesse" et "le Gaucher", j'aime les dynasties d'acteurs Kirk et Michael Douglas, Henry et Jane Fonda... qui forcent Ă noter les prĂ©noms, j'aime les trilogies avec 3 DVD dans la mĂȘme jaquette, j'aime les noms Ă coucher dehors du genre Krzysztof KieĆlowski auteur d'une jolie trilogie, justement... Et j'affirme en toute tranquillitĂ© d'Ăąme que l'informaticien qui fait la grimace en entendant ça, au lieu de s'enthousiasmer devant la difficultĂ©, est une J'y travaille. J'ai passĂ© la journĂ©e d'hier Ă constituer un inventaire exhaustif des films et des jaquettes ce qui n'est pas du tout la mĂȘme chose, d'abord en lisant Ă voix haute devant mon dictaphone ce que je pouvais lire sur la tranche de tous mes DVD la jolie photo illustrant cette notule reprĂ©sente l'un des 20 rayonnages de ma DVDthĂšque, mais il y a bien sĂ»r aussi des caisses, des cartons et mĂȘme des tas, puis en tapant tout ça avec mes petits doigts agiles sur emacs, puis en le faisant bouffer Ă Calc, puis en le convertissant en CSV, puis en le convertissant en SQL. Eh bien, une journĂ©e m'a suffi pour rĂ©pertorier dans les 600 titres dont seulement 360 installĂ©s proprement sur des rayonnages, tous achetĂ©s lĂ©galement bonjour madame Hadopi Ă une seule exception prĂšs 1 chic, encore une exception. Tiens, pour le mĂȘme prix, je vais vous filer la liste, ça attirera sur ce blog plein de trafic, nyark nyark nyark, et par ailleurs ça me permettra de la retrouver dans n'importe quel vous reparlerai certainement de cette superbe base de donnĂ©es, mais pour le moment, je conclus cette notule avec la fameuse liste. A bientĂŽt!12 hommes en colĂšre, 1926 VidĂ©o anniversaire, 20 000 lieues sous les mers, 2001, l'odyssĂ©e de l'espace, 3 Ăąges les -, 36, quai des OrfĂšvres, 37°2 le matin, 4 mariages et un enterrement, 4e Ă©tage le -, 8 femmes, 9 semaines 1/2, A bout de souffle, A l'est d'Eden, A la poursuite du diamant vert, A la rencontre de Forrester, A propos d'Henry, A travers le miroir, AbbĂ© GrĂ©goire l'-, Accords et dĂ©saccords, Addicted to Love, Affaire de goĂ»t une -, Age de glace l'-, Agrippine 1, Ah! Si j'Ă©tais riche, Albert est mĂ©chant, Alexandre Nevski, Alien, Allan Quatermain et la citĂ© de l'or perdu, Amadeus, Amants du nouveau monde les -, Amour & mensonges, Amour Ă New York un -, AmĂ©ricain Ă Paris un -, Anastasia, Animal Kingdom the -, Antitrust, Apollo 13, Apparences, Aprile, Arcimboldo, Aristocats the -, Arnaque l', ArrĂȘte-moi si tu peux, AssociĂ© l' -, AssociĂ© du diable l'-, AssociĂ©s les -, Attention, bandits, Au nom d'Anna, Auberge espagnole l'-, Austin Powers, Autant en emporte le vent, Aventures de Blake et Mortimer les -, Aventuriers de l'arche perdue les -, Avocat du diable l'-, Babel, Bad Company, Bad Timing, Bambi, Barber the -, Barton Fink, Basic Instinct, Be Happy, Bee Movie, Better off dead, Bienvenue chez les chtis, Bienvenue Ă Gattaca, Big Lebowski the -, Big Town the -, Billy Elliott, Blake et Mortimer, Blanc, Blessures assassines les -, Blessures assassines les -, Blessures secrĂštes, Bleu, Blink, Blue Steel, Blue Velvet, Bodin's, mĂšre et fils les -, Bombon el perro, Bon, la brute et le truand le -, Borat, Boucher le -, Boulevard du crĂ©puscule, Bounty le -, Bouteille Ă la mer une -, Boys, Brasil, Brigadoon, Broken Flowers, Buster Keaton, l'intĂ©grale des courts mĂ©trages 1917-1923, BĂ»cher des vanitĂ©s le -, Cadavres ne portent pas de costard les -, Cadet d'eau douce, Cage aux rossignols la -, Caire nid d'espions le -, Calculs meurtriers, Candidat le -, CanonniĂšre du Yang-Tse la -, Caramel, Carnaval des animaux le -, Carrie, Cars, Casablanca, Cashback, Casino, Central do Brasil, Cercle rouge le -, Chambre du fils la -, Chantons sous la pluie, Chaplin, Charlie Chaplin, Charlotte Gray, Chasse aux sorciĂšres la -, Chatte sur un toit brĂ»lant la -, ChevauchĂ©e fantastique la -, Chicken Run, Chinatown, Chocolat le -, Choses secrĂštes, Chute la -, Chute libre, ChĂšvre la -, Cinq cartes Ă abattre, CinĂ©ma Paradiso, Cirque le -, City Hall, CitĂ© des anges la -, Coffret Paul Newman, Colors, Combien tu m'aimes?, Comment se faire larguer en 10 leçons, Comtesse aux pieds nus la -, ComĂ©dies musicales, Constant Gardener the -, Conte de NoĂ«l un -, Corps impatients les -, Corps Ă corps, Corto Maltese, Couleur du mensonge la -, Cri dans la nuit un -, Cria cuervos, Crime et chĂątiment, Cris et chuchotements, Cyrano de Bergerac, Dame du vendredi la -, Dames de Cornouailles les -, Dead Man, Dead zone, Demoiselles de Rochefort les -, Dernier Empereur le -, DerniĂšre croisade la -, Desperate Hours, Dialogue avec mon jardinier, Dilettante la -, Docteur Jivago le -, Dogville, Don Juan, Donnie Brasco, Doublure la -, Doux oiseau de jeunesse, Douze salopards les -, Dragon l'arnaque, Duplicity, DĂ©clin de l'empire amĂ©ricain le -, DĂ©saccord parfait, DĂ©tective privĂ©, DĂ©tonateur le -, DĂ buen dĂa a papĂĄ, Eclair de lune, Edith Piaf, Edith et Marcel, Effroyables jardins, Eglises de France, Ile-de-France 1, Elle voit des nains partout, Emmerdeur l'-, Empereur et l'assassin l'-, Emprise l'-, En direct sur Ed TV, En face, En suivant la flotte, En toute bonne foi, EnchaĂźnĂ©s les -, Ennemis rapprochĂ©s, EnquĂȘte l'-, EnsorcelĂ©s les -, Epouses et concubines, Erin Brockovich, Escale Ă Hollywood, Escroc malgrĂ© lui, Escrocs mais pas trop, Et au milieu coule une riviĂšre, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Etoile est nĂ©e une -, Etre et avoir, Etreintes brisĂ©es, ExcĂšs de confiance, Existenz, Eyes Wide Shut, Fabuleux destin d'AmĂ©lie Poulain le -, Family Man, Fargo, Farinelli, Fauteuils d'orchestre, Feet first, Femme infidĂšle la -, Femmes au bord de la crise de nerfs, FenĂȘtre secrĂšte, Festen, Fille de d'Artagnan la -, Fish and Chips, Fitzcarraldo, Fleur de mon secret la -, Flight Plan, FlĂ»te enchantĂ©e la -, Fontaine d'ArĂ©thuse la -, Fous d'IrĂšne, France la -, France Boutique, Frankenstein Junior, French Connection, Furyo, FĂ©line la -, Gandhi, Garde Ă vue, GarçonniĂšre la -, Gattaca, Gaucher le -, General the -, Ghost, Girls les -, Gladiator, Golden Door, Gone du ChaĂąba le -, Good Advice, Good German the -, Good bye, Lenin, Gouttes d'eau sur pierres brĂ»lantes, GoĂ»t de la vie le -, GoĂ»t des autres, Gran Torino, Grand Day Out a -, Grand siĂšcle français le -, Grand sommeil le -, Grande excursion une -, Grande illusion la -, Grande Ă©vasion la -, Guerre des mondes la -, Guerre des Ă©toiles la -, Guillaume le conquĂ©rant, GĂ©ant de fer le -, Habit vert l'-, Hamlet, Hannibal, Happy Feet, Harold et Maude, Harrisson's Flowers, Harry, un ami qui vous veut du bien, Henry and June, High School Musical, Hoffa, Hollywood Homicide, Hollywood Sunrise, Home, Homme d'exception un -, Homme de la rue l'-, Homme pour l'Ă©ternitĂ© un -, Homme qui en savait trop l'-, Hours the -, HĂ©ritage de la haine l'-, I am Dina, I am Sam, Ice Storm, Il faut sauver le soldat Ryan, In her Shoes, In the Mood for Love, Incorruptibles les -, Incroyable destin de Harold Crick l'-, Indestructibles les -, Indiana Jones, Indochine, Inside Man, Insoutenable lĂ©gĂšretĂ© de l'ĂȘtre l'-, Inspector Morse, the Complete Series 1, Instincts meurtriers, Intelligence artificielle, Intern, IntolĂ©rable cruautĂ©, ItinĂ©raire d'un enfant gĂątĂ©, partagerait appartement, JFK, Jacquou le croquant, Jambon jambon, Janis et John, Je suis une lĂ©gende, Je vais bien, ne t'en fais pas, Jeux d'adultes, Joue-la comme Beckham, Jour d'aprĂšs le -, Jour sans fin un -, Jour Ă New York un -, Kagemusha, Ken Park, Kid the-, Kika, Kill Bill, Ladybird, Land and Freedom, LaurĂ©at le -, Lawrence d'Arabie, Lettre Ă©carlate la -, Liaisons dangereuses les -, LibertĂ©-OlĂ©ron, Liens du sang les -, Lignes de vie, Linda di Chamounix, Liste de Schindler la -, Little Miss Sunshine, LiĂšvre de Vatanen le -, Lord of War, Lost in translation, Love Nest the -, Lucky Luke, MIB, Ma meilleure ennemie, Ma mĂšre, Macadam Cowboy, Mad Dog and Glory, Madagascar, Madame Doubtfire, Mado, Mafia blues, Maigret et l'affaire saint-Fiacre, Main sur le berceau la -, Maison Russie la -, Maison sur l'ocĂ©an la -, Malabar Princess, Malena, Man to man, Manipulations, Marie Antoinette, MarquĂ© par la haine, Mars attacks!, Master and Commander, Matrix, Mauvais pantalon un -, Mauvaise Ă©ducation la -, Maybe Baby, MaĂźtre du jeu le -, Me Myself I, Mean Streets, Melinda et Melinda, Memento, Men in Black, Menteur menteur, Merci pour le chocolat, Meurtre en suspens, Meurtres par intĂ©rim, Michel Audiard le DVD, Microcosmos, Micropolis, Midnight Express, Millenium, Miller's Crossing, Million Dollar Baby, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mission, Moby Dick, MoliĂšre, Mon beau-pĂšre et moi, Mon beau-pĂšre, mes parents et moi, Monde parfait un -, Monte lĂ -dessus, Monty Python's Flying Circus, Mort aux trousses la -, Mort d'un commis voyageur, Mother's boys, Mr. and Mrs Smith, Mulholland Drive, My Fair Lady, Mystic River, MystĂšre de la grande pyramide le -, MĂ©cano de la "GĂ©nĂ©rale" le -, MĂ©lodie du bonheur la -, MĂ©moire effacĂ©e, MĂŽme la -, Nadia, Nell, NeuviĂšme porte la -, Ni pour ni contre bien au contraire, Nightmaster, Nixon, Nom de la rose le -, Nombre 23 le -, Norma Rae, Nos voisins les hommes, Notorious, Nous nous sommes tant aimĂ©s, Nouveau protocole le -, Nouvel espoir un -, Nouvelle Eve la -, Nouvelles aventures de Lucky Luke les -, Nuits blanches Ă Seattle, Nuits de Harlem les -, OSS 117, Le Caire nid d'espions, Odette Toulemonde, Oiseaux les -, Ombre d'un doute l'-, Ombre d'un soupçon l', One Eyed Jacks, Orange mĂ©canique, Ordinary Decent Criminal, Ouragan sur le Caine, Out of Africa, Palmes de M. Schutz les -, Panic Room, Papillon le -, Pardon Us, Partir, revenir, Party the -, Pas un mot, Patient anglais le -, Permanent Midnight, PersĂ©polis, Petites confidences Ă ma psy, Petits meurtres entre amis, Peuple migrateur le -, Phare du bout du monde le -, Photo Obsession, Pianiste la -, Pierrot le fou, Piste la -, Pixar, la collection des courts mĂ©trages, volume 1, PiĂšge le -, PiĂšge en eau trouble, Placard le -, Playboy Ă saisir, Playtime, Point limite, Poisson nommĂ© Wanda un -, Polly et moi, Pont de la riviĂšre Kwai le -, Porte du Paradis la -, Portrait of a Lady the -, Pour l'amour de l'art, Primary Colors, ProcĂšs Paradine le -, PrĂ©sident, PrĂ©sident le -, PrĂ©sumĂ© innocent, PrĂȘt-Ă -porter, Psychose, Pulp Fiction, Pulsions, PĂšre NoĂ«l est une ordure le -, PĂšre NoĂ«l est une ordure le -, Quai des orfĂšvres, Quand la panthĂšre rose s'emmĂȘle, Quatre garçons dans le vent, Queen the -, Quel pĂ©tard!, Qui veut la peau de Roger Rabbit?, Rain Man, Raining Stones, Raisins de la colĂšre les -, Rantanplan volume 1, RasĂ© de prĂšs, Rebecca, Red Corner, Redemption, Respiro, Retour vers le futur, Retour Ă Cold Mountain, Riff Raff, Ripoux les -, RiviĂšre sans retour, RiviĂšre sauvage la -, Rob Roy, Robinson Crusoe, Robocop, Robots, Rois de la glisse les -, Rois du dĂ©sert les -, Rome ville ouverte, Rouge, Route semĂ©e d'Ă©toiles la -, Rox et Rouky, Rush, RuĂ©e vers l'or la -, RĂšglements de comptes Ă OK Corral, SOS FantĂŽmes, SOS FantĂŽmes 2, Safety Last!, Sans toit ni loi, Scarlet Letter the -, SciusciĂ , Scoop, Selon Charlie, Sens de la vie le -, Sentiers de la perdition les -, Sept ans au Tibet, Sept ans de rĂ©flexion, September, SeptiĂšme sceau le -, Seul au monde, Sex fans des sixties, Shall We Dance, Shining, Shortcuts, Show girls, Shrek, Shrek 2, Shrek le troisiĂšme, Silence des agneaux, Silence des innocents le -, Silent Movie, Singing in the Rain, Singles, Slap Shot, Soeurs fĂąchĂ©es les -, Something's Gotta Give, Son de mar, Sonate d'automne, SortilĂšge du scorpion de jade le -, Souris City, Sous le sable, Sous les verrous, Space Cowboys, Spagnola la -, Stand By Me, Star Wars, un nouvel espoir, Starship Troopers, Strange Days, Stromboli, Sur mes lĂšvres, Swimming with Sharks, Swing Time, Syndrome chinois le -, Tailor of Panama the -, Tais-toi!, Take the Money and Run, Talons aiguilles, Taxi, Temple maudit le -, Terminal le -, Terminator 2, le jugement dernier, Terre-Neuve, Tex Avery, Textiles les -, Thelma et Louise, There Will Be Blood, Thierry le Luron Ă Marigny, ThĂ© au Sahara un -, To be or not to be, Toile d'araignĂ©e la -, Tombe les filles et tais-toi, Tombstone, Tontons flingueurs les -, Top Gun, Top Hat, Tour du monde en 80 jours le -, Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Tout peut arriver, Tout sur ma mĂšre, Toy Story, Train sifflera trois fois le -, TraversĂ©e de Paris la -, Treize jours, Trois couleurs, Tron, Truman Capote, Truman Show the -, US Marshalls, Uns et les autres les -, Usual Suspects, Vaillant, pigeon de combat, Vanilla Sky, Vent se lĂšve le -, Vestiges du jour les -, Vie de David Gale la -, Vie des autres la -, Vie est belle la -, Vie inachevĂ©e une -, Vie moderne la -, Vie Ă deux une -, Ville portuaire, Virgin Suicides, Visite de la fanfare la -, Visiteurs du soir les -, Viva la vie, Vol au-dessus d'un nid de coucou, Voleur de Bagdad le -, Voyages extraordinaires de Jules Verne les -, VĂ©ritĂ© nue la -, VĂ©ritĂ© qui dĂ©range une -, VĂ©ritĂ© si je mens! la -, VĂ©ritĂ© sur Charlie la -, Wall E, Wallace and Gromit, Witness, World Trade Center, X files - le film the -, Y a-t-il un flic pour sauver l'humanitĂ©?, Y a-t-il un flic pour sauver la reine?, Y a-t-il un flic pour sauver le prĂ©sident?, Y a-t-il un pilote dans l'avion?, merde, j'ai les Blessures assassines en double! S'il y a parmi mes millions de lecteurs un fan de Sylvie Testud qui n'aurait pas dĂ©jĂ ce titre pourtant incontournable la preuve je l'ai achetĂ© deux fois, qu'il m'Ă©crive un commentaire avec ses coordonnĂ©es je trouverai bien un moyen de le lui refiler et tout le plaisir sera pour moi.1 DĂ buen dĂa a papĂĄ, film bolivien tellement diffusĂ© hors des circuits commerciaux qu'il n'en existe pratiquement que des versions piratĂ©es. En plus, c'est un cadeau.
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allan quatermain et la pierre des ancĂȘtres film complet